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FORCE ET MATIÈRE
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FORCE ET MATIÈRE
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ÉTUDES POPULAIRES D'HISTOIRE
ET
DE PHILOSOPHIE NATURELLES
PAR
LOUIS BUCHNER
DOGTIUR IN niDIGlNI
OUTRACE TRADUIT DB L* ALLEMAND AVEC L'APPROBATION DE L*AUTBUR
TROISIÈIE ÉDITION
Revae et augmentée d'après la neuvième édition allemande.
TRADUCTION NOUVELLE
PARIS
C. REINWALD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
15, RUS DES SAINTS-PÈRES
LEIPZIG
THÉODORE THOMAS, LIBRAIRB.ÉDITEUR
1869
« Pour le dialecticien le monde est une
idée; pour le bel esprit, une image; pour
l'enthousiaste, un rêve; pour le savant seul
il est une vérité • Orges.
« Le trait caractéristique d'un philosophe
c'est de ne pas être professeur de philoso-
phie.Les vérités les plus simples sont toujours
celles que l'homme apprend à connaître les
dernières. » Louis Feuerbagh.
« Il nous faut des faits et une philosophie
positive basée sur la nature et sur la rai-
son. • TUTTLB.
BIOGRAPHIE
Frédéric-Charles-Chrétien-Louis Bûchner est né à Darms-
4adt le ^9 mars 1824. Il était le troisième fils du docteur
Ernest Bûchner et le frère cadet de Georges Bûchner,
connu par sa tragédie, la Mort de ÛarUon^ et qui est mort
à Zurich, réfugié politique, à l'âge de vingt-trois ans.
II fréquenta d'abord le gymnase de sa ville natale et en
sortit en 1842, à l'âge de dix-huit ans. Il entra ensuite
à récole supérieure professionnelle où il étudia la physi-
que, la chimie, la botanique et la minéralogie, et, l'année
suivante, 1843, il suivit les cours de l'université de Giessen
et plus- particulièrement celui de philosophie. Selon le
désir de son père^ il commença, une année plus tard, ses
études médicales. A ce moment même une nouvelle direc-
tion était imprimée à la médecine et aux sciences natu-
relles par les investigations de la chimie et du microscope;
et la nouvelle école de philosophie naturelle, brillamment
représentée par Liebig et Bischoff, commençait déjà à sup-
planter l'ancienne, où avaient régné Wilbrand, Ritgen
et autres. Concurremment avec ses études médicales,
Bûchner continua celles de la philosophie et de l'es-
thétique, sous Hildebrand, Adrian, Carrière et Kron-
lein. Il prit part , comme étudiant , aux efforts de ré-
forme qui germaient alors dans les universités allemandes
et fut un des fondateurs directeurs de l'association dite
4
2 BIOGRAPHIE
Alemannia^ qui fut établie à Giessen et compta bien-
tôt plusieurs centaines de membres. Biichner suivit
enfin pendant six mois les cours de la faculté de mé-
decine de Strasbourg, et subit à Giessen, en 1848, ses
examens ou épreuves avec un grand succès. Durant
Tété de cette année orageuse, il fut mêlé aux mouvements
politiques et rédigea sa thèse inaugurale : — « Appendice
à la doctrine de Hall sur un système nerveux excito-mo-
teur. » Giessen , 1848.
Dans le courant de Tautomne de la même année 1848,
Biichner quitta Tuniversité de Giessen après la soute-
nance de sa thèse , dans laquelle il avançait entre autres,
la proposition suivante : « On ne peut concevoir l'âme
personnelle sans son substratum matériel. » 11 revint
ensuite exercer la médecine dans sa ville natale. C'est là
que, réuni à ses anciens condisciples, il collabora à un
nouveau journal, la NoyA)elle Gazette allemande, dirigée
par le docteur Otto-Luning. Mais la soumission du
pays de Bade ayant mis fin à l'agitation politique,
Biichner dut rentrer dans la vie privée. Il échappa
aux conséquences fâcheuses qui frappèrent ses amis
par sa position de médecin et parce qu'il entreprit, peu
de temps après, un voyage à Wurtzbourg et à Vienne
pour développer son instruction médicale. A Wurtzbourpf,
il s'attacha spécialement à Virchow, dont la réputation
commençait alors, et qui détermina en partie la direction
qu'il prit dans la suite. A son retour de Vienne, il s'oc-
cupa de la pratique médicale, et, sous la direction de son
père, il publia des travaux de médecine légale qui paru-
rent dans \e Journal médico-légal , publié à Fribourg,et
eurent un tel succès, que la Société des médecins badois le
reçut, en 1855, membre correspondant et honoraire.
Pendant ce temps, Biichner avait accepté la place de
médecin adjoint, sous la direction du professeur Rapp, à
la clinique de Tubingue. Pendant les trois années qu'il
BIOGRAPHIE 3
passa en cette ville , il fit , comme professeur privé, des
conférences très-bien accueillies, sur la syphifis, la phar-
macologie, la médecine légale, etc., etc.. Cette dernière
branche des sciences médicales fut le principal sujet de
ses investigations pour lesquelles il mit à profit des résul-
tats nouvellement acquis de la physiologie et de Tana-
tomie pathologique. Il écrivit en même temps de nom-
breux articles dans la Clinique allemande^ \e^ Archives
de Virchow^ de Vierordt et dans le Journal trimestriel de
Prague, etc., etc.
En 1884 eut lieu, à Tubingue, la réunion des natura-
listes allemands, une des plus remarquables. Biîchner en
rédigea le rapport pour YIndicateur national du Wur-
temberg et la Gazette vm,iverselle. Ces travaux et la lecture
du livre de Moleschott, la Circulation de la vie, lui four-
nirent ridée de son livre si répandu , Force et matière,
éludes empiriques de philosophie naturelle , dans lequel , se
basant sur les connaissances naturelles modernes, il entre-
prit de transformer en conception scientifique l'intuition
théologico-philosophique de l'univers. La forme et les ten-
dances de cet ouvrage lui valurent un tel accueil qu^il
fallut. en publier une deuxième édition quelques semaines
plus tard. Cette publication eut pour l'auteur la consé-
quence désagréable de le forcer à quitter sa chaire de
Tubingue et à se retirer dans sa patrie où il reprit
Texercicede la médecine. En attendant, son livre, dont le
succès, augmentait toujours, donna lieu à un grand nom-
bre d'articles de critique et impliqua Bûchner lui-même
dans une série de disputes littéraires auxquelles il tâcha
de répondre, soit par ses préfaces aux troisième et qua-
trième éditions, soit par des articles de journaux dans
lesquels il développa de nouveaux arguments et de nou-
velles conclusions. Il adressa, entre autres, au journal
hebdomadaire le Siècle, fondé à Hambourg en 1856, les
articles suivants : Histoire de la Terre, Lumière et Fie,
4 BIOGRAPHIE
tldée de Dieu et sa signification pour le temps présent, les
Positivistes^ Plus de Philosophie spéculative, la Poésie de la
force et de la matière^ V Immortalité de la force^ le Profes-
seur Schleiden et les Théologiens, Terre et Eternité^ la Cir-
culation de la vie, Extraits de Schopenhauer y Mater ia-
lisme. Idéalisme et Réalisme ^ Vie de l'âme du nouveau-
né, Sur l'Histoire de la Création et la Destinée de V Homme,
Esprit et Vie, etc., etc. Un peu plus tard il publiait
dans le recueil les Voix du Temps : Le Professeur Agas-
siz et les Matérialistes, La Philosophie, Sur la Philosophie
actuelle, Sur le Développement du Haut Chapitre allemand
libre à Francfort, Volonté et Loi naturelle, Une nouvelle
théorie de la Création, Enfin il fit paraître dans la Treille,
ses Dissertations populaires, telles que : l'Age de l'espèce
humaine, Le Champ de bataille de la nature ou la Lutte pour
l'existence, V Echelle proportionnelle organique ou les Progrès
de la vie. Son livre Force et Matière a été traduit en
français, en anglais, en italien, en russe, en hollandais, etc.
En 1857, Biichner publia son livre, Nature et Esprit, ou
Entretien de deux amis sur le matérialisme et sur les
questions de philosophie réaliste du temps présent, dans
lequel il essaya de mettre en présence les deux points
de vue opposés et de fixer, par un mutuel échange d'opi-
nions, les limites auxquelles peut parvenir, à Theure pré-
sente, la connaissance humaine sur le terrain des prin-
cipes réels. Toutefois, cet opuscule ne fut point achevé, à
cause des malentendus survenus; le premier volume seul,
— Mikrokosmos, — fut imprimé, et le second, qui devait
traiter du Macrocosme, est encore à publier.
Lorsque l'orage se fut un peu apaisé, parurent les der-
nières éditions de Force et Matière, sans autres préfaces,
et Biichner mit à profit le temps qui lui fut laissé pour
continuer ses études spéciales. Un travail sur les « Hemo-
Cristaux et sur leur signiûcaiion au point de vue médico-
légal , qu'il entreprit avec la collaboration du Dr Simon, à
BIOGRAPHIE 5
Darmstadt^ --> aujourd'hui professeur à Rostock, — fut pu-
blié dans les Archives de Virchow et lui valait, de concert
avec d'autres publications médico-légales, en novembre
1860, ta médaille d'honneur en argent de l'association
des médecins juridiques du pays de Bade. Peu de temps
après, il fut nommé membre du chapitre libre allemand
de Francfort, dans la session duquel il avait fait un grand
nombre de rapports. Ce sont ces rapports et les nombreu-
ses discussions qu'il soutint au sein de Tassociation dés
médecins de Hesse-Darmstadt qui ont fourni en grande
partie les matériaux de son nouveau livre, — Tableaux
physiologiquss. — Leipzig^ 1861. — Le contenu du pre-
mier volume paru est : le Cœur^ le Sang, Chaleur et Fie, la
Cellule^ Air et Poumons^ le Chloroforme \ le second volume,
qui n'est pas encore publié, contiendra : le Cerveau^ les
Nerfs, VAme des animaux^ les Sexes^ les Ages^ la Mort,
La dernière publication de Bùchner, comprenant un
choix des articles de journaux dont il a été parlé, ainsi
qu'une certaine quantité de travaux inédits, porte le titre :
Traité sur la nature et les sciences^ études critiques et disser-
tations. Leipzig, 1862. — Ces études servent en quelque
sorte d'explication et de complément à son ouvrage. Force
et matière. Les plus remarquables sont : L'Echelle pro-
portionnelle organique, ou le Progrès de la vie^ Matérialisme
et Spiritualisme, Eternité et Développement, Philosophie et
Expérience, De l'Origine de VAme, Instinct et Libre arbi-
tre, etc., etc.
Au mois de janvier 1860, Biichner épousa une demoi-
selle Thomas, de Francfort. Sa sœur, Louise Biichner, est
l'auteur de plusieurs ouvrages : Les Femmes et leur voca-
tion. Voix poétiques. Le Cœur de la femme. Son frère cadet,
Alexandre Bùchner, autrefois professeur à Valenciennes,
depuis professeur à Caen, est également l'auteur des ou-
vrages ci-après : Histoire de la poésie anglaise. Tableaux
de littérature française , la traduction du Childe Harold,
BIOGRAPHIE
de Byron^ l'Enfant du miracle de Bristol et Dernier Amour
de lord Byron.
Les dernières éditions de Force et Matière ont été telle-
ment augmentées et d'autres tellement corrigées, que l'ou-
vrage, dans sa forme actuelle , peut être considéré comme
entièrement neuf. Les traités dont il a été question plus
haut éclairent le présent livre en le complétant; et il est
impossible de formuler un jugement définitif sur l'œuvre
deBûchner sans avoir lu, au moins, ses Tableaux physio-
logiques. La polémique engagée médiatement ou immédia-
tement après l'apparition de Force et Matière a été on ne
peut plus vive, et Tagitation qui en est résultée fait déjà
époque dans l'histoire de la philosophie contemporaine.
Un jugement mûr et impartial n'est sans doute réserve
qu'à l'avenir.
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Now what I want, is — facts.
Dickens.
Nous n'avons pas la prétention de présenter au
lecteur dans les chapitres suivants un système com-
plet; ce ne sont que des idées et des notions éparses
qui s'enchaînent néanmoins avec rigueur et se com-
plètent. Nous les avons glanées dans le vaste domaine
des sciences naturelles envisagées au point de vue
de la philosophie empirique. Puisqu'il est presque
impossible à un homme seul, de s'approprier les
connaissances variées exigées par les matières que
nous traitons, nous avons droit à réclamer l'indul-
gence des savants d'une branche spéciale. Le seul
mérite que nous revendiquons, c'est de n'avoir pas
renié lâchement les conséquences qui découlent
d'une étude impartiale de la nature basée sur l'em-
pirisme et la philosophie , mais d'avoir confessé la
vérité partout. Du reste, il faut une bonne fois pren-
dre les choses telles qu'elles sont; rien ne nous sem-
ble plus insensé que les efforts faits par quelques
naturalistes distingués, pour accorder les sciences
naturelles avec les articles de la foi. Nous ne préten-
dons pas que nos idées soient nouvelles ou qu'elles
n'aient jamais été professées; des doctrines sembla-
8 PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
bles ont été enseignées de tout temps, et en partie
môme par les plus anciens philosophes grecs et in-
dous; mais elles.manquaient de base, et ce n'est que
par les progrès des sciences naturelles dans les der-
niers siècles qu'elles ont trouvé cette base empirique
dont elles ne peuvent se passer.
Aussi peut-on dire avec raison que la notion clai-
rement déterminée de ces idées et de leurs consé-
quences est une conquête de notre temps et qu'elle
dépend uniquement des progrès étonnants accomplis
de nos jours par les sciences expérimentales. Sans
doute la philosophie scolastique contemporaine, dans
sa vanité présomptueuse, s'imagine avoir dépuis
longtemps enterré et relégué dans l'oubli ce qu'elle
désigne sous les noms dé matérialisme, sensualisme,
déterminisme, etc. ; et, si elle daigne encore en faire
mention dans ses critiques, c'est tout au plus, comme
elle l'affirme en son langage aristocratique, au point
de vue historique. Mais cette philosophie baisse de
jour en jour dans l'estime publique, en raison de la
marche progressive des sciences expérimentales. Or,
ces dernières démontrent chaque jour avec évidence
que l'existence du macrocosme et du microcosme
n'est soumise, dans toutes les phases de la naissance,
de la vie et de la mort, qu'à des lois mécaniques
inhérentes aux choses elles-mêmes. L'étude philo-
sophique et empirique de la nature ayant pour base
et pour point de départ ce rapport constant de' la force
et de la matière, il faut donc absolument rejeter de
cette étude tout ce qui tient du surnaturel et de Tidée
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 9
pure et considérer les phénomènes indépendants des
forces naturelles comme purement imaginaires et
en dehors des choses.
Il est inutile de dire que notre ouvrage n'a rien
de commun avec les rêves fantastiques des anciens
représentants de la philosophie dite naturelle. Cette
singulière manie de vouloir construire la nature par
la pensée, au lieu de l'étudier par l'observation, a
complètement échoué, et la défaveur de ce système
est telle , que le nom de philosophie de la nature
n'est presque plus aujourd'hui qu'un terme de mé-
pris dans la science. Il est bien entendu d'ailleurs
que ce mépris ne saurait s'adresser à la philosophie
naturelle vraiment digne de ce nom. Il s'applique
seulement à un certain système, à une certaine
école. On reconnaît, au contraire, parfaitement, à
l'heure qu'il est, que les sciences naturelles doivent
être la base de toute philosophie sincère. Nature et
expérience, voilà le mot d'ordre du temps.
L'insuccès de l'ancienne philosophie de la nature
vient, du reste, à l'appui de cette vérité, que le
monde n'est pas la réalisation de la pensée d'un
créateur unique, mais un enchaînement de faits qu'il
nous faut reconnaître tel qu'il est et non tel que
notre fantaisie veut se l'imaginer. « Il nous faut
prendre les choses telles qu'elles sont en réalité, dit
Virchow , et non telles que nous nous les ima-
ginons. »
Nous exposerons nos idées dans un langage à la
portée de tout le monde, en nous appuyant sur des
iO PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
faits connus et faciles à comprendre ; nous écarte-
rons tout le verbiage par lequel brille la philosophie
théorétique, notamment la philosophie allemande,
qui inspire un juste dégoût aux hommes lettrés et
non lettrés. Que la philosophie devienne le partage
de toutes les intelligences, c'est la conséquence de
sa nature. Selon nous, les dissertations philosophi-
ques qui ne sont pas à la portée de tout esprit cul-
tivé, ne valent pas la peine d'être lues. Ce qui est
clair à la pensée, s'exprime aussi avec clarté et sans
détour. Les nuages philosophiques répandus dans
les écrits des savants semblent plutôt servir à cacher
les pensées qu'à les dévoiler. Les temps sont passés
et ne reviennent plus, où le verbiage savant, le
charlatanisme et la prestidigitation philosophiques
étaient en vogue. Que nos philosophes aUemands
reconnaissent enfin que des phrases ne sont pas des
faits et qu'il faut parler une langue intelligible
pour être compris!
Nous ne manquerons pas d'adversaires ; mais
nous ne répondrons qu'à ceux qui nous suivront sur
le terrain des faits ou de Tempirisme. Que Messieurs
les métaphysiciens continuent leurs joutes spécula-
tives , du haut du point de vue qu'ils se sont créé,
qu'ils ne perdent pas la douce illusion 4e posséder
le privilège exclusif des vérités philosophiques ! « La
spéculation, dit Louis Fbuerbagh, est la philosophie
en ivresse. Que la philosophie en revienne, et elle
sera à l'esprit ce que l'eau de source est au corps. *
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
DE LA DEUXIÈMK ÉDITION
Le plus célèbre des philosophes naturalistes de
rAUemagne dit au commencement d'un de ses
livres : « Il n'y a rien d'aussi obscur que la Ma-
tière. » Les critiques français de Force et Matière
semblent s'être inspirés de ce mot de Schelling,
peut-être sans en avoir eu connaissance. M. Janet
dans la Revue des Deux Mondes , MM. Lefaivre
et Tissot dans la Revue Contemporaine^ sont una-
nimes à élever ce reproche contre ce qu'ils appellent
V Ecole matérialiste de l'Allemagne. Il est cepen-
dant facile de repousser cette .accusation par une
double objection. D'un côté ce que ces Messieurs
appellent le matérialisme allemand n'a jamais pré-
tendu être un système dans le sens que les philo-
sophes ont l'habitude d'attacher à ce mot. Au con-
traire , il n'a oflfert jusqu'à présent qu'une série de
critiques contre les erreurs nombreuses que certains
philosophes spéculatifs ont commises à l'égard des
sciences naturelles. Il a voulu en môme temps don-
ner un résumé aussi populaire que possible des der-
niers résultats de ces sciences. De l'autre côté^ quand
i2 AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR .
môme il y aurait système, en laissant quelque chose
d'inexpliqué, le matérialisme n'en serait ni plus ni
moins incomplet que tous les autres systèmes philo-
sophiques dont le grand nombre à lui seul suffit
pour prouver leur insuffisance à tous.
Le bénéfice de chaque philosophe qui consiste à
supposer que tous ses prédécesseurs n'ont existé que
pour préparer la base sur laquelle il a dû paraître
pour donner des solutions définitives, — ce bénéfice,
l'auteur de Force et Matière ne l'a pas réclamé pour
son livre. Il peut se tromper aussi bien que tout
autre, mais du moins il ne se sera pas trompé sans
s'être servi, pour la connaissance des choses exté-
rieures, des organes qui seuls nous apprennent à les
connaître. Il a le droit de demander comment la
philosophie spéculative, fière de sa logique dite éter-
nelle, a pu hasarder l'affirmation de certains faits
physiques que l'astronomie, la géologie, la chimie
et la physique ont le droit de mettre en doute , ou
• bien nier comme absurdes d'autres faits dûment
prouvés par ces sciences. Sans offrir une solution
définitive du problème éternel de l'origine et du but
de ce qui existe, il a dû combattre la prétention de
ceux qui croient pouvoir la donner par des moyens
insuffisants, et ceux qui l'accusent de ce manque de
solution, en souffrent eux-mêmes d'autant plus for-
tement qu'ils promettent la donner sans exécuter le
moins du monde une promesse vaine et pleine d'ar-
rogance que les naturalistes auraient honte de pro-
férer.
DE LA DEUXIÈME EDITION i3
En un mot, le reproche de ne rien connaître sur
les dernières causes retombe toujours sur les philo-
sophes proprement dits plutôt que sur ceux qui ne
demandent qu'à empêcher la science de se perdre
dans de vagues hypothèses dont les conséquences
artificielles sont trop souvent démenties par la dé-
couverte de nouveaux faits.
Pour ce qui est du détail des critiques dirigées
contre Force et Matière^ c'est M. Janet qui s'est
donné le plus de peine pour anéantir totalement
V Ecole matérialiste en Allemagne. A l'entendre,
tous les Allemands en seraient les adhérents fervents
et il n'y aurait guère dans le vaste pays d'outre- .
Rhin d'autres intérêts que ceux qui s'y rattachent.
Que M. Janet se tranquillise ! Bien que les masses
se soient émues un peu des opinions émises par
Moleschott, Vogt et tant d'autres, la corruption
morale et philosophique n'est pas encore allée aussi
loin qu'il le croit. La vérité ne se fait jour que peu
à peu, et pour voir une Allemagne entièrement
matérialiste il faudrait naître dans cent ou deux
cents ans d'ici. Du reste, en prétendant combattre
tout le matérialisme contemporain, M. Janet au fond
ne s'attaque, à plusieurs reprises, qu'à Force et
Matière. C'étaient d'abord des cours faits à la
Sorbonne par le professeur éloquent de philosophie.
Ensuite ces mêmes cours ont paru, avec quelques
additions et modifications, sous forme d'article dans
la Revue des Deux Mondes du 15 août et du
i^^ décembre 1863. Enfin une brochure a résumé
14 AVANT-PHOPOS DU TRADUGTEUK
récemment ces deux articles avec quelques additions
sous ce titre imposant : le Matérialisme contem^
porain. Malgré cette double répétition, M. Janet n'est
guère allé au delà d'une critique détaillée de Force
et Matière. Il est vrai qu'il met en tête de son
premier article toute une série de noms d'ouvrages
•
matérialistes publiés en Allemagne, tels que Cercle
de la vie par Moleschott, les Esquisses de la vie
des animaux j les Lettres physiologiques et autres
ouvrages de Vogt, le Système du naturalisme
par Loewenthal, la Théorie du sensualisme par
Gzolbe, etc. Mais en dehors de cette énumération
de titres M. Janet se tait à peu près complètement
sur les ouvrages mentionnés, et il n'y a que le lec-
teur naïf, content de connaître les titres des articles
qu'il ne lit pas^ qui puisse être persuadé que M. Janet
ait étudié tous ces ouvrages qui, soit dit entre paren-
thèses, n'ont jamais été traduits en français.
Quant au fond de sa critique, nous en avons déjà
parlé sommairement. Elle est judicieuse tant qu'elle
ne fait que combattre; elle devient arrogante dès
que le philosophe spéculatif demande aux matéria-
listes des solutions que ni ses hypothèses ni celles
de tous ses collègues morts ou vivants n'ont jamais
pu donner.
M. Lefaivre dans un article intitulé : la Philoso-
phie naturelle en Allemagne {Revue Contempo-
raine du 15 mars 1863), se montre relativement
indulgent pour ceux qui par rapport aux causes et
au but de notre existence ne sont pas mieux ren-
DE LA DEUXIÈME ÉDITION 15
seignés que lui-môme. Il a donné à son travail la
forme pittoresque d'un dialogue dans une prome-
nade sur les bords fleuris du Neckar, où l'action de
la Providence est discutée entre plusieurs bouffées
de cigares. Son interlocuteur, professeur matéria-
liste à la vieille université d'Heidelberg, a tout à
fait l'air de n'être qu'un personnage de son inven-
tion dont il a facilement raison. Après avoir terrassé
moralement son homme de paille, il jette, pour
finir, un cri de triomphe lyrique qui fait oublier
totalement la nature scientifique de la question. Ses
plaintes contre l'impassibilité des lois de la nature
sont touchantes, et tout cœur bien né peut les pous-
ser avec lui — seulement les sciences proprement
dites n'ont rien à y voir.
Bien que M. Tissot {Revue Contemporaine du
15 juillet 1864) n'ait parlé que très-passagèrement
de Force et Matière pour consacrer son étude plus
spécialement au livre du docteur Schefller : Corps
et Esprit^ il faut cependant en dire quelques mots.
M. Tissot a fait son travail plus consciencieusement
et plus scientifiquement que les critiques que nous
venons de mentionner. Il a parlé en bon philosophe
de la vieille roche qui possède parfaitement bien sa
science sans se douter qu'il puisse y avoir encore
autre chose dans ce bas monde. Il rappelle le discours
que Méphistophélès fait à l'étudiant ; seulement l'i-
ronie diabolique lui fait entièrement défaut et il
reste plein de foi dans les effets salutaires de la
logique et de la métaphysique, telles que d'innom-
iô AVANT-PHOPOS DE LA DEUXIÈME ÉDITION
brables philosophes les enseignent oralement et par
leurs livres depuis des temps immémoriaux. Lais-
sons à M. Tissot son dogmatisme, sans oublier que
sa méthode n'est pas le but, mais seulement un des
moyens de nos connaissances.
Si la philosophie cherchait à élaborer ses vérités
par la voie de Texpérience et de l'observation des
faits aussi bien que celle de la pensée logique, au
lieu de donner comme des résultats les moyens dont
elle se sert depuis deux mille ans, toutes ces que-
relles seraient vaines, et les matérialistes n'auraient
jamais à se plaindre de la métaphysique. Mais nous
n'en sommes pas encore là, et le travail de M. Tissot
ne fait faire aucun pas vers le but tant désiré de la
philosophie du sens commun, propre à être com-
prise par tout le monde. Ce dernier besoin du reste
ne peut pas être mieux exprimé que par les propres
paroles de M. Janet qui dit : « Le temps des grandes
constructions métaphysiques paraît passé, au moins
quant à présent. La philosophie est aux prises avec
le réel, avec l'esprit positif du siècle. Triomphera-
t-elle ? Parviendra-t-elle à maintenir l'idée de l'es-
prit dans un temps où la matière semble triompher
de toutes parts ? Voilà la question qui s'agite en Alle-
magne, et qui en même temps, sous une autre forme,
s'agite en France. » Il ne tient qu'aux philosophes
eux-mêmes à répondre affirmativement à cette ques-
tion plus grave pour eux que pour tous les autres.
PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION
Bien n'est aussi irrésistible que la
vérité, que la nature.
Georges Forster.
En voyant l'édition précédente épuisée au bout
de peu de mois, ce qui nous a le plus frappé,
c'est la rapidité étonnante des courants intellectuels
de notre époque. Nous n'avons jamais eu beaucoup
d'enthousiasme pour le temps actuel; mais en obser-
vant attentivement notre époque, on y distingue,
sous une apathie apparente, les véritables symp-
tômes d'un mouvement intellectuel aussi tenace
que profond. Aux yeux de l'observateur superficiel,
notre époque paraît être celle du repos, de la som-
nolence ; on la dirait incapable de toute participation
vive à un intérêt général. On semble etfectivement
blasé sur toutes choses, même parmi les intelligences
les plus actives. Cependant un œil exercé et attentif
entrevoit le progrès marcher toujours et l'esprit
scientifique travailler en secret plus activement que
jamais.
Parmi les causes multiples de ce mouvement la
principale, selon nous, doit être attribuée au déve-
18 PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION
loppement rapide des sciences naturelles. Cette in-
fluence des sciences naturelles, lente et sourde à la
vérité, n'en est que plus permanente et irrésistible.
Grâce aux inventions et aux découvertes accomplies
dans ces derniers temps, des horizons nouveaux,
vastes, cosmopolites, se sont ouverts aux individus
et aux peuples. En donnant les faits pour but à ses
recherches, la science a obligé la pensée à abandon-
ner les régions immenses et stériles, les rêvasseries
spéculatives pour descendre sur le forum de la vie et
de la réalité. Cette direction, hostile à toute espèce
d'abus d'autorité, à toute oppression intellectuelle, a
provoqué une agitation dont les derniers résultats
seront aussi imprévus que satisfaisants.
Après ces quelques mots d'introduction, nous
croyons devoir réclamer l'indulgence du lecteur,
pour répondre à des attaques et à des jugements
publics portés contre notre ouvrage depuis l'appa-
rition de la première édition. Ce n'est point par des
motifs personnels, mais plutôt pour des raisons qui
nous sont étrangères, que nous entreprenons la ré-
futation de ces attaques; lesquelles n'ont servi d'ail-
leurs qu'à mieux faire ressortir l'impuissance de
nos adversaires, philosophes et théologiens. S'atta-
chant à quelques incorrections ou exagérations,
dont nous avons purgé notre opuscule, se cram-
ponnant à des contradictions apparentes, à des
irrégularités de forme et de pensée, nos adver-
saires ont cru pouvoir affaiblir et réfuter des vues
et des conséquences dont la base, solidement éta-
PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION i9
blie, a été mal comprise, faute de pénétration
scientifique. Dans la préface de la première édition,
nous avions déclaré expressément que nous demeu-
rerions indifférent à toutes les critiques qui ne des-
cendraient pas avec nous sur le terrain des faits
et de l'expérience. Aucun de nos adversaires ne
l'a tenté; nous n'avons entendu que les phrases
rebattues de la rêverie philosophique, du fana-
tisme religieux ou de l'ignorance vulgaire. Néan-
moins et contrairement à notre première résolution,
nous descendons dans Tarène, conformément au
vif désir de notre éditeur et surtout à cause du
développement imprévu du cercle de nos lecteurs,
dont quelques-uns n'ont peut-être pu discerner^ du
premier coup, ce qu'il y a d'injuste et de mal fondé
dans les récriminations de nos contradicteurs. •
Les contradictions et les erreurs de nos adver-
saires ont été tellement nombreuses, qu'elles exigent
impérieusement une réplique. Quelque sévère et
incisive que soit la critique, tout auteur a le devoir
de s'en accommoder. Mais le ton et la forme em-
ployés par certains écrivains, à notre égard, ne sont
plus du ressort de la critique, et repousser de pa-
reilles attaques c'est exercer le droit de légitime
défense. Ne pouvant répondre à toutes, nous ne nous
occuperons donc que des principales et des plus
répandues.
Nous laissons d'abord de côté les dénonciations
excentriques, dont nous gratifie le journal : —
Feuille ecclésiastique catholigice de Francfort
20 PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION
n^ 26, p. 55, sous la direction de M. Bedenweber,
doyen et chanoine de cette ville. La triste renom-
mée que s'est acquise son directeur, Tun des plus
fougueux athlètes de l'ultramontanisme, non-seule-
ment nous permet mais nous impose le devoir de
ne pas nous en occuper.
La Gazette universelle est, comme on sait, instruite
de tout ce qui se passe dans le monde, et de plus
au courant de ce qui a lieu dans le ciel ; aussi
n'avons-nous pas été étonnés qu'elle ait daigné nous
répondre par la plume de son savant rapporteur
anonyme. — (Supplément du 21 août 1855, art.
intitulé : Philosophie et matérialisme.) — Selon
l'honorable rapporteur, la découverte la plus récente
consiste « en une divinité ayant conscience d'elle-
3» même et pénétrant toutes choses, dans laquelle il
» trouve la cause de tous les faits de la nature et de
» l'histoire. » Suivant lui, la nouvelle philosophie
a prouvé que le temps et l'espace sont les formes
dans lesquelles l'être idéal de l'esprit se manifeste
et se réalise, en sorte que Dieu n'est plus infini et
éternel, mais remplit le temps et l'espace.
Quant au rapport qui existe entre l'esprit et la
matière, le critique s'imagine nous terrasser, en
nous opposant l'impossibilité d'expliquer les procé-
dés intimes de ce rapport. Sans doute il n'a point
lu notre article ou ne l'a lu qu'à la légère, sans quoi
il aurait trouvé que nulle part nous n'avons pré-
tendu pouvoir donner cette explication. Çà et là
seulement nous avons essayé de produire quelques
PRÉFACE DE LA TUOISIÊME ÉDITION 21
indications tendant à éclaircir les conditions de
ce rapport. Par contre, nos affirmations se con-
centrent sur la régularité et la nécessité de la con-
nexion, de rinséparabilité absolue de Tesprit et de
la matière, proposition que nous croyons avoir dé-
montrée.
Le correspondant de la Gazette universelle a
également ses vues particulières sur les causes gé-
nératrices de l'organisme vivant et ces vues diffèrent
des données des sciences naturelles. Il prétend
qu'aucun naturaliste n'a encore démontré com-
ment un œil, par exemple, a pu être formé par
les seules forces mécaniques, physiques ou chi-
miques. Effectivement cette démonstration impossible
n'a été tentée par aucun naturaliste, parce que nul
d'entre eux ne tomberait jamais dans une méprise
pareille. Le naturaliste prouve seulement, et cela
jusqu'à l'évidence, qu'il n'y a d'autres forces dans
la nature que les forces physiques et chimiques, et il
en conclut naturellement que les organismes eux-
mêmes doivent être engepdrés et formés par ces
forces. Comment cette formation a-t-elle eu lieu à
l'origine, comment s'accomplit-elle de nos jours
pour chaque espèce , c'est ce que la science ignore
encore en grande partie et ce qu'elle ne saura sans
doute jamais complètement.
Un M. T., correspondant de la Gazette nationale
de Berlin^ n^ 401, 1855, entame une polémique
contre nous. Il trouve par exemple mauvais que
nous nous servions des termes « idéal », « imma-
» PRÉFACE DE LÀ TROISIÈME ÉDITION
tériel. » Malgré son érudition M. T., ou bien ne
nous a pas compris, ou ne veut pas nous comprendre.
Qu'il nous montre un passage de notre écrit, où
nous ayons nié « l'idée, » Nous nions seulement
qu'elle ait une origine autre que celle du monde
matériel. L'existence de l'esprit des animaux et de
celui de l'homme et les lois qui les régissent, sont
des faits d'ordre naturel à l'égal de tout autre fait.
Nous n'avons point évité à dessein l'idée de l'or-
ganisme, ainsi que nous le reproche M. T... car
nous en avons parlé suffisamment, croyons-nous, au
chapitre « principe vital ». Là, et de même dans les
chapitres « finalité, » « origine première, » il a été
établi que les types d'espèces organiques n'avaient
nullement besoin, pour être expliqués, de la théorie
d'un plan surnaturel et préconçu, mais qu'elles sont
un produit, moitié accidentel, moitié nécessaire, de
l'action lente, successive et inconnue des forces na-
turelles.
Si M. T. nous objectait notre ignorance en ma-
tière philosophique, nous lui répondrions que lui-
môme ne paraît pas s'être fait une conception bien
nette de la philosophie naturelle. Le principe de
cette philosophie consiste précisément à expulser le
surnaturel du domaine des connaissances humaines.
Il est incontestable que jamais aucun savant n'a pu
démontrer l'existence ou les traces d'une influence
surnaturelle dans le temps ou dans l'espace. En ceci
gît la force du naturalisme, et de cette façon ont été
posées d'une manière irréfragable les limites où finit
PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION Î8
la science et où commence la croyance. La foi des
idéologues se tient au même niveau que celle des
croyants. Toutefois, les recherches naturelles peuvent
se montrer indifférentes vis-à-vis des derniers, parce
qu'ils ne prétendent qu'à la croyance; elles sont
forcées de combattre les premiers parce qu'ils pré-
conisent comme une réalité scientifique leur phra-
séologie creuse et mystique.
La GçLzette universelle ecclésiastique, n^ 130 et
suiv., 1855, entre également en lice et entend
nous battre avec nos propres armes, parce que
nous avons déclaré que l'idée d'éternel, d'éternité,
paraît difficile à concevoir. Nous lui demandons
alors si l'idée d'un commencement^ d'une création
sur laquelle se base la doctrine religieuse, est plus
convenable ou compréhensible. Nous nous représen-
tons l'un aussi peu que l'autre. Notre pensée se
meut dans le temps et dans l'espace; elle n'a rien
d'absolu. Voilà pourquoi, dans la conception et dans
la représentation des choses, nous devons nécessai-
rement nous arrêter aux limites naturelles de notre
esprit. La science basée sur l'observation et l'expé-
rience nous conduit d'ailleurs à reconnaître que le
monde est infini dans le temps et dans l'espace. Il
n'appartenait qu'à une pensée bornée y limitée comme
est la nôtre, de chercher une cause, un commence-
ment à l'univers.
La Gazette (T Aix-la-Chapelle , 19 juillet 1855,
se débat dans une discussion sur « le dernier pro-
blème » ou la « dernière vérité » : elle prétend que
Si PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION
nos vues ne seront jamais des vérités incontestables,
attendu que « le surnaturel ne pourra point être
compris, être embrassé par l'intelligence. » C'est
parfaitement en rapport avec ce que nous avançons.
Nos adversaires, philosophes et théologiens, préten-
dent comprendre le surnaturel, les uns au moyen de
la dialectique, les autres par la foi ou la révélation.
Nous affirmons au contraire : Aussi loin que puissent
s'étendre la pensée et les connaissances de l'homme,
rien de surnaturel n'a été et ne sera découvert ou
connu. C'est là un résultat général et nécessaire des
conquêtes de la science moderne. Que faut-il de
plus? Arrivés à ce point, les uns diront : Un
monde immatériel n'existe pas ; les autres diront :
Nous commençons à croire là où nous cessons de
savoir. Nous ne nous sentons pas porté à donner
ici un conseil : que chacun se dirige suivant sa
conscience.
Pour prouver l'existence de choses surnaturelles,
de choses hors de son sens, la même gazette en
appelle à la « conscience, » à la « vie. » Mais le
principe de la vie est incompréhensible, et quant à
la conscience, nous croyons avoir établi, dans le
chapitre sur les « idées innées, » l'origine matérielle
des idées morales.
Dans les deuxième et troisième éditions ont été
faits quelques changements. Ainsi ^ nous avons re-
tranché le chapitre « l'Homme » parce qu'il ne
paraissait pas à sa véritable place, et qu'il touchait à
des conclusions trop éloignées des études que nous
PRÉFACE DE LA TROISIÈME EDITION 25
poursuivions. A ce point de vue, nous avons aussi
remanié le chapitre intitulé « le libre arbitre. » Par
contre, nous avons complété les nouvelles éditions
par des additions et des citations tirées des ouvrages
les plus récents relatifs au sujet traité.
Darmstadt, octobre 1855.
PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION
Les ignorants injurient celui qu'ils
ne peuvent réfuter.
Gampanella, Discorsi.
La Gazette universelle^ 24 et 25 janvier de la
présente année (1856), contient un discours pro-
noncé par Liebig, notre gavant et célèbre chimiste,
au laboratoire de chimie à Munich, sur la nature
inorganique et la vie organique. Liebig, suivant ce
journal, « aurait rompu une lance contre les préten-
tions du dilettantisme matérialiste. » Le public et le
monde littéraire n'ont pas tardé à tirer des paroles
de l'illustre orateur toutes les conclusions qui leur
paraissaient favorables, et à s'en servir comme
d'armes toutes prêtes contre les systèmes philosophi-
ques qui ont de Tanalogie avec le nôtre. Ici, comme
toujours en pareille circonstance, le but a été dépassé,
et la majeure partie de ces conséquences a perdu
tout son mérite après un examen plus minutieux.
Et même dans la forme sous laquelle il nou§ est
parvenu, ce discours ne renferme pas la dixième
partie de ce qu'un zèle orthodoxe a voulu en dé-
duire. Ce que Tallocution dont il s'agit renferme
PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION ^7
effectivement, c'est une apologie en termes
guindés du « principe vital, » et en second lieu
quelques courtes observations nullement approfon-
dies, sur le rapport du cerveau et de l'âme, qui ne
constituent pas l'ombre d'une objection à nos
assertions.
D'abord M. Liebig se déclare, au point de vue
chimique, le défenseur de l'idée du « principe vital »
ou d'une « force particulière, supérieure, organique
agissante dans le corps vivant, » par laquelle les
phénomènes de la vie naissent et subsistent d'eux-
mêmes et en partie indépendamment des lois géné-
rales de la nature. 11 commence par donner à ses
adversaires le titre flatteur de « dilettanti et de flâ-
neurs dans le domaine des sciences naturelles, » ou
encore celui d'enfants par rapport à la connaissance
des lois naturelles. Avant tout, il est de notre devoir
de protester contre un pareil genre de polémique.
Rien de plus facile que de se jeter à la face des mots'
blessants, tels que ceux d'ignorants, de dilettanti,
surtout entre gens irrités, mais rien aussi de plus
blâmable, à moins que l'on ne soit en droit de le
faire, car il est toujours loisible de rétorquer Âe
pareils arguments, et cela coupe court à toute discus-
sion. La science fait abstraction des personnes^ pour
ne s'occuper que des choses, et quand on se sert de
pareilles armes on court le risque d'être soupçonné
de n'en pas posséder d'autres. Aussi tout homme bien
pensant n'y recourra-t-il pas à la légère, et plus sa
position scientifique sera élevée, plus il mettra de
28 PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION
prudence dans Temploi de ce moyen, car sa position
est d'un grand poids aux yeux du public et il est de
son devoir de ne pas en abuser.
Nous n'avons pas la prétention de croire que le
reproche est uniquement à notre adresse, car il
revient également à Charles Vogt, à Moleschott
et à tant d'autres princes de la science qui^ en ces
deux points, sont d'un avis contraire à celui de
4
M. de Liebig, dont la sortie ne peut être considérée
que comme le témoignage de Taveuglement que
peut produire un amour -propre exagéré, chez
l'homme le plus méritant et le mieux intentionné.
En ce qui concerne le « principe vital, » nous nous
serions fait un plaisir, si la place ne nous manquait,
de présenter à M. de Liebig et au public ignorant et
crédule (expression de M. de Liebig, Gazette univer-
selle yii^ 25, 1856), un petit choix des écrits de nos
meilleurs physiologistes et médecins modernes sur le
principe vital, par lesquels lui et le public auraient
pu se convaincre de l'unanimité avec laquelle ces
« enfants dans la connaissance des lois de la nature »
condamnent cette idée. Virchow dit {le Vitalisme
ancien et moderne^ Archiv. d'anatomie et de phy-
siologie, etc., vol. IX, 1 et 2 liv.) : — Le vitalisme
ancien trouve son point d'appui dans la doctrine du
« principe vital, » de la « force vitale. » Celle-ci a
subi en Allemagne une longue série de critiques, à
tel point qu'elle a presque disparu de la langue des
savants, à moins que l'un ou l'autre ne veuille se
donner la satisfaction de lui porter le coup de
PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 29
grâce. » En 1848, déjà Dubois Reymond écrivait,
dans ses Recherches sur Vélectricité animale :
« Ceux qui prêchent la fausse doctrine de la force
vitale, quelle que soit la forme sous laquelle elle se
déguise, ceux - là certainement n'ont pas poussé
leur raisonnement jusqu'à ses dernières limites. »
M. de Liebig appuie sur des données chimiques
son adhésion à la doctrine de la force vitale. Il
oublie qu'en cette matière la chimie n'est pas seule
compétente, que la physique, la mécanique ont
aussi leur mot à dire, et qu'en dernière analyse,
le jugement appartient à la physiologie et à la
médecine. M. de Liebig est un grand chimiste,
— qui oserait le contredire? — Sa réputation est
très-grande, et sa patrie est justement fière de lui.
Cependant, comme un homme ne peut être univer-
sel, personne ne s'étonnera d'apprendre que M. de
Liebig n'est pas aussi grand physiologiste que grand
chimiste, et qu'il se trouve même des personnes ins-
truites qui, malgré le grand mérite que M. de
Liebig s'est acquis par ses études chimiques , sont
disposées à le ranger parmi les dilettanti dans le
domaine des sciences naturelles. Il nous peine d'être
dans le cas d'adresser ici ce reproche à M, de Lie-
big, mais il n'y avait d'autre moyen de faire con-
naître « au public ignorant et crédule » la position
personnelle et scientifique de M. de Liebig, dans
la question de la « force vitale. »
Il nous semble convenable de clore ici ,cette polé-
mique, car une discussion plus étendue nous entrai-
30 PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION
lierait trop loin et serait peu intéressante pour la plu-
part de nos lecteurs. Nous voulons néanmoins appeler
leur attention sur quelques contradictions dans la ma-
nière de voir de M. de Liebig. 11 dit par exemple :
« Il est clair comme le soleil qu^ des forces chimi-
ques agissent aussi dans le corps vivant. » Ensuite il
est dit, au commencement de l'article, « Que Taction
qui se passe dans la plante est Topposé de l'action
inorganique, » et puis : « Dans l'organisme de la
plante, Tair, Teau, l'oxygène, l'acide cai'bonique
perdent leur caractère chimique, » et plus loin :
« Dans le corps vivant gît une cause qui dofnine les
forces physiques et chimiques de la matière. » « Le
manque de connaissance des forces inorganiques est
cause de ce que des savants ont nié l'existence d'une
force spéciale agissant dans les êtres organiques,
et ont attribué aux forces inorganiques des effets
qui sont en opposition avec leur nature, en contra-
diction avec leurs lois. » Enfin : « Des forces chi-
miques agissent dans l'organisme sous l'influence
d'une cause non chimique.» » Il serait difficile de
faire concorder des propositions aussi incohérentes.
Les forces chimiques tantôt agissent dans le corps
vivant, tantôt n'agissent point; et une force supé-
rieure inconnue organique est en quelque sorte le
surveillant, le moteur des forces inorganiques qui
agissent sous lui. Il faut vraiment une foi robuste
pour se convertir à une pareille doctrine, et il serait
intéressant d'apprendre comment M. de Liebig
se représente au juste un pareil rapport. L'orga-
4? *
PHÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 3i
nisme obéit aux lois de la chimie ou il ne leur obéit
point; mais qu'il obéisse ici et non pas là, que,
d'une part, il soit en parfaite harmonie avec elles
et que, d'autre part, il les contredise, cela est aussi
impossible que de voir le soleil descendre sur la
terre. Que plusieurs actions chimiques aient lieu
dans l'intérieur de l'organisme, dans une direc-
tion différente de celle qu'elles ont en dehors,
ceci ne sera point contesté; mais pour cela cessent-
elles d'être des actions chimiques, soumises aux lois
. chimiques ? Pourquoi appelle-t-on chimie organique
celle qui traite des combinaisons et des décomposi-
tions organiques? Il est évident que dans l'orga-
nisme il n'entre que les éléments que nous ren-
controns dans la nature inorganique, et comme
aujourd'hui aucun naturaliste instruit n'oserait sou-
tenir que les forces peuvent exister sans substratum
matériel, il s'ensuit que dans la nature organi-
que, il n'y a d'activés que les forces appartenant
à ces éléments. De ce que les corps qui com-
posent les principaux éléments de l'organisme, et
qui, hors de lui, ne .s»? rencontrent que dans des
états et des rapports ti^o s-simples, se manifestent
dans des combinaisons compliquées à l'infini, qui
rendent possibles des propriétés inconnues à la ma-
tière inorganique, dont l'essence demeurera sans
doute toujours un mystère pour nous, s'ensuit-il
qu'un homme sensé doive en conclure que ces ma-
tières peuvent se soustraire, dans l'intérieur de
l'organisme, aux propriétés physiques ou chimiques
32 PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION
qui leur sont inhérentes ou communiquées, et qu'en
elles réside une force organique supérieure, spé-
ciale, et capable d'agir avec discernement dans un
but déterminé ?
Parce que nous ignorons encore la nature intime
du rapport qui donne lieu à la manifestation de
l'activité vitale, faut-il nous en remettre, pour sup-
pléer notre ignorance, à une force inconnue, surna-
turelle, et opposer de la sorte une digue à tout pro-
grès ultérieur? L'erreur de M. de Liebig consiste
en ce qu'il ne distingue pas entre vie et force vitale.
Sans doute la vie, dans son principe et ses rapports
intimes, est pour nous le livre des sept sceaux, sans
doute ici l'énigme se place à côté de l'énigme; tout le
monde est d'accord pour reconnaître à la vie quelque
chose de spécifique; mais, bien que les substances
élémentaires ne se rencontrent point ici comirie
dans la nature inorganique, à l'état de principes dé-
finis, nous n'en sommes pas moins autorisés à nier
l'existence de cette force spéciale, dont M. de Liebig
se fait le protecteur. Partout on voit la vie obéir dis-
tinctement aux lois physiques et chimiques, suivant
les lois spéciales qui sont inhérentes à l'agrégat
vivant depuis son origine. Là seulement où cesse
notre savoir , commence la force organique. Le
mot force vitale n'est autre chose qu'une fausse
dénomination d'effets naturels, dont la cause et les
rapports intimes ne nous sont pas encore connus.
C'est, suivant la juste expression de Vogt^ une
circonlocution de rignorance. Parce que nous n'a-
» • '
PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 33
vons pas encore trouvé l'équivalent mécanique de
la force vitale, il ne s'ensuit point, dit Virchow,
que cet équivalent n'existe pas. A ce compte, un in-
digène idiot de la Nouvelle-Hollande pourrait aflSr-
mer avec raison que la vapeur est une force spéciale
sans équivalent mécanique. Il nous suflSra d'ailleurs,
pour confondre M. de Liebig, de le renvoyer à ses
propres ouvrages. Voici ce qu'il écrivait dans des
Lettres sur la chimie^ p. 18 : « C'est pourquoi ils
— les médecins ignorants — nous donnent des aper-
çus impossibles et se créent , avec le mot « principe
vital, » une chose curieuse qui leur sert à expliquer
tous les phénomènes qu'ils ne comprennent pas. »
De quel droit M. de Liebig accuse-t-il mainte-
nant — Gaz. univ.f 1856, p. 370 — ceux qui
nient la force vitale, « de vouloir expliquer au
public ignorant et crédule l'origine véritable du
monde et de la vie? » Que le monde n'ait point
commencé, soit; les adversaires de la force vitale
n'ont rien à dire à cela. Mais que Ton prétende
expliquer comment la vie a commencé, c'est une .
autre affaire ; personne n'a encore produit à ce sujet
que des conjectures et des hypothèses.
Dans la seconde partie de son discours, M. de
Liebig s'occupe principalement des rapports entre le
cerveau et l'âme, entre la matière et la pensée,
quoique la chimie ne soit que très-accessoire dans
ces relations. Aussi ne sommes-nous pas surpris de
trouver dans les premières paroles du grand chi-
miste quelques faits et quelques appréciations in-
34 PRËFAGE DE LA QUATRIÈME ÉDITION
exacts. Il pense « que le cerveau est le seul organe
interne, sur lequel la volonté de Thomme exerce
une influence directe, tandis qu'elle n'en a point
d'immédiate sur les mouvements du cœur ou
de l'estomac. » La physiologie connaît aussi peu
une influence immédiate de la volonté sur le cer-
veau, qu'un mouvement spontané sans fibre muscu-
laire; d'un autre côté M. de Liebig paraît ignorer
que l'on a observé, rarement il est vrai, des hommes
capables d'exercer une influence volontaire sur les
mouvements de leur cœur ou de leur estomac.
M. de Ldebig poursuit et prétend, que tout ce
que nous savons du rapport entre le cerveau et
l'âme, se réduit à cette vérité triviale, qu'une tête
sans cerveau ne pense pas et ne sent point. » Cela
suffit pour montrer que la physiologie n'est pas le
fort de M. de Liebig. Si la science n'était par-
venue qu'à enregistrer un pareil fait à la portée
de toute personne douée des cinq sens, elle serait
vraiment bien à plaindre. La physiologie et la pa-
, thologie en savent plus que ne croit et que ne sait
M. de Liebig. Elles ont fait des découvertes et des
expériences, dans le détail desquelles nous ne ju-
geons pas devoir entrer, mais qui dépassent de
beaucoup les vérités triviales de M. de Liebig, et
qui constituent un fondement sur lequel viendront
se placer de nouvelles acquisitions.
D'après la Gazette universelle ^ n^ 22, 1856, et
d'autres journaux, le rapport dont il vient d'être
parlé n'est pas l'unique exposé de M. de Liebig sur
PRÉFACE DE LÀ QUATRIÈME ÉDITION 35
les relations du cerveau et de Tâme. D'autres com-
munications ont trouvé de l'écho dans les organes
de la publicité ; on revient également sur la dispute
entre Liehig et Moleschott au sujet du phosphore
contenu dans le cerveau. Partant de cette idée que
Moleschott et ses adhérents faisaient dériver la pensée
d'une phosphorescence du cerveau, M. de Liebig
cherche à railler ses adversaires en disant, que sui-
vant cette manière de voir, les os devaient produire
quatre cents fois plus de matière pensante que le
cerveau, puisqu'ils contiennent quatre cents fois
plus de phosphore. — Mais pourquoi M. de Liebîg
n'a-t-il mis la chose plus en lumière en prétendant
par la même logique que les allumettes chimiques
devaient contenir quarante mille fois plus d'élé-
ment pensant que la cervelle ? Nous renvoyons le
lecteur à l'ouvrage de Moleschott, — Circulation
de la vie, 2® édition, dans lequel ces objections sont
réfutées d'une façon tellement claire et simple que
tout homme qui le lira sans préjugés adoptera sa ma^
nière de voir. Partant de ce fait que le phosphore,
comme partie constituante chimique du cerveau, doit
avoir une certaine influence sur les propriétés physio-
logiques de la substance cérébrale, Moleschott répète
l'énoncé d'abord émis par lui dans son livre. Sur la
nutrition : « Sans phosphore point de pensée, » pro-
position à laquelle nous adhérons complètement.
Nous terminons cette polémique contre Liebig en fai-
sant observer qu'il est impossible de s'entendre sur le
terrain scientifique lorsqu'on se sert de pareilles armes.
30 PRÉFACE DE LA QUATHIÉMB ÉDITION
Le docteur Guillaume Schulz-Bodmer, à Zurich,
dans sa « Guerre entre les grenouilles et les souris
ou entre les pédants de la foi et de l'impiété, »
Brockhaus, 1856, cherche à faire de Tesprit à nos
dépens, mais il ne réussit qu'à faire voir qu'il a de
la peine à s'empêcher de se mêler de choses qui sont
hors de sa portée. Les observations de M. Schulz
peuvent avoir un effet stupéfiant aux yeux des gre-
nouilles et des souris; nous passons sous silence
l'impression qu'elles ont faite sur nous.
Pour que cependant le public, qui n'a pas lu
M. Schulz, puisse juger par un seul exemple de
la portée de sa polémique, nous lui apprendrons ,
qu'au sujet de la mention par nous faite du
poids différentiel du cerveau de l'homme et de
la femme, M. Schulz observe qu'en notre qualité
de célibataire nous n'avons pas eu l'occasion de
connaître expérimentalement le surpoids et la
prépondérance intermittente des cerveaux mâles
sur les cerveaux femelles. Que répondre main-
tenant à une pareille aberration qui oppose une
pointe d'esprit, un bon mot à un fait établi jusqu'à
1* évidence : « savoir que le cerveau de la femme pèse
moins que celui de l'homme chez toutes les races
humaines ? » Qu'il y ait des femmes possédant plus
d'esprit que leurs maris, c'est ce que nous ne met-
tons nullement en doute. Mais comme l'exception
ne fait pas la règle, de même l'expérience person-
nelle de M. Schulz ne prouve que contre lui et non
contre la science. L'argumentation de l'auteur « de
PRÉFACE DE LA QUATRIÈME EDITION 37
la Guerre entre les grenouilles et les souris » con-
tinue sur le même ton jusqu'à la fin du livre.
Les quelques observations, que nous consacre
M. Jules Schaller dans la préface de son écrit,
« Corps et Ame, » Weimar, 1856, contiennent une
erreur dont nous sommes peut-être responsable pour
n'avoir point donné à notre pensée une précision
suffisante. Nous confondrions, selon lui, le rapport
qui existe entre le cerveau et Tâme, entre Tesprit et
la pensée avec le rapport analogue mais non iden-
tique qui existe entre la force et la matière. A vrai
dire, nous ne nous souvenons point d'avoir employé
une expression capable d'autoriser une pareille
opinion. Au commencement d'un chapitre relatil à
cette question, — Existence personnelle après la
mort, — nous disons, il est vrai, que dans la loi
nouvelle, en vertu de laquelle il n'y a ni cerveau
sans pensée, ni pensée sans cerveau, nous retrou-
vons l'axiome : point de matière sans force, point
de force sans matière. Quelque analogues et fonda-
mentalement concordants que puissent être ces deux
rapports, nous n'avons point prétendu identifier le
moins du monde les actes de l'esprit avec les phéno-
mènes physiques et chimiques. En un mot, nous ne
nous sommes point demandé ce qu'il faut entendre
par ces mots matière et esprit, ni quelle peut être la
nature du rapport qui relie ces deux termes abs-
traits ; nous nous sommes contenté d'affirmer leur
corrélation intime et leur absolue indissolubilité.
En ce qui concerne les prêtres, qui naturellement
38 PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION
ne cessent de nous éclairer et de nous terrasser, sur
tous les tons et avec leur éloquence ordinaire,
nous leur réitérons la déclaration, que nous ne vou-
lons ni ne pouvons entrer en lutte avec eux. Ces
messieurs ont une fois pour toutes, et depuis le
commencement du monde, le privilège de fouler
aux pieds, avec autant de zèle que d'ignorance, tout
ce qui ne sied pas à leur église; — c'est un plaisir
que nous ne voulons point troubler. Nul homme
sensé et compétent ne méconnaîtra l'incapacité ab-
solue de la plupart de ces messieurs dans les ques-
tions qui nous occupent. Il n'y a rien dans la science
qui relève de la théologie ou de TÉglise; et il en
sera toujours ainsi, à moins qu'un beau jour la vérité
ne nous tombe du ciel, apportée par quelque messa-
ger divin, ou que^ par une fortune inespérée, le té-
lescope fa^e pénétrer nos regards profanes jusque
dans les assemblées des anges.
Enfin nous nous voyons à regret forcé de ré-
pondre à ceux qui, dans l'impossibilité de réfuter
leurs adversaires par une argumentation logique et
rationnelle, cherchent à les perdre dans l'opinion
publique en criant à l'immoralité. La science n'a
rien à voir directement avec les mœurs au point de
vue idéal, et toute recherche serait entravée, si elle
dépendait de semblables considérations. Encore moins
peut-on placer en regard des recherches d'un obser-
vateur son individualité ou ses convictions morales ;
et la tactique qui entend juger de la valeur morale
d'une personne par sa doctrine scientifique prouve
PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 39
justement rimmoralité de ceux qui la mettent en
usage. L'expérience prouve, depuis que le monde
existe, que ceux qui ont toujours la morale sur les
lèvres, la portent le moins dans le cœur, et que la
vertu ne demeure pas là où brille son enseigne. Le
matérialisme scientifique et le matérialisme de la
vie difierent immensément l'un de l'autre. La mé-
chanceté ou la petitesse d'esprit peuvent seules les
confondre. Les idées les plus fécondes de l'histoire
sont émanées d'hommes contre lesquels ont été portées
en leur temps les mêmes accusations qui ont cours au-
jourd'hui.
Si les soi-disant matérialistes avaient le pou-
voir sur la terre, — l'on n'entendrait bientôt
plus parler d'une maladie qui peut être appelée le
typhus de la faim; les établissements pénitentiaires
ne formeraient plus le moteur principal du méca-
nisme social, et chaque jour n'apporterait pas à la
surface de la société des phénomènes qui laissent
entrevoir un abîme de misère et de dépravation;
Une morale publique, sous l'égide de laquelle pa-
reilles choses se passent tous les jours, aura beau se
rengorger ; elle ressemblera toujours au pharisien,
priant dans le temple*, et elle sera jugée selon la
mesure de félicité dont jouit le genre humain sous
sa domination. Le boiiheur de la société humaine
est l'unique autel sur lequel doit sacrifier la véri-
table morale. La nôtre se résume dans ces mots :
amour de Vhumanité.
Dàrmstadt» mai 1856.
\
".
'^
INTRODUCTION
A LA HUITIÈME ÉDITION
A M. B. F. COLLINGWOOD, SECRÉTAIRE DE LA SOCIÉTÉ ANTHROPOLOGIQUE
A LONDHES.
Cher Monsieur,
Le désir que vous m'annoncez de traduire en an-
glais mon ouvrage « Force et Matière, » m'a causé
plus de plaisir que si pareille demande m'était faite
par un savant d'un autre pays, et cela pour deux rai-
sons. La relation que j'ai cherché à établir entre la
philosophie et la science me paraît, tout d'abord,
beaucoup plus susceptible d'être comprise par vos
compatriotes que par les miens, chez qui la foi aux
miracles et au surnaturel semble toujours plus vi-
vace que la croyance aux faits réels. J'ai donc l'es-
poir, qu'en passant chez vous, mon ouvrage susci-
tera moins d'interprétations fausses et de grossiers
malentendus que dans ma propre patrie. En second
lieu, je ne puis oublier que ce sont les travaux des
savants anglais qui, dans ces derniers temps, ont
imprimé à la philosophie la direction que j'ai moi-
même cherché à lui donner. Comme eux, je me sen-
tais inspiré en composant mon livre, non-seulement
INTRODUCTION A LA HUITIÈME ÉDITION 41
par Tamour de la vérité, mais plus encore peut-ôtre
par ce besoin impérieux de la nature humaine qui,
non satisfait par la simple constatation des faits, nous
pousse à les étudier dans leurs connexions intimes et
dans leurs rapports généraux pour en découvrir la
haute unité philosophique. Je ne me dissimulais
point d'ailleurs la hardiesse de ma tentative et je ne
tardai pas à m'apercevoir qu'elle allait me compro-
mettre aux yeux de bien des gens dont je heurtais
les préjugés et les faiblesses. J'eus cependant le cou-
rage de persévérer dans mon entreprise, sans toute-
fois oser prévoir que de nouvelles investigations dans
le domaine des sciences naturelles allaient bientôt
fournir des preuves éclatantes à quelques-unes de
mes vues les plus audacieuses.
Qui m'eût dit, en effet, lorsqu'il y a huit ans, j'é-
crivais la première édition de « Force et Matière, »
que mon chapitre sur Vimmortalité de la matière
trouverait bientôt un corollaire indispensable dans
l'immortalité de la force mise désormais hors de
doute? Qui m'eût dit que les dogmes de la non-
existence de la génération spontanée et de l'immu-
tabilité des espèces, triomphants alors, essuieraient
bientôt les attaques les plus meurtrières et que la
célèbre théorie de Darwin, embrassant d'un seul
coup d'œil toute la série animale, ramènerait chaque
espèce à une origine commune, la cellule, qui, par
un bonheur inespéré, deviendrait ainsi le prototype
unique du règne animal et du règne végétal?
Gomment aurais-:je pu prévoir que, l'antique dogme
42 INTRODUCTION A LA HUITIÈME ÉDITION
de la création, s'écroulant tout ft coup, la race hu-
maine si9cait poursuivie jusque dans ses origines les
plus reculées, de façon à donner raison à l'opinion
que j'avais émise de la lente et difficile transforma-
tion de l'homme depuis sa première évolution pure-
ment animale jusqu'à Son état actuel? Certes^ j'étais
loin de supposer, qu'en un si court espace de temps,
on découvrirait des espèces animales dont la ressem-
blance avec la race humaine dépasse tout ce qu'on
avait connu jusqu'ici; je ne pressentais pas non plus
que des os et des crânes humains récemment décou-
verts viendraient bientôt rétrécir l'abîme creusé de-
puis tant de siècles entre l'homme et la bête. Pou-
vais-je m'imaginer que la belle invention de l'analyse
spectrale confirmerait sous peu par l'expérience
directe mon système sur l'homogénéité élémentaire
du monde et que la doctrine géologique que je n'a-
vais cessé de défendre gagnerait chaque jour du
terrain et consoliderait peu à peu son triomphe sur
la vieille théorie des révolutions et des catastrophes?
Et la théorie qui considérait le cerveau comme
organe de l'âme, tant discutée alors et presque uni-
versellement réprouvée^ n'est-elle pas désormais
hors de doute grâce aux progrès de la physiologie
expérimentale, ainsi que mon opinion sur le principe
vital confirmée depuis par les résultats grandioses
de la chimie synthétique? Et tous mes efforts pour
combattre la doctrine des causes finales ne sont-ils
pas légitimés aujourd'hui par les expériences de
Darwin? En vérité, je ne pouvais m'attendre à tant
INTRODUCTION A LA HUITIÈME ÉDITION 43
de succès; et, lorsqu'ua des premiers j'osai m'atta-
quer à la philosophie officielle en Allemagoei à ane
époque où cette philosophie était consid^ée comme
le résumé de la sagesse humaine et comme un
mystère abordable seulement pour un petit nombre
d'élus^ j'étais loin de prévoir que mes attaques
allaient être corroborées et justifiées par les travaux
d*hommes éminents dans la science et dans la philo-
sophie.
Rien de plus naturel pourtant que ces résultats.
Une philosophie qui cherche layéritô pour elle-même
et non (d'après la maxime : primum mvere deinde
philosophari) pour les revenus d'une chaire, ne
saurait s'alimenter autrement que par l'observation
et l'expérience, ces deux sources de tout savoir, ce
trésor de l'esprit humain accumulé depuis des siècles
et sans cesse accru par le travail des générations
successives. A chaque pas que fait la science elle
conquiert un nouveau domaine à l'ordre, àia légahté,
et chasse bien loin derrière eUe la superstition et
l'arbitraire. Le plu9 difficile est de trouver le fil
mystérieux qui relie l'homme à Tunivers, car
l'orgueil de la conscience du moi se combine chez
l'être humain avec la profonde ignorance de son
origine première, pour lui voiler la vérité. Cepen-
dant, malgré tous les obstacles, le progrès a pris un
tel essor de nos jours qu'il ne semble pas .possible
de l'arrêter dans sa marche : nous entrons désor-
mais dans une région de lumière et de vérité, où
l'esprit humain ' atteindra des hauteurs qui, sans
44 INTRODUCTION A LA HUITIÈME ÉDITION
doute, ne seront point dépassées. Lorsque ce point
culminaût sera définitivement conquis (ce qui n'aura
pas lieu avant de longues années) un grand repos
et une douce clarté se feront parmi les hommes, et
Thumanité, victorieuse des préjugés du passé, aura
fait un pas immense dans la voie de la civilisation.
Le plus grand avantage, résultant de cette transfor-
mation future, sera pour la science, dont les progrès
ont toujours été arrêtés par le mélange insensé
d'explications naturelles et surnaturelles. Ce qui
ne peut être expliqué par les lois naturelles, n'est
point par cela même surnaturel, mais reste réservé
au progrès de nos connaissances, comme une énigme
à expliquer, une obscurité à éclaircir. Et si nos
connaissances restent circonscrites dans de certaines
limites, il n'est point permis pour cela de rempla-
cer les ftiits positifs par des doctrines arbitraires ou
non scientifiques.
Vous voyez, très-honoré Monsieur, que notre
soi-disant matérialisme allemand n'est pas aussi
insensé et mal fondé, que s'efforcent de le persuader
au public nos nombreux adversaires, et que, juste-
ment en fait d'idéologie il laisse peut-être derrière
lui tous les systèmes spiritualistes. Peut-il y avoir
une conception plus idéale que Vunité de l'exis-
tence — corporelle et spirituelle — étudiée dans ses
causes et dans ses lois élémentaires ? Cette unité est
peut-être plus facile à comprendre pour l'homme non
lettré que pour un grand nombre de nos savants, qui
restent comme emprisonnés dans leurs recherches
INTRODUCTION A LA HlUTIÈiME ÉDITION 45
partielles, d'où il résulte que, ne pouvant embras-
ser suffisamment les lois générales, ils deviennent
les adversaires de nos doctrines. Au reste, cette op-
position n'a pas une grande signification; car ce
n'est point au spécialiste à porter un jugement sur
l'ensemble des choses, mais plutôt à celui qui em-
brasse d'un coup d'œil l'ensemble des faits acquis
par la science. Un regard jeté sur l'ensemble,
m'écrivait dernièrement un célèbre savant alle-
mand, devait seul conduire dans le droit chemin.
L'anatomie comparée renversa les vieilles bar-
rières ; l'anatomie microscopique apporta un secours
fidèle ; la paléontologie combla les interstices et fit
découvrir les formes intermédiaires; la géologie
démontra que les forces de la nature n'ont jamais
été différentes de celles d'aujourd'hui ; la physio-
logie montra les facultés intellectuelles sous la
dépendance de l'organisme, qui peu à peu s'est
développé parallèlement à ces facultés; la psycho-
logie apprend comment la raison n'est qu'une fa-
culté acquise; l'anthropologie enfin voit comment
les races s'élèvent de l'animalité ; Thistoire et la
philologie renvoient partout à des commencements
barbares. La civilisation, qui est la base de l'ordre
social, ne tient pas uniquement à la nature de
l'homme; c'est le résultat d'une éducation pénible,
qui répète sur chacun de nous ce que des siècles ont
accompli sur les races, et le développement corporel
renouvelle ainsi sur l'individu les mêmes lois de
formation auxquelles le monde organique doit son
i» INTHODUGTION A LA HUITIÈME ÉDITION
existence. Combien tout cela paraîtrait simple si le»
si et les mais ne rendaient pas insensible à la vérité
l'intelligence de tant d'hommes. Malgré tout, cepen*
dant^ je crois au triomphe de la méthode scienti^
flque.
Voilà, Monsieur, ce que j'avais besoin de vous
dire, comme introduction à l'édition anglaise de mon
ouvrage tant attaqué- Vous et vos lecteurs trouve-
ront naturel que durant les huit années écoulées
depuis la première édition de cet écrit, mes idées se
soient beaucoup étendues, et qu'en se développant
elles aient, en partie, pris une autre forme, et ôe
soient dans tous les cas plus affermies. Vous en
trouverez une nouvelle preuve dans les ouvrages
que j'ai publiés depuis et dont voici les titres : Ta--
hleavjoo physiologiques^ Leipzig, Thomas, 1861}
Nature et Science j Études critiques et Disserta*
tion, 1862, et Nature et Esprit, 2^ édit., 1865,
Hamm.
Je prie les personnes qui dans votre pays auraient
l'intention de porter un jugement public sur ma
philosophie, de ne pas le faire avant d*avoir pris
également connaissance de ces derniers écrits.
Ikinii6tadt, 23 oetobrel 1863.
D' Louis BUCQNER.
INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION *
A v. STEFANONi Luioi, directeur du Libero Pensiero.
Cher Monsieur,
Vous vous proposez, me dites-vous, de traduire
mon livre intitulé Force et Matière. Ce livre a été
bien souvent critiqué, attaqué. Tantôt élevé aux
nues, tantôt traîné dans la fange, vanté par celui-ci
comme la plus haute expression de la pensée hu-
maine, taxé par celui-là de produit du plus insigne
non-sens, il a fait, en Allemagne, le suprême dé-
sespoir de tous les adversaires de la Libre Pensée,
théologiens, philosophes et savants. 11 a atteint,
d'année en année, sa neuvième édition, a été traduit
dans presque toutes les langues vivantes de l'Eu^
rope et a acquis une renommée qui s'étend bien au
delà des limites de mon pays. Vous désirez le natu-
raliser chez vous, et me priez de vous adresser, sous
forme de lettre , une courte introduction pour la
placer en tête de votre traduction italienne.
Je me rends bien volontiers à votre désir. ^***
Ainsi que vous me récrivez, ce qui manque
4. Cette lettre a été traduite également pour la Pensée nour^
telU (juillet 4867).
V
48 INTHODUCTiON A LA NEUVIÈMK ÉDITION
•
le plus à votre pays et à vos compatriotes, c'est l'ins-
truction. C'est à cette nécessité qu'il importe de
parer avant tout. Ce n'est pas seuleqient chez vous;
partout il en est ainsi. Selon moi, l'instruction po-
pulaire est la seule base certaine, la condition sine
qua non de l'affranchissement de Tesprit humain.
Celui qui a entrevu une fois, ne fût-ce que dans leur
généralité, les résultats de la science actuelle, et
compris les rapports naturels et nécessaires de Tor-
dre cosmique éternel, ne saurait désormais ramper
sous les pieds du clergé ni retourner à la tradition
de la discipline légendaire. Il est trop grand pour
retourner à l'école; l'enfant est devenu homme. La
nature nous a donné notre raison, non pour que
nous l'assujettissions à une autorité boiteuse, mais
pour que nous en fassions le meilleur usage possible,
et que nous devenions meilleurs et plus sages.
Mais, vous le savez aussi bien que moi, cher Mon-
sieur, beaucoup de gens prétendent que l'homme,
et notamment l'homme ignorant, ne saurait se pas-
ser du joug de l'autorité, ni vivre sans religion et
sans la foi aux dogmes de l'Église. Triste certificat
d'absurdité que se donne à elle-même la vani-
teuse humanité ! Tantôt elle se porte aux nues et se
regarde comme élevée, par ses aptitudes intellec-
tuelles, au-dessus de toute la nature, tantôt elle s'a-
baisse jusqu'à nier ses propres facultés intellec-
tuelles, jusqu'à mettre sa raison — ce qu'elle a en
elle de plus noble — sous la dépendance de dogmes
irrationels , qui sont en contradiction aussi bien
INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION 49
avec l'expérience qu'avec la morale. Si Ton objecte
que la philosophie jette les hommes dans le doute et
l'incertitude, tandis que la religion leur donne, dans
la foi, un point d'appui certain , nous répondrons
qu'il vaut mieux, lorsque la connaissance nous fait
défaut, avouer notre ignorance que d'appliquer no-
tre intelligence à créer des rêves qui s'évanouissent
au premier souffle de la réalité. Si la morale, si les
habitudes et les prescriptions morales -d' après les-
quelles nous vivons, sont telles qu'elles ne puissent
exister sans religion et sans autorité ecclésiastique,
elles sont essentiellement mauvaises; il faut les
remplacer par de meilleures. Mais depuis longtemps
ce fait est mis hors de doute, que morale et Eglise ^
morale et religion, ont toujours été choses parfaite-
ment indépendantes, et le sont aujourd'hui plus que
jamais. Les meilleurs moralistes qu'il y ait au
monde sont, à mes yeux, l'enseignement, la diffu-
sion des connaissances, la saine éducation, le dé-
veloppement des lumières par la science. L'expé-
rience est le seul guide qui conduise à la vérité.
Elle prouve que partout les crimes contre l'État et
contre les mœurs diminuent dans les massés où
pénètrent l'instruction et les notions de la destination
de l'homme. Donc, crime est presque synonyme
d'ignorance, de grossièreté, de manque d'éducation.
Il se peut bien que la philosophie et les notions
qui en découlent détruisent un grand nombre de
vieilles espérances qui nous étaient devenues
chères; qu'elles nous présentent les choses sous
50 INTRODUCTION A LA NF.UVIÈME ÉDITION
l'aspect peu riant de la réalité plutôt qu'affublées
des brillants oripeaux de Timagination. La philoso-
phie nous ofïre, toutefois, de larges compensations,
parce qu'elle est la réalité d'abord, puis parce
qu'elle nous transporte d'un ciel imaginaire sur une
terre réelle. Ce qu'elle nous prend d'un côté, elle
nous le rend de l'autre, plus abondant et meilleur.
La philosophie positive n'est donc pas le moins du
monde ennemie de l'idéalisme, comme on l'entend
si souvent aflSrmer bien à tort. Mais elle le place
différemment, et lui fait produire des fruits différents
de ceux du passé, et meilleurs. Elle le transporte
du ciel sur la terre, de l'empire des illusions et des
nébuleuses abstractions dans la fraîche et ver-
doyante réalité de la vie, et l'oblige à essayer, dès
cette vie même, la réalisation d'aspirations idéales
qui, jadis, ne lui paraissaient accessibles que dans
l'autre monde. Ceci explique cette parole caractéris-
tique de Feuerbach, à laquelle je me rallie complè-
tement, et qui peint admirablement la marche pro-
gressive de la philosophie actuelle : « Je suis idéa-
liste dans la philosophie pratique, mais réaliste dans
la philosophie spéculative. ' »
La philosophie spéculative^ malgré toute sa va-
nité et sa suffisance hautaine, n'est arrivée en défi-
nitive à d'autre résultat que de produire un ver-
biage inutile, ou bien (ce qui a été le cas le plus
fréquent) de se faire la très-humble servante de la
théologie. Elle a subi une complète métamorphose
par ce fait seul que le réalisme a fait irruption sur
INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION 51
son terrain. De son côté, la philosophie pratique ou
positive tend, par l'observation des phénomènes, à
faire la synthèse de la'science universelle du monde.
Partout la vie pratique elle-même revêt un aspect
de plus en plus idéal, grâce aux immenses progrès
qui entraînent l'esprit humain à étudier et à dompter
les forces de la nature, grâce aussi à cette certitude
qu'un avenir nébuleux et incertain ne saurait nous
dédommager de la perte de notre idéal ici-bas.
Cet asservissement des forces de la nature par le-
quel notre temps, comparé au passée a réalisé des
choses incroyables et en réalisera chaque jour de
plus grandes, prouve que c'est seulement par des
moyens naturels et par la puissance de la science
qu'elles peuvent être accomplies. Gela va tellement
de soi, que je n'aurais pas insisté sur ce point s'il ne
résultait de vos communications que les ignobles
manœuvres des guérisseurs, des magnétiseurs^ des
somnambules , etc. , jouissent encore aujourd'hui
dans votre pays d'une grande considération et d'une
grande confiance. Toutefois, ce ne peut être que
chez des gens à qui la connaissance des lois de la
nature fait absolument défaut, et qui, par cela
même, n*ont pas compris que l'esprit humain n'est
que le produit le plus subtil de la nature, et qu'il n'a
jamais contenu et ne saurait contenir de facultés ou
de connaissances d'aucune sorte qui fussent surna-
turelles. Non-seulement les théories scientifiques,
mais encore des expériences innombrables, dont
vous trouverez dans mon livre des exemples pro-
52 INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION
bants, mettent hors de doute que tout ce charlata-
nisme, ces prétentions, ces exhibitions, sont fondées
sur l'illusion et le mensonge, et qu'un examen atten-
tif les montre facilement sous leur véritable jour.
Dans la plupart des cas, il suffit de la saine logique
et du simple bon sens pour mettre à découvert le
mensonge et le tour de gobelet. Ordinairement, on
ne trouve cette croyance que chez ceux qui, pour un
motif quelconque, ont déjà pris à l'avance la réso-
lution de croire, ou bien dans la masse ignorante
qui ne sait pas distinguer l'apparence de la réalité.
La propagation des sciences naturelles à laquelle,
cher Monsieur, vous avez voué votre vie, mettra
fin peu à peu à cet état de choses scandaleux, à ces
croyances aux esprits, aux revenants, Qt à tous les
miracles quels qu'ils soient:
Au fond, il me semble que la croyance au magné-
tisme animal ou aux esprits, aux revenants et aux
miracles, n'a d'autre point d'appui psychologique
que la croyance de l'Église au ciel, à la révélation,
aux saints, et la croyance des philosophes aux mi-
racles de leurs spéculations métaphysiques. Toutes
proviennent de la même idée fausse qu'on avait de
l'essence de l'homme, erreur que la .philosophie na-
turaliste moderne a détruite pour jamais. Cette idée
fausse, d'ailleurs, était, à mon sens, une conséquence
très-naturelle de l'ignorance profonde où l'on était
jusqu'ici sur l'origine et la nature de Thomme, aussi
bien que sur son rôle sur la terre. Maintenant il en
est tout autrement : les recherches et les découvertes
INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION 83
de notre époque ne laissent pas le moindre doute sur
cette grande vérité que l'homme, avec tout ce qu'il
est et tout ce qu'il a en lui, qu'il s'agisse du corps
ou de l'esprit, est un produit de la nature comme
tous les autres êtres organisés, et que ses qualités,
ses forces et ses facultés, ne lui sont point venues
gratuitement d'en haut, mais ont été péniblement
acquises au moyen des sensations, de l'expérience,
du développement graduel, des acquisitions person-
nelles, de rhérédilé et de l'éducation. Cette affirma-
tion, où se trouve en quelque sorte condensée la
quintessence de toute la philosophie contemporaine,
nous donne nécessairement sur la nature intime de
l'homme et sa destination une tout autre manière
de voir que celle qu'on en, avait autrefois. En effet,
tandis que la tradition religieuse nous enseigne que
l'homme descend d'un premier père que Dieu a créé
parfait, puis chassé du paradis, déchu de son état
primitif, la science enseigne, au contraire, que ce
paradis n'est pas derrière nous, mais devant nous,
et que c'est par des progrès lents et continus, à
force de peine et de travail, qu'on y atteindra.
Elle nous enseigne, non pas que nous avons d'a-
bord été grands et que nous sommes devenus petits;
mais que nous avons commencé petits pour devenir
de plus en plus grands. Elle nous enseigne, enfin,
qu'en suivant cette voie, rien n'est inaccessible, et
que c'est, de la part des théologiens et des philoso-
phes, une entreprise aussi folle que criminelle de
vouloir imposer des limites à la nature humaine et
84 INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ËDITION
d'aflârmer qu'elle ne saurait les franchir. N'exécu-
tons-nous pas aujourd'hui par des moyens naturels
des choses qui auraient passé, aux yeux de nos
ancêtres, pour de vrais miracles et pour des actes
d'une puissance surhumaine? Grâce à nos recher-
ches et à nos connaissances, n'avons-nous pas péné-
tré dans des régions et dans des secrets que les
philosophes d'autrefois regardaient comme transcen-
dants, c'est-à-dire au-dessus de l'intelligence hu-
maine? Il y a donc folie à espérer d'en haut un
secours efficace ou un éclaircissement, et à négli-
ger, dans cet espoir, la mise en œuvre de nos forces
propres ! Il n'y a que le travail et les recherches, le
travail corporel et intellectuel, qui puissent nous
faire progresser et nous faire réaliser la destinée su-
blime de l'humanité. La métaphysique, au contraire,
est surtout fausse et mauvaise dans ses applications
à la religion, à la philosophie^ à la science, ou aux
actes journaliers de la vie pratique. Gela seulement
peut expliquer ou excuser l'usage qu'on en a fait
jadis, qu'elle répond précisément à un état enfantin,
embryonnaire de l'intelligence humaine; cette phase
est accomplie maintenant. G' est en ce sens qu'on
peut, comme l'a fait le philosophe français Auguste
Gomte, désigner les époques passées comme les
haltes de la science théologique et ^pétaphysique,
qui doivent être considérées comme des précurseurs
ou des époques de transition pour arriver à notre
époque de philosophie positive. Gelle-ci aban-
donne et laisse dans l'oubli ce prédécesseur qui
)
INTRODUCTIOîf A LA NEUVIÈME ÉDITION 55
poursuivait l'absolu ou la vérité surhumaine, pour
se borner, elle, à poursuivre la vérité relative, et
chercher simplement à connaître les rapports in-
times des phénomènes sensibles. En raison de cette
tendance, nous ne pouvons connaître le pourquoi,
mais seulement le comment des choses. Et les lois
découvertes par de tels moyens sont les seules qui {
nous donnent réellement l'explication des phéno-
mènes.
Tout cela, cher Monsieur, suffit pour vous mon-
trer combien faux et superficiel est le jugement de
ceux qui désignent sommairement toute la tendance
qui domine aujourd'hui la science et la philosophie,
par le mot de « matérialisme » , terme de mépris à
signification vague et diversement interprété. Chaque
auteur antimatérialiste y attache un sens difiîêrent,
et croit avoir tout dit quand il s'en est servi.
La science, en philosophie positive, n'est, comme
telle, ni idéaliste ^ ni matérialiste, mais réaliste;
elle étudie surtout les faits et cherche à en connaître
les rapports rationnels, sans s'attacher à un système
préconçu, invariable, ni à telle ou telle autre ten-
dance. Les systèmes, en général, ne peuvent jamais
contenir la vérité tout entière, mais seulement la
moitié de la vérité, et, partant, nuisent aux recher-
ches, parce qu'ils leur imposent un but fixé à l'a-
vance. Ce but, ces limites, le réalisme de la science
les connaît aussi ; mais ces limites ne sont toujours
que momentanées et variables, et peuvent être, à
chaque instant, reculées par les progrès de la
»
•
56 INTRODUCTION A LA NEUVJÈME ÉDITION
science, par de nouvelles connaissances acquises.
C'est, en définitive, la nature de l'homme lui-
même, ainsi que je l'ai démontré, nature variable
et susceptible de progrès, que l'empirisme philoso-
phique actuel a pris et doit prendre pour point de
départ de ses spéculations. Gomment pourrait-on
sur une telle base édifier une science invariable?
Au fond, il résulte, à^ mon sens, de ce qui pré-
cède, que la lutte qui a été soutenue avec tant
de vivacité dans ces dernières années par le matéria-
lisme et Tidéalisme est inutile et infructueuse. La
nouvelle méthode ne bannit pas l'idéalisme du
monde; elle le transporte seulement de la région
de la métaphysique religieuse et du philosophisme
sur le terrain de la vie et de la réalité. Le matéria-
lisme, lui, a déjà rempli son devoir en démontrant
l'union indissoluble de la force et de la nature, de
l'esprit et du corps, en en faisant disparaître à
jamais ce vieux dualisme. Tous deux abandonnent
maintenant le terrain au réalisme scientifique et
philosophique, et tout le monde est d'accord sur
ce point que la base future de la science et de la
philosophie ne doit plus être théologique ou méta-
physique, mais seulement anthropologique et fondée
sur la nature de l'homme, qui est partout la même.
Le résultat nécessaire devra être une métamor-
phose complète, un très-grand bienfait, et un im-
mense progrès dans la science et dans la vie pra-
tique.
Si Ton persiste encore à donner le nom de « ma-
INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION 57
térialisme j) à la méthode dont je viens de dire les
tendances, il ne peut, je pense, y avoir aucun doute
sur ce point, que l'avenir appartient à ce matéria-
lisme, et que toutes les tirades et toutes les injures
lancées contre lui resteront impuissantes. Quand
bien même la science et la philosophie d'autrefois,
soutenues par les vieilles tendances, par la routine,
les usages, l'ignorance, la paresse, la force, conser-
veraient encore quelque temps leur prépondérance, le
moment ne peut manquer de venir où elles subiront
elles-mêmes un bouleversement profond dans le sens
de la liberté, de la science positive et des saines vé-
rités de la nature; ce sera l'aurore du jour qui
éclairera l'affranchissement de l'humanité au point
de vue intellectuel et moral.
0' Louis BUCHNER.
Darmstadt, mars 1867.
FORCE ET MATIÈRE
L'anirers, qui est le môme pour tous,
n'a été créé ni par les dieux ni par les
hommes ; mais il a été et sera toujours
un feu vivant qui se ranime et s'éteint
d'après des lois déterminées ; c'est un jeu
que Jupiter joue arec lui-même.
Heraclite.
« La force n'est pas un Dieu donnant Timpul*^
sion, elle n'est pas un être séparé de la substance
matérielle des choses. C'est la propriété inséparable
de la matière, qui lui est inhérente de toute éter-
nité. Une forcé qui ne serait pas attachée à la ma-
tière, qui planerait librement au-dessus d'elle, serait
idée absurde. L'azote, le carbone, Thydrogène et
l'oxygène, le soufre et le phosphore ont des pro-
priétés qui leur sont inhérentes de toute éternité. »
MOLESGHOTT.
« En allant au fond des choses on reconnaît bien-
tôt qu'il n'y a ni force ni* matière. Ces deux termes
ne sont l'un et l'autre que des abstractions des corps
considérés sous des points de vue différents. Ils se
supposent et se complètent réciproquement ; sépa-
rés, ils cessent d'ôtre. La matière n'est pas un coche
60 FORCÉ ET MATIÈRE
auquel, en guise de chevaux, on mettrait et on ôte-
rait alternativement les forces. Une parcelle de fer
est et reste la même chose , soit qu'elle parcoure
l'univers dans un aérolithe, qu'elle résonne sur la
voie ferrée ou qu'elle jaillisse, en globule sanguin,
aux tempes d'un poëte. Ces propriétés sont de toute
éternité, inaliénables, intransmissibles. * Dubois-
Reymond.
« Aucune force ne peut naître de rien. » LiEBia.
« Rien au monde ne nous autorise à supposer
l'existence de forces en soi et pour soi, sans corps
d'où elles émanent et 'sur lesquels elles agissent. »
COTTA.
En citant ces paroles de naturalistes distingués
nous commençons un chapitre qui doit nous rappeler
une des vérités les plus simples et les plus impor-
tantes dans leurs résultats , mais aussi, à cause de
cela peut-être , une des moins connues. Point de
force sans matière — point de matière sans force !
L'une ne peut se concevoir sans l'autre; conçues
séparément, toutes les deux ne sont plus que de
vides abstractions. Imaginons les plus petits atomes
dont un corps est formé, sans matière, sans force,
sans ce rapport d'attraction et de répulsion mu-
tuelles qui les contient et qui donne aux corps la
forme et la flgure ; supposons les forces de la cohé-
sion et de l'affinité détruites, quelle serait et devrait
être la conséquence ? La matière rentrerait à l'ins-
tant et forcément dans un néant sans forme. Nous
ne connaissons dans le monde physique aucun exem-
FOUCli KT MATlftHK 61
pie d'un atome qui ne soit doué de forpes, et c'est
au moyen de ces forces qu'il joue le rôle qui lui est
assigné , tantôt sous une forme , tantôt sous une
autre; en combinaison tantôt avec des particules
homogènes, tantôt avec des particules hétéro-
gènes. Intellectuellement nous ne pouvons pas non
plus nous faire idée d'une matière sans forces.
Si nous pensons à une matière primitive, quelle
qu'elle soit, il faudra toujours qu'il y ait entre ses
moindres particules un système d'attraction et de
répulsion sans lequel elles s'annuleraient et dis-
paraîtraient dans l'espace. « Un être sans propriétés
est un non-seni que la raison rejette et que l'expé-
rience cherche vainement dans la nature. » Dross-
BAGH. La notion d'une force sans matière est égale-
ment vide et sans fondement. Si c'est une loi géné-
rale qu'une force ne peut se manifester que dans la
matière, il s'ensuit que la force ne peut être autre
chose qu'une propriété inhérente à la matière. C'est
pourquoi, comme le soutient Mulder avec raison,
des forces ne peuvent pas être communiquées mais
seulement éveillées. Le magnétisme ne peut pas,
comme il semblerait, être transmis, mais seulement
excité, activé en modifiant l'état d'agrégation de
son milieu. Les forces magnétiques sont inhérentes
aux molécules de fer ; et, dans un bâton aimanté,
par exemple, elles sont surtout condensées à l'en-
droit où elles ne se manifestent que peu ou point,
c'est-à-dire au milieu. Imaginons, s'il est possible,
une électricité, un magnétisme sans le fer ou sans
dS FORCE ET MATIÈRE
les corps dans lesquels nous avons observé les ma-
nifestations de ces forces; supprimons en même
temps ces particules dont les rapports mutuels et les
dispositions moléculaires sont précisément les causes
des phénomènes électriques, magnétiques, etc. ; il
ne reste plus , dès lors , qu'une notion sans forme,
une abstraction vide, dont le nom rappelle à notre
esprit uii certain nombre de phénomènes déterminés,
mais qui, par lui-même, ne répond à rien de réel.
S'il n'y avait jamais eu de particules susceptibles
d'être électrisées, il n'y aurait jamais eu d'élec-
tricité, et nous n'aurions jamais pu, avec le seul
secours de l'abstraction, en acquérir la moindre con-
naissance, ni en avoir la moindre idée. Il faut môme
ajouter qu'elle n'aurait jamais existé sans ces parti-
cules. Tous les corps appelés impondérables, tels que
chaleur, lumière, électricité, magnétisme, etc., ne
sont ni plus ni moins que des modifications de l'état
d'agrégation de la matière — modifications qui se
communiquent d'un corps à un autre par une espèce
de contagion. La chaleur est la dilatation des plus
petites molécules, le froid la contraction de ces mo-
lécules. La lumière et le son sont des corps vibrants,
ondulants. « L'expérience nous apprend, dit Gzolbb,
que les phénomènes électriques et magnétiques,
Nouvel exposé du sensualisme j 1855, se produisent
comme la lumière et la chaleur, par les rapports
mutuels des corps, des molécules et des atomes. »
C'est pour ces motifs que les savants mentionnés
auparavant définissent la force, une simple pro^
FORCE KT MATIÈRE 63
priété de la matière. Il est aussi impossible de con-
cevoir la force sans la matière que la vision sans
appareil visuel, la pensée sans organe pensant. « Il
n'est jamais venu à l'idée de personne, dit Vogt,
de soutenir qu'il existe une faculté sécrétoire in-
dépendante da la glande, une faculté contractile
indépendante de la fibre musculaire. » Rien n'a
pu en aucun temps indiquer l'existence d'une force,
sauf les changements que nous observons dans les
corps à l'aide de nos sens ; et c'est à ces change-
ments, classés suivant leurs rapports et désignés
sous des noms diflGârents, que s'applique le terme
générique force. Il n'y a absolument que ce moyen
de se rendre compte du sens attaché à cette •expres-
sion.
Quelle est la conséquence générale et philosophi-
que de cette notion aussi simple que naturelle ? Que
ceux qui parlent d'une force créatrice ayant tiré le
monde d'elle-même ou de rien, ignorent le premier
et le plus simple principe de l'étude de la nature
basée sur la philosophie et sur l'empirisme. Que
serait-ce, en eflfet, qu'une force qui ne se manifes-
terait point dans la matière et qui la gouvernerait
arbitrairement par des déterminations individuelles*?
Et, d'autre part, est-il plus rationnel d'admettre
l'existence de forces indépendantes qui, en péné-
trant la matière informe et sans loi, en s'y incor-
porant indissolublement, auraient produit le monde?
Assurément non ; car nous avons vu que l'existence
séparée de ces deux choses est impossible. Le cha-
64 force: kt matière
pitre qui traitera de rimmortalité de la matière dé-
montrera que le monde n'a pu être créé de rien. Un
rien est une chimère rejetée par la logique et par les
faits. Le monde ou la matière avec ses propriétés,
que nous appelons forces, a dû exister et existera
de toute éternité — en un mot, le' monde n'a pu
être créé. Dans le cours de nos recherches nous fe-
rons observer plus d'une fois que la notion d'une
force créatrice individuelle conduit à Timpossible.
Quel est l'homme instruit, quel est celui qui, avec
une connaissance même superficielle des résultats
des sciences naturelles, pourrait douter que le monde
soit non pas gouverné par des lois, comme on le dit
habituellement, mais doué d'une activité propre qui
se manifeste à nos sens suivant des lois déterminées,
nécessaires et inhérentes à la malière elle-même?
Il n'est pas moins évident qu'une force — pour nous
servir une fois de cette expression par abstraction —
ne peut être une force, ne peut exister qu'en tant et
aussi longtemps qu'elle est en activité. Qu'on se re-
présente donc une force créatrice, une puissance
absolue, une âme primitive, un x inconnu — n'im-
porte le nom qu'on lui donne — comme cause pre-
mière du monde, il faudrait aussi, en lui appliquant
la notion du temps, dire qu'elle n'a pu exister ni
avant ni après la création. Elle ne pouvait exister
avant la création ; l'idée d'une telle force étant in-
conciliable avec l'idée du néant ou de l'inaction.
Elle ne pouvait non plus exister sans créer; autre-
ment il faudrait se figurer qu'elle est restée pendant
FORCE ET MATIÈRK 65
quelque temps dans rinaction, dans un repos et dans
une inertie complète, en présence de la matière in-
forme et immobile — idée dont nous croyons avoir
démontré plus haut l'impossibilité. Une force créa-
trice immobile et inerte serait une abstraction aussi
vide, aussi absurde qu'une force sans matière.
L'existence d'une pareille force ne peut pas davan-
tage se concilier avec le fait de la création effectuée;
car l'inertie et le repos sont également incompatibles
avec l'idée de cette force et en impliquent la néga-
tion. Le mouvement de la matière dépend unique-
ment des lois qui s'y manifestent et les phénomènes
eux-mêmes ne sont que les produits des combinai-
sons diverses, fortuites ou nécessaires de mouvements
matériels. Jamais et nulle part, pas même dans les
points les plus reculés de l'espace explorés par le
télescope, on n'a observé un fait formant exception
à cette règle et capable de justifier l'hypothèse
d'une force absolue, indépendante et extérieure aux
choses. Du reste, une telle force, en supposant
qu'elle pût exister sans manifestation extérieure, ce
qui est contradictoire, ne saurait être conçue par
notre esprit. Une force éternellement immobile, se
suffisant à elle-même ou plongée dans sa propre
contemplation, est une abstraction vide de sens,
arbitraire et dépourvue de toute base empirique. Il
ne reste plus qu'une troisième hypothèse aussi sin-
gulière que superflue, celle d'une force créatrice
surgissant tout à coup du néant, créant le monde
(de quoi?) pour rentrer ensuite en elle-même ou
5
86 FORGE ET MAÎIËHë
s'incorporer à lui et se dissoudre éh (Jtlelquë sorte
dans l'univers après lui avoir donné l'être^ Ces
idées, surtout la dernière^ ont été caressées de tout
temps avec prédilection par des philosophes ou des
savants 4ui se sont imaginé pouvoir concilier ainsi
le fait trop incontestable d'un ordre éterûéL et im-^
muable dans l'univers avec l'hypothèse d'un prin-^
cipe éternel et créateur.
Toutes les croyances religieuses s'appuient plus
ou moins sur les doctrines précédentes; toutes ad-
mettent une force créatrice rentrée dans le repos
après la création. Elles en diifèrent seulement en ce
sens que, pour elles, cette force conserve toujours
son individualité et son indépendance et qu'elle peut
à volonté suspendre ou renverser les lois établies
par elles à l'origine des choses^ '
De telles idéeë ne sauraient nous occuper plus
longtemps. Outre qu'elles échappent à l'observa-
tion, elles ôont encore réprouvées par la raison et
la logique; car elles attribuent à ded conceptions
abstraites des qualités et des perfections individuelles
et humaines. On ne peut ainsi arbitrairement mettre
la foi à la place de la science. Ce serait d'ailleurs
porter de l'eau à là mer que de vouloir démontrer
encore une fois l'inutilité et Timpossibilitê philoso-
phique de pareilles conceptions. Limiter le temps et
lui assigner un commencement, ce qui serait le fait
de la force créatrice, est tine absurdité ; son origine
du néant en implique tlne plus grande encore.
« Aucune force ne peut naître de rien. » Lifinia.
FORGE ET MATIÈRE 67
« Un rien absolu n'est pas concevable. » Czolbe.
Si donc la force créatrice ne peut exister, ni avant
ni après l'origine des choses, si on ne peut concevoir
qu'elle n'ait eu qu'une existence momentanée, si la
matière est immortelle, s'il n'y a point de matière
sans force, point de force sans matière — il ne peut
y avoir de doute que le monde n'ait pu être créé et
qu'il soit éternel. Ce qui ne peut être séparé, n'a
jamais pu exister séparément ! Ce qui ne peut être
anéanti ne peut être créé ! « La matière ne peut être
créée, jpar là même elle ne peut être anéantie. » Vogt.
I .
IMMORTALITÉ DE LA MATIÈRE
Imperious Caesar^ dead, and turn'd to clay,
Might stop a hole to keep the wind away :
0, Ihat Ihe earth, which kept ilie world in awe,
Should patch a wall to expel the winter's flawt
Le puissant César mort et changé en argile
Pourrait boucher une crevasse, pour chasser le vent;
Penser que le mortel qui fait trembler le monde
Puisse remplir le trou d'un mur et repousser les rigueurs
[de l'hiver 1
Shakspeare (Hamlet),
C'est par ces profondes paroles que le grand
Shakspeare proclamait, il y a 300 ans, une vérité
qui malgré sa clarté, sa simplicité et son évidence
semble n'être pas encore généralement admise par
les naturalistes. La matière est immortelle, indes-
tructible; nul grain de poussière, si petit qu'il soit,
ne peut se perdre dans l'univers, nul ne peut s'y
ajouter. Notre esprit ne pourrait pas même par la
pensée ôter ou ajouter au monde le moindre atome,
sans le faire rentrer du même coup dans le chaos ;
les lois de la gravitation en seraient altérées, l'équi-
libre nécessaire et invariable des matières en serait
détruit. C'est à la chimie de nos jours que nous de-
IMMORTALITÉ DE LA MATIÈRE 69
vons la démonstration de cette grande vérité; elle
nous a montré de la manière la plus évidente que la
métamorphose continuelle des êtres qui s'accomplit
journellement sous nos yeux, la naissance et la mort
des formes organiques et inorganiques, ne sont pas
le produit d'une création e nihilo, comme on Ta cru
jadis assez généralement, mais que ces phénomènes
proviennent uniquement de la transformation non
interrompue d'une même matière primitive, dont la
masse et les éléments restent toujours invariables. En
poursuivant', à l'aide de la balance, la matière à
travers les voies nombreuses et compliquées qu'elle
parcourt , on l'a toujours vue entrer et sortir des
combinaisons en conservant son poids initial. Les
calculs basés depuis sur cette loi, ont donné partout
les mêmes résultats. Il semble, au premier abord,
quand nous brûlons un morceau de bois, que les
parties dont il se composait, ont été consumées par
le feu et par la fumée. La balance du chimiste
prouve au contraire que non-seulement ce morceau
de bois n'a rien perdu de son poids^ mais que ce
dernier a été augmenté; elle montre que les produits
recueillis et pesés contiennent non-seulement exac-
tement toutes les matières dont le bois se composait,
mais qu'ils en renferment encore de nouvelles sous-
traites à l'air par la combustion. En un mot, le bois
qui brûle ne perd point de son poids ; ce poids est
augmenté. » Le carbone qui a été dans le bois, dit
VoGT, est impérissable, il est éternel et aussi indes-
tructible que l'hydrogène et l'oxygène avec lesquels
70 FORCE ET MATIÈRE
U a été an combinaiison dans ce môme bois. Cette com-
hinai^ou et la forma qu'elle affecte est périssable, la
taatière jamais. »
. « Le carbone qui se trouve dans la chaux car^
bpnatée cristallisée, dans la fibre ligneuse ou dans
le muscle, peut bien affecter une autre forme aprèa
la destruction de ces corps, mais les éléments n'en
pourront jamais être altérés ni anéantis. » CzoLBp.
A chaque souffle qui sort de notre bouche, nous
reudons par l'expiration une partie des mets que
uous mangeons et une partie de Teau que nous
buvons. Notre corps se métamorphose si rapidement
qu'on peut dire sans exagération que nous sommes
des êtres tout autres et entièrement nouveaux au
bout de quatre semaines.
Les; combinaisons organiques se renouvellent mo-
lécule à molécule, mais demeurent toujours iden-
tiques à elles-mêmes. Leurs atomes n'ont point
changé de nature ; ils n'ont fait que ^ se déplacer
pour être remplacés par d'autres de même espèce
qu'eue. Aujourd'hui dans une combinaison, de-
main dans une autre, ils constituent par leur mode
d'agrégation les formes variées et innombrables
des corps qui se renouvellent incessament sous nos
yeux par une suite non interrompue de change-
ipents. Dans les métamorphoses le nombre des
atomes d'un élément simple reste invariable ; il ne
ge forme point de molécule nouvelle, et aucune de
celles qui existent déjà ne peut disparaître. Les exem-
ples et les preuves que nous pourrions citer à l'ap-
«
IMMORTALITE DR tA MATIÈRE 71
pui de 068 données sont nombreux, Il nous suffira de
faire observer que les transformations de la matière
déterminées et classées par Thomme à Taide de la
balance et du caloul se comptent aiyourd'hui par
milliers et que nul ne peut leur assigner des limites.
Mort et naissance, dépérissemeut et renouvellement
se donnent partout la main dans un enchaînement
sans fin. Le pain que nous mangeons, Tair que
nous respirons nous rendent sous une autre forme
la substance des corps de nos ancêtres morts il y a
des milliers d'années. Nous restituons de même cha*
que jour au monde extérieur une partie de notre
substance, pour la répandre peut-être peu de temps
après en même temps que celle des êtres qui nous
environnent.
Ce mouvement alternatif, éternel et irrésistible
des atomes a attiré de tout temps Tattention des
savants qui ont expliqué de la sorte les transforma-r
tiens des corps. C'est ainsi que, sans s^écarter des
données scientifiques, le poôte anglais a pu dire que
ce qui fat jadis le corps de César bouche peut-être
aujourd'hui le trou d'un vieux mur.
Il nous semble à peine concevable qu'un fait si
simple et démontré par la chimie d'une manière ai
évidente, soit encore de nos jours méconnu ou in--i
compris des naturalistes et des médecins. On voit
par là combien peu en général les grandes décou-
vertes des sciences naturelles ont encore pénétré la
masse. C'est ainsi que Sghubbrt parle de la créa-
tion spontanée de Teau dans l'amoncellemont subit
•
4
,■*
♦ ^.
•1 •
72 FORCE ET MATIÈRE
des nuages, que Robbelen croit à la génération
spontanée de Tazote dans l'organisme animal, et
que le célèbre Ehrenberg lui-même paraît supposer
que les organismes vivants créent de toute pièce les
substances dont ils sont formés, au lieu de s'assimi-
ler simplement celles des autres êtres et du milieu
ambiant. Il semble douter que les organismes créent
de nouveau les substances dont ils sont formés ou
qu'ils ne les transforment que d'une manière orga-
nique (voyez Zeise : Cours de l'infini du macro-
cosme et du niicrocosme, 1855, page 50, etc.)
Comment méconnaître que rien — ne se fait de
rien? La substance doit exister d'avance sous une
autre forme ou dans une autre combinaison, pour
pouvoir former une organisation ou y participer. Un
atome d'oxygène, d'azote, de fer demeure toujours
identique à lui-même, partout il est doué des mêmes
propriétés qui lui sont inhérentes de toute éternité :
n'importe où il se trouve, il représente toujours le
même être. Quelle que soit la complexité de la
combinaison dont il fait partie, l'atome en sort tou-
jours tel qu'il y est entré ; il ne saurait être créé de
nouveau ni cesser d'être ; il ne peut que changer de
combinaison. C'est pour cette raison que la matière
est immortelle et que nous avons pu affirmer dans le
chapitre précédent l'impossibilité de la création.
Comment, pourquoi et à quel moment aurait-on pu
créer ce qui est indestructible de toute éternité? Le
monde a été, est et sera. « La matière est éternelle,
elle ne fait que changer de forme. » Rossmassler.
IMMORTALITÉ DE LA MATIÈRE 73
Les expressions corps mortel et âme immortelle
sont devenues banales et presque fatigantes. Un
peu de réflexion suflSlt pour montrer que c'est préci-
sément le contraire qui est vrai. Le corps dans sa
forme individuelle est sans doute mortel, mais non
dans ses éléments. Il change, à la vérité, au mo-
ment de la mort, mais il se transforme aussi à cha-
que instant pendant la vie, comme nous Tavons
vu précédemment ; mais il n'en demeure pas moins
immortel dans le sens le plus élevé du mot, puis-
que la moindre des ses particules ne peut être
anéantie. Nous voyons, au contraire, l'âme dispa-
raître avec l'agrégat matériel et individuel ; ce qui,
pour tout homme exempt de préjugé, prouve bien
que la vie n'est autre chose que le produit d'une
combinaison de molécules douées de propriétés ou
forces spéciales et qu'elle doit nécessairement dispa-
raître avec ^ette combinaison. « Si nous ne sommes
pas anéantis par la mort, dit Feghner, le mode
de notre existence actuelle ne peut pourtant pas
lui résister. Nous repassons à l'état de poussière ;
mais tandis que nous changeons, la terre reste et
se développe sans cesse ; elle est un être immortel
et les astres le sont avec elle. »
L'immortalité de la matière est aujourd'hui un
fait définitivement établi par la science. Il est inté-
ressant de savoir que des philosophes d'un temps
plus reculé ont reconnu les conséquences de cette
vérité importante, bien qu'elle ne fût pas encore dé-
montrée par la science et qu'ils n'aient pu en avoir
'V.
% «
74 FORGE ET MATIÈRE
qu'une idée vague, une sorte de pressentiment.
La preuve n'en pouvait, d'ailleurs, être fournie que
par nos balances et nos cornues,
Sébastien Frank, savant aUenaand qui vivait en
1528, dit : « La matière a été du commencement
en Dieu, et est pour cette cause éternelle et infinie.
La terre, la poussière, toute chose créée passe;
mais on ne peut pas dire que ce dont elle a été créée
passe également. La substance reste éternelle; un
être tombe en poussière; mais, de cette poussière,
un nouvel être en naît. La terre, comme le phénix,
dit Pline, renaît sans cesse de ses cendres. C'est en
vain qu'elle yieillit et se décompose : toujours re*
nouvelée et rajeunie, elle demeure éternellement la
même et ne saurait être altérée dans ses éléments. >
Les philosophes italiens du moyen âge émettent
la même idée avec plus de clarté encore. Bernard
Telesius (1508) dit : « L'essence des c^rps est et
demeurera toujours la même; la sombre matière
inerte ne peut être augmentée ni diminuée. »
Et Giordono, réformateur brûlé à Rome en 1600 :
« Ce qui a été semence devient herbe, puis épi,
# puis pain, suc nourricier, sang, sperme, embryon,
• homme, cadavre ; puis terre, pierre ou autre corps
solide, et ainsi de suite. Il y a donc dans tous les
êtres quelque chose qui se transforme et qui pour-
tant demeure toujours identique. C'est à tel point
que rien, sauf la • matière, ne semble constant,
éternel et digne du nom de principe. A elle seule,
elle contient toutes les formes et toutes les dimen-
* «
IMMORTALITÉ DE LA MATIÈRE 75
sions ; et ces formes infinies dans leurs variétés, lui
appartiennent en propre : elles ne lui viennent point
d'un être supérieur ou extérieur à elle. C'est elle-
même qui les engendre et les fait sortir de son sein.
Dire d'une chose qu'elle meurt, c'est dire qu'elle
passe à une existence nouvelle : la mort n'est qu'une
décomposition qui, en même temps qu'elle se produit,
donne naissance à une combinaison d'une autre
espèce. »
A une époque bien plus éloignée encore cette vé-
rité, qui semble destinée à devenir la pierre angulaire
de la philosophie scientifique, était déjà professée
par Empédocle. Voici comment s'exprime ce philo-
sophe, qui vivait 450 ans avant J.-G. : « Ceux qui
s'imaginent que quelque chose naît qui n'avait pas
encore existé auparavant ne sont que des enfants
ou des gens à courtes vues. »
»
IMMORTALITÉ DE LA. FORCE
Ce qui disparait d'un côté, réparait
nécessairement d'un autre.
Faraday.
Il n*y a pas de sonfQe si lc£;er, point
de vague se brisant sur le rivage, dont
les mouvements ne parcourent l'univers.
H. TUTTLE.
La force immanente à la matière ne peut être
créée; elle est aussi indestructible, aussi impéris-
sable, aussi immortelle que cette dernière. Inhérente
à la masse infinie des substances, elle accomplit avec
ces dernières et dans l'union la plus étroite avec
elles, un mouvement circulaire qui n'a ni inter-
ruption ni fin. Lorsqu'un corps change d'état et
que, par suite de ce changement, une nouvelle
force s'y manifeste, la quantité de force développée
dans ce corps est toujours équivalente à celle qui a
été dépensée par les corps voisins pour produire le
phénomène en question. De même qu'il est prouvé
par les faits que la matière ne peut être ni créée ni
anéantie, l'expérience démontre également que la
IMMORTALITÉ DK LA FORCE 77
force est éternelle, impérissable et qu'elle ne peut
exister ailleurs que dans les corps. Une force peut
toujours être ramenée à son principe, c'est-à-dire au
mouvement initial et équivalent qui Ta mise enjeu.
Ces transformations ne sont point arbitraires; elles
ont toujours pour coefficient un équivalent numé-
rique déterminé : de sorte que la quantité de force
développée est toujours' en rapport avec le travail
*
produit. Il n'y a donc point de forces perdues, il n'y
a que des mouvements transformés; et, de même
que la quantité de matière, la quantité de force de-
meure toujours invariable dans l'univers.
Les transformations de la matière sont reconnues
depuis longtemps et admises aujourd'hui à peu près
par tout le monde; mais il n'en est pas de même de
la transformation des forces. Cette action, malgré
sa simplicité et son évidence, ne s'impose pas encore
à tous les esprits et elle vient seulement d'être mise
à Tordre du jour dans le monde savant. Il suffit
cependant, pour se convaincre de cette vérité, de
réfléchir quelques instants au rapport nécessaire qui
existe toujours entre la cause et l'effet. La logique
et l'expérience journalière nous apprennent, qu'au-
cun mouvement ou changement physique, par con-
séquent aucune manifestation de forces, ne peut
avoir lieu , sans produire une série infinie de mou-
vements ou de changements successifs, c'est-à-dire
des manifestations de force ; de sorte que chaque effet
redevient à son tour la cause d'un etfet subséquent
et ainsi à l'infini. Il n'y a point de repos dans la
78 FORCE ET MATIÈRE
nature; toute son existence n'est qu*un mouvement
circulaire et ininterrompu dans lequel chaque mou-
vement est tour à tour cause ou effet d^un mou-
vement équivalent; de sorte qu'il n'y a jamais ni
lacune, ni perte, ni excédant. Tout mouvement,
dans la nature, provient nécessairement d'un mou-
vement antécédent et en produit un subséquent. Seul
le néant ne peut rien signifier ni rien produire. De
iliéme qu6, dans le monde matériel, totite formé
individuelle ne parvient à l'existence qu'en puisant
dans le fonds infini de la matière, qui resté éter-
nellement le même, de même tout mouvement prend
le principe dé son existence, danë le matériel iné-
|)uisablë des forces, et rend tôt ou tard, d'Une maniéré
ou d'une autre, à la somme totale ce qu'il lui a etn-^
prunté. Une force peut bien devenir latente, c'est-â-
dire n'être pas apparente pour le moment ; mais elle
n^est point perdue; elle a seulement changé de ma-
nière d*être et passé à l'état de force équivalente qui
se manifestera à son tour quand les conditions du
phénomène changeront. Elle' n'a point changé
quant au fond, elle s'est seulement modifiée quant
à la forme. Les différentes formes dynamiques ayant
toutes le même équivalent mécanique peuvent se
remplacer réciproquement} mais aucune d'elles ne
peut disparaître. De sorte que la somme de force
existant dans l'univers ne peut être ni augmentée
ni diminuée ; il n'y a que les formes particulièreii
de là force générale qui subissent des changements ^
4. La quantité existante de force, dit l'auteur d'un essai sur
.^1*
IMMORtALITÉ DE LA FORCE 79
Il y a Hûè science qui s'occupe spécialement dé
Tétude des forces et de leurs transformations ; c'est
la physique. Cette science nous fait connaître huit
forces différentes : pesanteur, attraction, chaleur,
lumière, électricité, magnétisme, aflBnité, cohésion*
Ces forces Sont immanentes aux corps et en sont
insépat^bles, bien que grâce à leur équivalence, elles
puissent se remplacer et s'engendrer réciproque-
ment. C'est l'union de ces deux termes abstraits et
éternellement adéquats (matière et force) qui consti-
tue le monde. Dans l'univers, qui est le grand réser-
voir dynamique, la force apparaît surtout sous
forme de chaleur et de lumière dans les soleils ou
étoiles fixes, sous forme d'attraction dans les pla-
nètes, qui se meuvent circulairement autour d'un
globe central, d'affinité chimique, de cohésion et de
magnétisme dans les matières pondérables des corps
célestes»
Nous allons donner quelques exemples de trans-
formation des forces.
Par la combustion, qui est un des modes de mani-
festation de l'affinité chimique, on obtient de la cha-
leur et de la lumière. La chaleur produit la vapeur,
^i àson tour est changée en force mécanique. Cette
force mécanique peut être consommée en travail
utile ou se transformer en chaleur par la friction ;
Id loi de la conservation de la force, publiée dans le journal Nos
jours, reste invariable. Nous pouvons à volonté faire varier ses
effets en la modifiant qualitativement, mais nous ne saurions en
aucune façon augmenter ou diminuer son équivalent numérique.
80 FORCK ET MATIÈRE
elle peut de même reparaître dans la machine élec-
tro-magnétique, sous forme de chaleur, d'électricité,
de magnétisme, de lumière, et de différence chimi-
que. — Une des transformations de forces les
plus fréquentes, est celle de la chaleur en force
mécanique et réciproquement. Par le frottement
de deux morceaux de bois on obtient de la cha-
leur et du feu. Si au contraire, on chauffe une
machine à vapeur, on change la chaleur en friction
et en mouvement. Tandis que, par la combustion
du charbon, TafiGinité chimique se change en cha-
leur dans la machine à vapeur, on peut, à l'inverse
du cas précédent, changer en chaleur la force méca-
nique en faisant tourner à frottement, à l'aide de
celte dernière,, un cône de bois massif dans un cône
creux de métal. Ce dernier se chauffe à tel point
que, mis en rapport immédiat avec l'eau d'une cas-
cade, d'un torrent, d'un moulin, ou simplement
avec un courant d'air froid, il peut produire assez
de vapeur ou de calorique dans l'air pour chauffer
un appartement.
Dans la poudre à canon gisent à l'état latent des
affinités chimiques. Dès que l'étincelle y tombe,
ces affinités sont satisfaites et la chaleur, la lumière
et la force mécanique se manifestent.
Le courant électrique dégagé par la pile de Volta,
et dû, comme on le sait, à une action chimique, peut
également produire de la chaleur et de la lumière
dans les réophores ou, le cas échéant, se transfor-
mer en force chimique (combinaison et décomposi-
IMMORTALITÉ DE LA FORGE 81
tion des solides, des liquides et des gaz). De même,
dans la machine électrique, la force mécanique du
bras tournant le plateau, qui provient elle-même
d'une série d'actes moléculaires (nutrition, combus-
tion respiratoire, métabolisme des cellules ner-
veuses, etc.), engendre le courant électrique et
celui--ci peut, selon les circonstances, se manifester
sous forme d'attraction, de chaleur, de lumière ou
d'affinité chimique.
Par le choc des corps, la force mécanique est
changée en chaleur, comme on en peut faire l'expé-
rience avec deux boules non élastiques (p. ex. de
plomb) qui s'échauffent par le choc ; au contraire
des corps élastiques (billes de billard) ne s'échauffent
point, parce qu'ils transmettent par le contre-coup
la force mécanique qui leur a été communiquée.
Toute la lumière et toute la chaleur qui existent
dans l'univers proviennent sans doute de cette
source. Il est constant d'ailleurs que la lumière et
la chaleur émanées du soleil et des étoiles fixes sont
l'expression la plus générale et la plus éclatante de
la force cosmique. Toutes les forces physiques de
notre globe sont, en dernière analyse, un effet
de la chaleur dégagée par le soleil. L'eau qui coule,
le vent qui souffle, la chaleur animale, la combus-
tibilité du bois et de la houille, etc. , sont en réalité
sous l'influence directe de cet astre. C'est la chaleur
du soleil emmagasinée par le bois, la houille, etc.,
<iui apparaît dans la combustion de ces substances.
La force qui fait mugir la locomotive, le travail qui
6
8t FOtiGE ET MATIÊHE
engendre la pensée dans le cerveau du penseur, aussi
bien que le clou qui sort des mains de l'ouvrier, tout
émane de la chaleur solaire transformée en activité
dynamique. La chaleur qui chauffe nos demeures, dit
Liebig, la lumière qui nous éclaire la nuit sont Tune
et l'autre empruntées au soleil, dont les rayons ab-
sorbés par les planètes se transforment en chaleur ;
et cette chaleur concentrée et accumulée dans les
corps échauffés peut à son tour devenir lumineuse.
Nous voyons tous les jours le magnétisme en-
gendrer des courants électriques et ceux-ci produire
des mouvements variés.
L'inertie, qui est une force négative, peut affecter
successivement toutes les formes dynamiques.
Il suffit de considérer le pendule et les aiguilles
d'une horloge pour voir la pesanteur se transformer
en mouvement.
Dans ce processus des différentes formes dyna-
miques, il est rare qu'il n'y ait pas une certaine
quantité de force dissimulée. Dans la machine à va-
peur par exemple, une grande partie de la chaleur
obtenue ne se transforme pas en force mécanique ;
mais elle s'échappe sous forme de chaleur avec les
vapeurs qui se dégagent, ou avec l'eau qui se con-
dense. Il semble qu'une partie de la force mécanique
se perde dans l'arme à feu; mais en réalité il n'en est
rien ; la portion de force perdue pour la projection
de la balle demeure à l'état de chaleur dans le canon
et se manifeste sous forme de vibrations sonores par
l'explosion. Dans la machine électrique, une partie
IMMORTALITÉ DE LA MATIÈRE 83
de la force est absorbée par le plateau et par les
coussinets, etc. , mais elle n'est point perdue pour
cela. Absolument parlant, il n'y a jamais de force
perdue dans l'univers ; mais il arrive souvent qu'une
force est déviée de son but principal ou n'est pas
utilisée entièrement. La portion ainsi dissimulée peut
échapper à l'observateur superficiel, mais non au
vrai savant. En un mot, une force peut se diviser et
apparaître sous diflFérentes formes; mais la somme
des forces dérivées est toujours équivalente à la gé- .»* ^'^'
nératrice. Beaucoup de faits pourraient être cités à
Tappui de cette loi. Tous se résument dans la pro-
position suivante : La force ne peut être créée ni
anéantie. Il en résulte que le mouvement oiroulaire
de la force est corrélatif et indissolublement lié à celui
de la matière. La nature peut donc être comparée à
un cercle qui porte en lui*môme sa raison d'existence
et dans lequel les causes et les effets se lient sans ûa
et sans commencement. Il n'y a d'immortel que ce
qui a toujours été, et ce qui est éternel ne saurait
ôtre créé»
»
».
L'INFINI DE LA MATIÈRE
¥'"*,'
^ *^ "•.- Le monde na pas de bornes, il est infini,
^^ ^ '-^ COTTA.
Si la matière est infinie dans le temps, c'est-à-
dire éternelle^ elle est également sans limites dans
Tespace. Les idées que notre esprit borné se fait du
temps et de l'espace, considérés par rapport à l'éten-
due et à la durée de chaque corps en particulier, ne
s'appliquent point à la matière en général. Que nous
cherchions Tétendue de la matière, dans le macro-
cosme ou dans le microcosme, peu importe ; il est
toujours impossible de lui assigner des bornes. L'in-
vention du microscope, en nous faisant connaître le
monde des infiniment petits et l'extrême délicatesse
des éléments organiques, dont on n'avait pas même
soupçonné Texistence jusqu'alors, fit naître dans
certains esprits la téméraire espérance de découvrir
la dernière expression et jusqu'au principe même de
la vie. Mais cet espoir s'est évanoui à mesure que
nos instruments se sont perfectionnés. Le micros- .
L'INFINI DE LA MATIÈRE 8S
cope nous montre aujourd'hui, dans la centième
partie d'une goutte d'eau, un monde d'animalcules
doués de formes parfaitement déterminées, qui se
meuvent, mangent, digèrent, vivent enfin comme
tout autre animal et sont pourvus d'organes dont
nous ne pouvons pas môme pressentir la structure.
Il en est de si petits que Ton peut à peine distinguer
leurs contours extérieurs à l'aide des plus forts
grossissements. Leur organisation intérieure nous est ♦ r t
absolument inconnue, et nous savons encore moins, *** «^ ij
cela va sans dire, s'il en peut exister d'autres encore "* ^ ''v.
plus petits. « Faudra-t-ilun jour, dit Cotta, grâce
au perfectionnement incessant de nos instruments,
reconnaître dans les monadaires une race de géants
dans un monde de pygmées et, au-dessous de ces
derniers, des êtres plus subtils encore ? »
Le rotifère, qui n'est pas plus gros que la dixième
ou vingtième partie d'une ligne, est pourvu d'une
bouche, de mâchoires dentées, d'un estomac, de
glandules intestinales, de vaisseaux et de nerfs. La
monade, aussi agile qu'un trait, mesure la 2000®
partie d'une ligne, et une seule goutte de liquide en
contient des millions ; les vibrions, aussi des infu-
soires de la plus petite espèce, paraissent à l'œil
armé du microscope, comme des amas de petits
points ou traits à peine perceptibles et constamment
en vibration. On en compte plus de 4 millions pour .
une seule ligne cube. Ces animaux ont des organes [, "^ *
de locomotion, et d'après la nature de leurs mou-'- • -^^
vements, nous devons supposer 5^uôsî chez eux ^^
86 rORGE ET MATItRE
Pexistence de la sensation et de la yolonté. On ne
peut pas douter non plus qu'ils soient pourvus d*oiH
^anes ou de tissus destinés à les reproduire. Mais
notre œil n'a pu encore nous rendre compte de la
forme de ces organes ou |de ces tissus, ni des élé^
ments matériels qui entrent dans leur structure. Les
grains de semence d'un champignon qu'on trouve
en Italie sur les raisins, sont d'une telle petitesse
/ * ^ qu'un globule de sang humain parait, sous le mi-!^
f ^ * erosoope, un géant à odté d'eux. Les globules san--^
guins sont eux-mêmes d'une telle petitesse, qu'une
goutte de sang en contient plus de cinq millions.
Et pourtant, ce grain si ténu est doué du pouvoir
reproducteur, ce qui implique une complexité très-
grande et des éléments matériels dont nous ne sau^
rions nous faire une idée. Nous pouvons apprécier
maintenant la limite et la courte portée de notre
force visuelle.
La matière des comètes est, selon Babinet, si fine
et si raréfiée que sa densité, par rapport à la densité
de Pair atmosphérique, est représentée par une frac-
tion dont le diviseur est égal à 1, et dont le divi-^
dende est égal à un nombre de cent vingt-^cinq
ohifTres. On peut d'ailleurs, à l'aide de l'analyse
spectrale, découvrir dans l'atmosphère l'existence
d'une matière égale à la 3,000,000^ partie d'un
milligramme, quantité qui échapperait compléte*-
ment à nos sens, quand même nous parviendricms &
' rendre no» nrieroaeofies mille fois plus puissants. On
appelle atome»Je8'pa|t^eules ultimes de la matière
L'INFINI DE LA MATIÈRE 87
qae l'on considère comme absolument indivisibles.
Ce sont ces atomes qui, par leur attraction et leur
répulsion réciproque, constituent les différents corps
dont les propriétés sont déterminées par celles de
ê
leurs atomes. Mais, à vrai dire, le mot atome n'ex-
prime qu'une notion conventionnelle et subjective
objectivée arbitrairement par notre esprit. Il nous
est impossible en réalité de nous faire une idée
exacte de l'atome. Nous ignorons absolument sa
forme, son volume, sa position, etc. Personne, en
un mot, n'a vu les atomes. La philosophie spécula-
tive les nie parce qu'elle ne peut admettre l'existence
d'une matière absolument indivisible. Ainsi, ni l'ob^.
servation, ni l'idée plus ou moins rationnelle que
nous nous faisons des corps ne peuvent nous con-
duire à assigner des bornes à la matière. Il nous faut
donc à jamais renoncer à cette prétention. Les mi-
croscopes les plus puissants, dit Valentin (Physio-
logie), ne nous montreront jamais ni la forme, ni
la position des molécules, pas même les groupes
qu'elles forment en se combinant. Un grain de sel,
dont nous distinguons à peine la saveur, contient
des billions de groupes atomiques que jamais l'œil
humain ne pourra contempler. Nous sommes donc
forcés d'admettre, malgré les tendances de notre es-
prit naturellement porté à tout mesurer à son
aune, que le monde est infini même dans les plus
petites parties qui le composent.
Ce que le microscope nous montre dans le mi- '
crocosme, le télescope nous le dévoile dans le ma-
88 FORGE ET MATIÈRE
crocosme. C'est dans ce monde que de hardis
astronomes pénétraient avec Tespoir d'en atteindre
les limites ; mais plus les instruments se perfection-
naient, plus les mondes qui apparaissaient à leurs
regards étonnés devenaient infinis, incommensu-
rables. Les légers nuages blancs que nous aperce-
vons à Toeil nu, par un temps clair, ont été décom-
posés par le télescope en des myriades d'étoiles, de
mondes, de soleils et de planètes; et la terre avec
ses habitants, que l'homme aimait à se représenter
comme le centre et le couronnement de l'être, est
tombée de sa hauteur chimérique au rang d'un
simple atome perdu dans l'immensité de l'espace.
Les distances que les astronomes ont calculées dans
l'univers sont tellement incommensurables que l'es-
prit en est pris de vertige. La lumière qui parcourt
78, 841 lieues par seconde, n'a pas employé moins
de 2000 ans pour parvenir de la voie lactée à notre
terre. Le télescope monstre de lord Rosse a dévoilé
des étoiles dont la distance est tellement infinie,
qu'il a fallu à leur lumière 30 millions d'années
pour arriver jusqu'à nous. Le plus simple raisonne-
ment suffit pour établir que ces étoiles ne font pas
même pressentir les limites de l'espace peuplé par
des corps célestes. Tous ces corps suivent les
lois de la gravitation et sont soumis à une attraction
réciproque. Dès qu'on leur trace des limites, l'at-
f . traction trouve un centre imaginaire, une résultante
. jf , ' idéale et le monde s'agglomère en un seul globe.
^ Quelle que soit la distance qui sépare les astres les
»i#
L'INFINI DE LA MATIÈRE 89
uns des autres^ leur réunion aurait dû nécessaire-
ment se produire à un moment donné. Mais ce fait *
n'arrivant pas et n'étant jamais arrivé, malgré la
durée infinie de l'existence du monde, l'hypothèse
tombe d'elle-même. Or, cette attraction des corps
célestes vers un centre déterminé ne peut être em-
pêchée que par l'existence d'autres globes qui se
trouvent au delà des bornes du monde visible, et qui
exercent leur attraction en dehors de lui — et ainsi
à l'infini. Par conséquent toute limite imaginaire
anéantirait le monde.
Si nous n'avons pu trouver de limite à la matière
dans les plus petites choses, nous sommes encore
moins capables d'en trouver dans les plus grandes ;
nous la déclarons infinie dans les deux sens du ma-
crocosme et du microcosme et absolument sans li-
mites dans l'espace et dans le temps. L'espace étant
sans bornes et la matière divisible à l'infini, la rai-
son et l'expérience, qui se refusent également à l'i-
dée du néant, se trouvent donc justifiées. Nous
montrerons d'ailleurs un peu plus tard que les lois de
l'esprit, loin d'être en contradiction avec celles du
monde, les reflètent, au contraire, avec la plus
grande exactitude.
DIGNITÉ DE LA MATIÈRE
Le temps est passé où Ton imaginait
respritindépendantdelamatière.Maison
s'éloigne aussi des temps où Ton croyait
que l'esprit était rabaissé, parce qu'il ne
se manifeste que dans la matière.
MOLBSCHOTT.
Mépriser la matière — dédaigner son propre
corps parce qu'il fait partie de la matière — consi-
dérer la nature et le monde comme de la poussière
qu'il faut secouer — maltraiter et tourmenter sa
chair, de telles aberrations ne peuvent provenir que
de l'ignorance et du fanatisme. Quiconque a suivi
la matière dans les voies mystérieuses qu'elle par-
court, quiconque a pénétré la cause de ses innom-
brables et merveilleuses métamorphoses, sera bien
près de s'associer à l'enthousiasme d'un de nos
penseurs les plus éminents pour cette matière 'jadis
si méprisée. Celui qui rabaisse la matière, se rabaisse
lui-même ainsi que toute la création; celui qui
maltraite son corps, maltraite aussi son esprit et
s'expose à une perte certaine, au lieu du gain ima-
ginaire qu'il espérait pour son âme. On entend
DIGNITÉ DE LA MATIÈRE Oi
souvent donner le nom méprisant de matérialistes à
côuz qui ne partagent pas ce dédain aristocratique
pour la matière et s'efforcent de découvrir en elle et
par elle les forces et les lois de Texistence ; à ceux
qui admettent que l'esprit n'a pas créé le monde de
lui-même, et qu'il est par conséquent impossible de
parvenir à le connaître sans étudier préalablement
la matière et ses lois. Ce nom employé dans ce sens
n'est plus aujourd'hui qu'un titre d'honneur. C'est
grftce aux philosophes et aux savants matérialistes
que l'homme s'élève de plus en plus au-dessus de la
matière domptée par la science et le travail de
chaque jour ; c'est grâce à eux que, dégagés des
liens de la pesanteur, nous volons avec les ailes du
vent sur la surface de la terre et que nous commu-
niquons avec la vitesse de la pensée. En présence de
tels faits, l'envie est réduite au silence, et le temps
est passé où les hommes préféraient un monde ima-
ginaire au monde véritable.
Au moyen âge, de soi-disant serviteurs de Dieu
affichaient un mépris profond pour la matière et en
étaient venus à clouer en quelque sorte au pilori
leur propre corps. Les uns se crucifiaient, d'autres
se martyrisaient de toutes sortes de manières. Des
troupes de flagellants parcouraient les provinces,
montrant leurs corps déchirés de leurs propres
mains. Les moyens les plus raffinés étaient employés
pour ruiner la force et la santé afin de laisser la pré-
pondérance à l'esprit, considéré comme une essence
surnaturelle et indépendante du corps. Feuerbach
9Î FORCE ET MATIÈRE
raconte, qu'à force d'ascétisme, saint Bernard avait
perdu le goût au point de confondre la graisse avec
le beurre et l'huile avec l'eau. Les supérieurs des
couvents, dit Rostan, avaient coutume de pratiquer
de fréquentes saignées à leurs moines afin de com-
primer leurs passions que la dévotion avait peine à
contenir. Mais, continue le môme auteur, la nature
outragée se vengeait parfois violemment. Les me-
naces contre les supérieurs, les révoltes même corro-
borées par l'emploi du poison et du poignard n'é-
taient pas rares dans ces sépulcres hantés par les
vivants. On connaît assez par les descriptions des
voyageurs le triste et dégoûtant ascétisme auquel se
soumettent les misérables peuples de l'Inde. Aussi
leur beau pays est-il la proie d'une poignée d'étran-
gers *•
1. Voici ce que dit un auteur romain à Tépoque où l'Empire,
près de sa ruine, embrassa le christianisme :
« L'Ile entière de Capraria est afïligëe par la présence d'hommes
qui fuient la lumière. Ils s'appellent moines ou ermites parce qu'ils
veulent vivre seuls et sans témoins de leurs actions. Les dons de
la fortune leur répugnent parce qu'ils craindraient de les perdre,
et c'est pour ne pas devenir malheureux qu'ils choisissent la mi-
sère. Quelle absurdité de craindre les maux delà condition hu-
maine sans savoir en supporter la félicité! Cette folie noire est le
produit d'une maladie, où le sentiment de leurs fautes pousse ces
malheureux à infliger à leurs corps les tortures réservées par la
justice aux esclaves fugitifs. »
L'historien anglais Gibbon, dans son Histoire de la décadence
et de la chute de l'Empire romain, dit, en parlant des moines et
des cloîtres : la crédulité et la soumission anéantirent la libre
pensée, source de toute conviction noble et raisonnable; et le
moine, adoptant le vil esprit de l'esclave, se soumit en aveugle à
)a foi et aux passions de ses tyrans spirituels. Une troupe de faoa-
DIGNITÉ DE LA MATIÈRE 93
De telles folies ne sont plus heureasement que de
rares exceptions parmi nous. Une meilleure instruc-
tion nous a appris à avoir plus de respect pour la
matière en nous et hors de nous. Soignons et dé-
veloppons notre corps aussi bien que notre esprit,
n'oublions pas que tous deux sont inséparables et
que ce que nous faisons pour l'un^ profite aussi à
lautre ! Mens sana in corpore sano.
D'un autre côté n'oublions pas non plus, que
nous ne sommes qu'une partie imperceptible, quoi-
que nécessaire, du grand tout qui constitue le
monde et que nous devons tôt ou tard perdre notre
personnalité pour rentrer dans la masse commune.
La matière dans son ensemble est la mère d'où tout
provient et où tout retourne.
Aucun peuple de la terre ne savait mieux hono-
rer en lui ce qui était humain que le peuple grec,
ni mieux apprécier le contraste de la vie et de la
mort. HuFELAND raconte, d'après Lucien, que Db-
tiques, dépourvus de toute crainte^ de toute raison, et de tout
sentiment humain , troubla le repos de l'Eglise d'Orient^ et les
soldats romains n'eurent pas honte d'avouer qu'ils aimaient mieux
combattre les barbares les plus féroces que ces forcenés.
Dans un autre passage, il dit : « Ils faisaient tout leur possible
pour se ravaler à un état de grossièreté et d'avilissement qui efface
toute différence entre l'homme et l'animal, et il y eut une espèce
nombreuse d'anachorètes qui prirent leur nom du fait de manger
l'herbe des plaines de la Mésopotamie à côlé des troupeaux. » Le
même historien cite aussi une parole de Zosime sur la richesse
des couvents à celte époque. Selon lui , les moines chrétiens au-
raient, sous prétexte de secourir les pauvres, réduit à la mendicité
la plus grande partie du genre humain.
Note de la 8me éd.
94 FORCE ET MATIÈRE
MONAx^ philosophe grec^ âgé de cent ans, à qai l'on
demandait de quelle manière il voulait être enterré,
répondit : N'en soyez pas en peine; le cadavre se fera
enterrer par sa mauvaise odeur. — Mais, dirent ses
amis, veux-tu servir de pâture aux chiens et aux
oiseaux? — Pourquoi pas? repartit-il; j'ai fait de
mon mieux pour servir les hommes, tant que j'ai
vécu, pourquoi ne donnerais-je pas aussi quelque
chose aux animaux après ma mort ?
Notre société moderne n a jamais pu s'élever à
une pareille hauteur. Il lui semble plus digne de
barricader avec des pierres de taille ses misérables
cadavres, pour être conservés pendant des siècles,
ou de s'enfermer dans des tombeaux de famille, avec
des anneaux aux doigts, que de rendre au milieu
ambiant ce qu'elle lui a pris et ne peut lui disputer
à la longue.
Un médecin théologien, M. le professeur Leu*-
POLDT, à Erlangen, Talter-ego du célèbre M. Ring-
SEis, soutient que ceux qui prennent pour point de
départ la matière au lieu de Dieu, doivent renoncer
à toute méthode scientifique, parce que n'étant eux-
mêmes qu'un atome de la matière, il leur est im-
possible de comprendre la nature et la matière en
général, encore moins d'en connaître les lois. C'est
là un raisonnement plus digne d'un théologien que
d'un médecin I Ceux qui ont pris Dieu pour point de
départ et non la matière, nous ont-ils jamais expli-
qué les propriétés de la matière ou les lois d'après
lesquelles, à ce qu'ils disent, le monde est gouver-
DIGNITÉ DE LA MATIÈRE 95
né? Ont-ils pu nous dire si le soleil allait ou s'ar-
rêtait ? si la terre était un globe ou une plaine ? quel
était le dessein de Dieu, etc. ? Non ; il leur a toujours
été impossible de répondre à ces questions. Partir de
• Dieu pour étudier la nature est un procédé qui n*a pas
de sens et nécessairement stérile. Construire l'univers
à sa fantaisie, en vertu de prétendues lois rationnelles
déterminées à priori, est une méthode justement dis-
créditée et désormais sans valeur. C'est précisément
à la méthode contraire que les sciences naturelles
doivent les grands progrès et les heureux résultats
réalisés de nos jours dans cette branche du travail
humain. Pourquoi l'homme issu delà matière s'obs-
tinerait-il toujours à méconnaître son origine ? N'est-
ce pas dans la matière que réside toute activité phy-
sique et intellectuelle et en elle seule que cette
activité se manifeste? N'est-ce pas elle qui est le
principe de Tétre et qu'il faut tout d'abord étudier
pour connaître le monde et se rendre compte de
sa propre existence ? C'est ce qu'ont fait, du moins,
tous les naturalistes dignes de ce nom ; et quiconque
aspire à ce titre essaierait en vain de procéder au-
trement. M. Leupoldt, quoique médecin, n'est point
naturaliste. S'il l'avait jamais été, d'aussi étranges
idées n'auraient pu, à coup sûr, germer dans son
cerveau.
L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE
11 ne faut pas considérer le gouvernement de
l'univers, comme un ordre réglé par un esprit en
dehors du monde; mais comme la raison im-
manente aux forces cosmiques et à leurs rapports,
Strauss.
Dans l'harmonie constante de la nature, nous
trouvons une preuve suffisante de l'immutabilité
de la loi; tout miracle suppose l'annulation de cette
dernière, procédé auquel la nature se soumet aussi
peu qu'à toute autre intervention miraculeuse dans
son empire. Tout, depuis la teigne qui danse aux
rayons du soleil jusqu'à l'intelligence humaine qui
émane des masses cellulaires du cerveau» est sou-
mis à des principes fixes,
H. TUTTLE.
Les lois qui déterminent Tactivité de la nature,
qui règlent les mouvements de la matière, tantôt en
détruisant, tantôt en organisant, et qui produisent les
formations organiques et inorganiques les plus va-
riées, sont éternelles et immutables. Une nécessité
absolue et inflefxible domine la matière. « La loi de la
nature, dit Moleschott, est l'expression la plus ri-
goureuse de la nécessité. » Aucune puissance, quelle
qu'elle soit, ne peut échapper à cette nécessité qui
L'tMMUTABlLiTË DES LOtÔ t)É LA NAtURE 9l
n'a ni exception ni restriction. Dans tous les temps et
de toute éternité, une pierre qui n'est soutenue par
rien tombera vers le centre de la terre, et jamais
ordre divin ou humain n*a arrêté ni n'arrêtera le
soleil dans sa course. Une expérience de plus de dix
siècles a convaincu le naturaliste de l'immutabilité
des lois de la nature, et cette conviction est devenue
avec le temps une certitude irrévocable. La science,
infatigable dans la recherche de la vérité, a attaqué
la vieille superstition née dans l'enfance des peuples
et lui a enlevé une position après l'autre. C'est ainsi
que successivement elle a arraché aux dieux le
tonnerre, la foudre, les éclipses, et soumis à la do-
mination de l'homme les redoutables forces des
anciens Titans. Ce qui était inexplicable, ce qui était
miraculeux, ce qui ne paraissait dépendre que d'une
puissance surnaturelle, apparut bientôt à la clarté
du flambeau de la science comme Tefiet de forces
physiques ignorées ou peu comprises jusqu'alors.
Avec quelle célérité croula la puissance des esprits
et des dieux ! La superstition devait céder la place
aux lumières chez les peuples civilisés. Nous avons
le droit de dire avec la plus grande certitude scien-
tifique qu'il n'y a point de miracle, que tout ce qui
arrive est déjà arrivé et arrivera toujours naturelle-
ment, nécessairement, en vertu de lois absolues dé-
pendantes seulement de la nature des corps, de leurs
rapports réciproques et des forces qui leur sont inhé-
rentes de toute éternité. Aucune révolution de la terre
et du ciel, quelque terrible qu'elle ait été, n'a pu avoir
#
08 I^okcë ët matière
lieu d'une autre manière ; aucun être tout puissant,
venu du ciel, ou d'ailleurs, n'a soulevé les montagnes
et transporté les mers, créé les animaux et les hom-
mes, par des considérations ou des convenances
personnelles. Ces phénomènes, de môme que tout
ce qui existe, se sont produits jadis, comme aujoui^
d'hui, suivant les mêmes lois, et toujours fatalement,
nécessairement dans des conditions identiques ou ri-
goureusement équivalentes. Partout et toujours,
quand le feu et l'eau se rencontrent, ils produisent
des vapeurs et exercent leurs forces irrésistibles sur
tout ce qui les entoure. Là où tombe le grain il
croît, à la condition bien entendu qu'il trouve un
terrain favorable et une nourriture suffisante pour
se développer. Là où la foudre est attirée, elle
éclate. — Une connaissance même superficielle de
la nature et des sciences naturelles suffit pour nous
faire admettre les vérités précédentes.
La destinée de l'homme n'est pas autre que celle
du monde. Gomme lui, ij. est soumis aux lois physi-
ques et à la fatalité qui domine tous les êtres. Il est
dans la nature de tout être vivant de naître et de
mourir, et aucun n'a encore échappé à cette loi ; la
mort est ce qu'il y a de plus certain pour nous, elle
est à la fin de toute existence individuelle. Ni les
prières d'une mère, ni les larmes d'une épouse, ni
le désespoir d'un époux ne retiennent sa main
inexorable. « Les lois de la nature, dit Vogt, sont
des forces barbares, inflexibles, elles ne connaissent
ni iQorale ni bienveillance. » Aucune main ne retient
L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE »
la terre dans sa course, aucune prière ne saurait
arrêter le soleil ni apaiser la fureur des éléments en
latte les uns avec les autres ; aucune voix n'éveille
le mort de son sommeil, aucun ange ne délivre le
prisonnier, aucune main sortant des nues ne pré-
sente un pain à qui a faim, aucun signe céleste ne
nous donne des connaissances surnaturelles. « La
nature, dit Feuerbach, ne répond pas aux plaintes
et aux prières de Thomme ; elle le repousse inexo-
rablement sur lui-même.» Et Luther, dans son lan-
gage naïf : «Nous savons par expérience que Dieu ne
se mêle, en aucune manière, de cette vie terrestre. »
Un esprit dont les manifestations sont indépendantes
des forces de la nature, tel que le décrit Liebig, ne
peut exister. Pour tout homme exempt de préjugés
et éclairé par l'étude des sciences, un pareil phéno-
mène est à la fois une chimère et un non-sens.
Gomment pourrait-il en être autrement ? Comment
serait-il possible que Tordre immuable suivant lequel
les choses se meuvent, fftt jamais interrompu sans
causer au monde un déchirement irrémédiable,
sans nous livrer nous-mêmes et l'univers à un arbi-
traire désolant? Pour en venir là il faudrait admettre
que toute science est du fatras, toute recherche sur
cette terre un travail inutile.
Ces exceptions à la règle, ces transgressions à
l'ordre naturel du monde ont été appelées miracles,
et il y en a eu de tout temps, dit-on, un grand nom-
bre. Ils tirent leur origine, soit de la spéculation in-
téressée, soit de la superstition et de notre penchant
•- • V
#
100 FORGE ET MATIÈRE
singulier et inné pour le merveilleux et le surnaturel.
Il est pénible à l'homme, quelque palpables que
soient les faits, de se reconnaître sujet de la nature
et de se soumettre à ses lois immuables ; sans cesse
il voudrait leur échapper et cherche partout le moyen
de s'y soustraire. La jeunesse de Thumanité et son
ignorance primitive devaient nécessairement favori-
ser le développement de ce penchant naturel à notre
espèce. Pour les hommes de ces âges reculés tout
était sujet d'étonnement et matière à miracles- Au-
jourd'hui môme les hordes sauvages et ignorantes
et quelques hommes peu éclairés continuent encore
à y croire. Ce serait abuser de la patience du lec-
teur que de vouloir lui prouver l'impossibilité des
miracles par des raisons naturelles sans parler de
celles des naturalistes. Il n'est pas un homme éclairé,
à l'heure qu'il est, .qui s'arrête de bonne foi à ces
enfantillages. Et, en vérité, nous sommes étonné
qu'un esprit aussi clair et aussi pénétrant que Louis
Feuerbach ait cru nécessaire d'user de tant de
dialectique pour réfuter les miracles chrétiens.
Quel fondateur de religion n'a pas jugé à propos de
s'entourer de quelques miracles, pour paraître sur
la scène du monde ? et le succès n'a-t-il pas prouvé
qu il avait raison ? Quel prophète, quel saint n'a pas
fait de miracle ! Quel homme porté au merveilleux
ne voit pas encore aujourd'hui et à toute heure des
miracles en quantité ? Les esprits des tables tournan-
tes ne comptent-ils pas au nombre des miracles?
Devant le flambeau de la science tous les miracles
i* ^
^-
L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE iOl
sont les mêmes : le résultat d'une imagination éga-»
rée. « Il n'y a de merveilles et de miracles dans la
nature, dit le célèbre Système de la nature, que
pour ceux qui ne l'ont pas suffisamment étudiée. »
Est-il possible que, dans un temps où les sciences
naturelles sont, pour ainsi dire, hors de page, le
clergé d'une nation aussi éclairée que la nation an-
glaise ait fait preuve de la plus grossière supersti-
tion dans sa fameuse dispute avec lord Palmerston ?
C'est pourtant ce qui est arrivé. A la dernière invasion
du choléra en Europe le clergé anglican pria le gou-
vernement d'ordonner un jour déjeune et de prières
pour détourner le fléau de l'Angleterre : La propa-
gation du choléra, répondit le noble lord, repose
sur des conditions naturelles en partie connues ; elle
pourra être conjurée avec plus d'efficacité par des
mesures sanitaires que par des prières. Cette ré-
ponse lui attira le reproche d'athéisme, et le clergé
déclara que c'était un péché mortel de ne pas vou-
loir croire que la Providence pût transgresser en
tout temps les lois de la nature. Quelle singulière
idée se font ces gens du Dieu qu'ils se sont créé .
un législateur suprême qui se laisserait fiéchir par
des prières et des sanglots pour renverser l'ordre
immuable qu'il a créé, violer ses propres lois et dé-
truire de sa main l'action des forces de la nature ;
quelle pitié !
« Tout miracle, dit Cotta, s'il existait, prouverait
que la création ne mérite pas la vénération que
nous avons pour elle, et le mystique devrait nécessai-
• /
?%
101- FORGE ET MATIÈRE
rement conclure de Timperfection de la création à
l'imperfection du créateur. »
« La science, dit Giebel, qui repose non sur de
vains articles de foi mais sur l'expérience et Tétude,
réprouve le miracle comme une des plus fiinestes
aberrations de Tesprit humain, »
Et le Français de Jouvbngel : « Il n y a ni ha-
sard ni miracle ; il n'y a que des phénomènes régis
par des lois. »
Des OQvrages dogmatiques soutiennent que l'idée
du monde visible allant de soi-même comme une
horloge, est indigne de la divinité, que Dieu devrait
plutôt être considéré comme le régulateur perpétuel
et le créateur permanent de l'ordre dans le monde.
C'est ainsi qu'on a reproché à Alexandre de
HuMBOLDT d'avoir représenté le Cosmos comme un
enchaînement de lois naturelles et non comme le
produit d'une volonté créatrice (Erdmann). On
pourrait au môme titre reprocher aux sciences natu-
relles qu'elles existent ; car ce ne sont pas les natu-
ralistes, mais la nature elle-même qui nous a fait
connaître le Cosmos comme un enchaînement de
lois naturelles et immuables. Quelles que soient les
objections que l'intérêt théologique ou l'ignorance
des pédants puissent alléguer, elles tomberont tou-
jours devant l'évidence des faits. Les adversaires des
naturalistes invoquent aussi de prétendus faits : Dieu,
disent-ils, n'a-t-il pas desséché la ïner Rouge pour
livrer passage aux Juifs; n'a-t-il pas averti de
tout temps les hommes par des comètes et des
L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE iOS
éclipses ; n'est-ce pas lui qui vêtit le lis des champs
et qui nourrit les oiseaux du ciel? Sans doute ; mais
ce sont là des phénomènes naturels, dont les lois
sont aujourd'hui parfaitement déterminées. Les oi-
seaux du ciel sont, comme tous les autres animaux,
obligés de chercher leur nourriture pour vivre, et il
va sans dire qu'ils mourraient de faim si, confiants
dans la bonté du ciel, ils s'abstenaient de ce
soin.
Croit-on d'ailleurs donner une bien haute idée de
la divinité en nous la montrant, comme un vulgaire
mécanicien, sans cesse occupée à régler ou à réparer
sa machine ? En vérité, c'est faire un triste éloge du
monde et de son auteur prétendu. Aussi les natura-
listes de Técole spiritualiste admettent-ils tous à
l'heure qu'il est Timmutabilité des lois de la nature.
Us cessent seulement de s'entendre lorsqu'il s'agit de
concilier ce fait avec Faction souveraine de la force
créatrice. Cette conciliation, qui a été de tout temps
le rêve des philosophes, les a préoccupés aussi très-
vivement. Mais de pareilles tentatives réussissent
rarement dans les sciences. Les efforts des spiritua*
Ustes sont demeurés jusqu'à présent sans résultat.
Presque toujours en désaccord avec les faits, leurs
doctrines empiètent la plupart du temps sur le do-
maine de la foi, ou bien elles abritent leur impuissance
* sous Tambiguïté du langage. Nous trouvons un très-
bel échantillon de cette obscurité solennelle et creuse
dans la phrase suivante du célèbre Œrsted : « Le
monde, dit-il, est gouverné par une raison éternelle
i04 FORGE ET MATIÈRE
qui se manifeste dans les lois immuables de la na-
ture, » Comprenne qui pourra comment une raison
éternelle qui gouverne peut s'accorder avec des lois
immuables. Ou ce sont les lois immuables qui gou-
vernent, ou c'est la raison éternelle. Dans le premier
cas, il n'y a plus d'intervention personnelle possible
et partant plus de gouvernement; dans le second
cas, au contraire, l'immutabilité des lois n'existe
plus en réalité, puisqu'elle peut être troublée à cha-
que instant par la raison éternelle. Si enfin ces
deux puissances gouvernent simultanément et que,
par impossible, elles soient toujours en accord par-
fait, leur dualisme devient illusoire ou tout au moins
superflu. Du reste, Œrsted ne recule point devant la
contradiction et, loin d'être effrayé par la fatalité
des lois naturelles, il s'attache, au contraire, à en
démontrer l'excellence. « Par cette certitude, dit-il
plus loin, l'âme acquiert le calme intérieur, elle
entre en harmonie avec la nature et se délivre de la
crainte superstitieuse que lui cause toujours la
croyance à des forces extérieures pouvant arrêter le
cour des choses *. »
4 . Aujourd'hui que les découvertes des sciences naturelles vul-
garisées par des écrits populaires ont pénétré dans le public^ beau-
coup de gens poussent les hauts cris et dénoncent chaque jour à
l'autorité les doctrines funestes qui en dérivent. Ces plaintes n'ont
fait que redoubler depuis la publication de ces études. En vérité,
le manque d'intelligence peut seul enfanter ces récriminations et
ces colères. L'immutabilité absolue des lois du monde^ la con-
viction que rien ne se passe arbitrairement ni en nous ni autour
de nous sont, au contraire^ une garantie et une force pour l'homme
intelligent. C'est à ces notions qu'il devra le calme et la sérénité
L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE 105
Da reste, les savants les moins en crédit sont
ceux qui ont soutenu que le monde, comme une
monarchie constitutionnelle, est gouverné par Dieu,
mais suivant des lois déterminées et immuables.
L'immutabilité des lois naturelles est absolue. Elle
ne peut donc laisser place à l'intervention d'une
main réparatrice. L'économie harmonieuse du monde
pourrait, à la vérité, faire soupçonner que ses lois
émanent d'une raison supérieure et directrice. Mais,
quand on va au fond des choses, on ne tarde pas à
se convaincre qu'il n'en est rien et que ces lois de-
meurent toujours indépendantes et souveraines. Tan-
tôt elles édifient, tantôt elles détruisent ; ici, elles
semblent agir en vue d'une fin; là, au contraire,
elles sont tout à fait aveugles et en contradiction
absolue avec la morale et la raison. Il est aujourd'hui
surabondamment démontré par les faits que l'in-
telligence n'est pour rien dans le développement
des formes organiques et inorganiques. L'instinct
créateur de la nature est tellement aveugle et in-
conscient qu'elle donne souvent naissance aux pro-
ductions les plus singulières et les moins conformes
au but. Impuissante à éviter et à vaincre les obsta-
de Tesprit, et^ avec le sentiment de sa propre valeur, cette fermeté
de caractère qui résulte non d'une vaine présomption mais de la
pleine connaissance de Ja vérité. Toute doctrine qui veut assujettir
Thomme à une puissance inconnue et le soumettre aux caprices
d'une volonté arbitraire^ le dégrade et fait de lui un esclave.
« Sommes-nous donc des pourceaux qu'on tue pour la table des
princes et qu'on frappe de verges pour en rendre la chair de
meilleur goût? d (Hérault de Séchelles, elle par G, Biicher dans
»a lAort de Danton.)
i06 FORGE ET MATIÈRE
«
des, elle s'écarte parfois complètement de ses voies
habituelles et produit des monstruosités tout à fait
en dehors de la logique et de la raison. Nous donne-
rons de nombreux exemples de ces aberrations na-
turelles dans le chapitre consacré à la téléologie.
Aussi l'idée d'une force créatrice et dirigeante a-t-
elle trouvé peu de partisans parmi les naturalistes.
Il y a une opinion de juste milieu qui a rallié un
plus grand nombre de suffrages. C'est celle qui,
sans contester l'évidence des faits et tout en recon-
naissant que les forces physiques sont purement
mécaniqueset indépendantes de toute impulsion anté-
rieure, considère la matière et les lois qui s'y mani-
festent comme émanées de la toute-puissance d'une
force créatrice rentrée dans le repos après la créa-
tion. « Ily a beaucoup de naturalistes, dit Rodolphe
Wagner (Science et Foi) qui, tout en admettant une
création primitive, soutiennent que le monde a été
abandonné à lui-même après l'acte de la création et
qu'il s'est conservé par la force de son mécanisme
intérieur. » Nous croyons déjà avoir fait justice de
cette idée ; d'ailleurs, nous y reviendrons plus tard
dans notre chapitre sur la création. Nous montre-
rons alors, à l'aide d'un très-grand nombre de faits,
que jamais et en aucun lieu on n'a trouvé trace
d'une création immédiate ; que tous les faits sont en
opposition avec cette hypothèse et que le principe de
l'être, comme la cause de ses transformations, dérive
de Faction réciproque et éternelle des forces phy-
siques'.
L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE i07
Il n'est pas de notre compétence de nous occuper
dans ces études de ceux qui s'adressent à la foi pour
expliquer l'existence. L'objet de nos études est le
monde visible et palpable, et non ce que chacun peut
trouver bon de croire au delà de ses limites. La foi
et la science sont deux mondes séparés, et si notre
opinion nous défend de croire quelque chose que
nous ne savons pas, nous ne voulons pourtant pas
nous arroger le droit de l'imposer à d'autres. Libre
à chacun de franchir les bornes du monde visible,
et de chercher au dehors une raison qui gouverne,
une puissance absolue, une âme du monde, un Dieu
personnel, etc. Que les théologiens gardent leurs ar-
ticles de foi, les naturalistes leur science ; ces deux
parties avancent dans des voies séparées. La foi a ses
racines dans une disposition de Tâme inaccessible à
la science. Il est sans doute évident que l'étude de
la nature gagne du terrain sur la foi ; mais il en
reste toujours assez pour cette dernière. Non-seule-
ment les recherches de l'homme aboutissent toujours
à des limites infranchissables au delà desquelles la foi
peut commencer, mais Une parait pas non plus impos-
sible pour la conscience individuelle, de séparer la foi
et la science. Un naturaliste distingué n'a-t-il pas
donné dernièrement le naïf conseil de se procurer,
pour le repos de l'âme, deux consciences, l'une pour
les sciences naturelles et Tautre pour la religion en
les tenant séparées l'une de l'autre ? — proposition
désignée depuis par ces mots : tenue de livres en
partie double.
UNIVERSALITÉ DES LOIS NATURELLES
La suspension d'one loi de la nature
les suspend toutes.
L. Feuebbagh.
Lorsqu'on eut reconnu que le soleil, la lune et les
astres n'étaient pas des lumières fixées à la voûte du
ciel pour éclairer la demeure du genre humain, que
la terre n'était pas l'escabeau des pieds de Dieu
mais un atome perdu dans l'océan des mondes,
l'imagination de l'homme se mit à parcourir les
régions célestes pour y retrouver ce qu'elle avait
perdu. On entrevoyait un monde lointain orné
de toute la splendeur et de toutes les merveilles
du paradis ; on faisait naître sur des planètes re-
culées des êtres éthérés et délivrés du joug de la
matière, et ceux qui avaient enseigné que la vie
n'était qu'une école pour l'autre monde, s'empres-
sèrent de montrer à leurs disciples la perspective dé-
licieuse et infinie d'une carrière toujours ascendante,
d'une transformation progressive de planète en pla-
nète, de soleil en soleil ; dans ce voyage ascension-
UNIVERSALITÉ DES LOIS DE LA NATURE 109
nel les vaillants et les dévots devaient marcher en
tête, les paresseux et les indifférents rester en arrière
et se traîner lentement à leur suite. Quelles que soient
les délices qu'une telle perspective offre à plus d'un
esprit habitué à la discipline de l'école, l'étude sé-
rieuse de la nature ne peut s'accommoder de ces
extravagances. La cosmographie moderne constate
que les mêmes matières et les mômes lois naturelles
qui nous ont formés et qui nous entourent sur notre
globe, composent et régissent aussi tout l'univers vi-
sible. L'astronomie et la physique en ont fourni des
preuves plus que suiO&santes. Les lois de la gravita-
tion, c'est-à-dire les lois du mouvement et de Tattrac.
tion, sont invariablement les mêmes partout où nous
pouvons nous transporter à l'aide du télescope et du
calcul. Les mouvements de tous les globes, même
des plus éloignés, sont subordonnés aux lois qui rét»
gissent le mouvement des corps terrestres, qui font
tomber une pierre, et osciller le balancier du pen-
dule. Tous les calculs astronomiques basés sur ces
lois et appliqués aux globes lointains et à leurs mou-
vements ont été trouvés justes. C'est par le calcul
seul qu'on a découvert des astres que le télescope
n'avait pu faire découvrir jusque-là, et l'on n'est ar-
rivé à les voir que lorsque l'on a su à quelle place il
fallait les chercher; les astronomes prédisent les
éclipses de soleil et de lune, ils prévoient l'apparition
d'une comète qui doit se montrer cent ans plus tard.
C'est d'après la loi de rotation qu'on a reconnu la
configuration de la planète Jupiter, telle qu'elle a été
■*»
Cv
110 FORGE ET MATIÈRE
constatée plus tard par des observations directes.
Nous savons que les autres planètes ont des années,
des jours et des nuits comme la terre, seulement
avec des intervalles différents. Les lois de la lumière
sont pour l'univers entier les mômes que pour notre
terre. Partout la lumière a la miême vitesse, la même
composition et les mêmes lois de réfraction. La lu-
mière que les étoiles axes les plus éloignées nous en-*
voient à travers des billions de lieues, ne diffère en
rien de celle de notre soleil; elle agit d'après les
mômes lois, elle est composée de la même manière.
— Il est démontré aussi que les corps célestes ont
deux autres propriétés que possèdent aussi notre'
terre et ses corps : l'imperméabilité et la divisibilité.
Il en est des lois de la chaleur comme de celles de
la lumière; elles sont les mômes pour l'univers en-
tiar. La chaleur qui nous vient du soleil agit tout à
fait d'après les mêmes principes que les rayons de
chaleur que répand notre globe ; la solidité, la li-
quéfaction, la condensation des corps dépendent des
différents degrés de chaleur ; de sorte que ces pro-
priétés doivent se produire partout dans les mêmes
conditions. L'électricité, le magnétisme, etc., ont
des rapports tellement intimes avec la chaleur qu'on
ne peut les en séparer ; il faut donc que ces forces
existent là où il y a de la chaleur, c'est-à-dire par-
tout. Il en est de même pour les rapports de la cha-
leur avec les modes^ de combinaisons ou de décom-
positions chimiques qui doivent se produire dans
tout l'univers de la môme manière. Une preuve en-
«
UNIVERSALITÉ DES LOIS DE LA NaTUHE lil
core plus directe nous est fournie par les météores,
messagers visibles d'un monde non terrestre. La chi-
mie n'a pu trouver aucun élément étranger à notre
terre dans ces corps qui viennent ou des globes cé-
lestes ou de Téther primordial. Leurs formes cristal-
lines ne diffèrent en rien de celles que nous con-
naissons. L'histoire de l'origine de notre globe offre
aussi une analogie avec l'histoire de la naissance et
du développement d'autres mondes. Les irrégula-
rités dans la forme sphérique des planètes prouvent
qu'elles ont été, comme notre globe, dans un état li-
quide, de sorte que le développement successif qui a
conduit la terre à sa forme actuelle, doit avoir eu
lieu de même pour toutes les autres planètes.
Tous ces faits prouvent l'universalité des lois de la
nature; ces lois ne sont pas circonscrites à notre
terre, elles étendent leur action uniforme sur tout
l'univers. Nulle part nous ne trouvons dans l'espace
une retraite où l'imagination puisse enfanter ses
productions monstrueuses et rêver une existence fa-
buleuse en dehors des lois communes.
Il n'est pas nécessaire de pouvoir démontrer l'uni-
versalité de chacune des forces de la nature ; il suffit
de l'avoir fait pour quelques-unes d'entre elles pour
que toute erreur soit évitée. Là où agit une loi,
toutes les autres agissent aussi, leur union intime se
refuse à toute séparation. Toute exception, toute dé-
viation amènerait immédiatement une confusion irré-
médiable, car l'équilibre des forces est la condition
fondamentale de toute existence. Le monde est un
jA
jr
112 FORCE ET MATIÈKE
tout infini^ composé des mêmes matières^ animé par
les mêmes forces.
C'est avec raison qu'ŒRSTED en supposant Tiden-
tité des lois de la nature et de la raison ^ suppose
aussi une égalité fondamentale de Tintelligence
dans tout l'uDivers. S'il y a des êtres doués de
raison hors de notre planète — et il est probable
qu'il y en a, puisqu'il faut admettre que les mêmes
causes produisent partout les mêmes effets — leur
intelligence doit être semblable à la nôtre ou diffé-
rente seulement en quantité. lien est probablement de
même de la forme corporelle de leurs organes malgré
une différence possible due à l'influence des causes
extérieures. Il est évident que la force et la matière
peuvent être sujettes à des modifications et à des com-
binaisons diverses qui échappent à nos prévisions;
aussi ne faut-il pas trop s'aventurer dans ce champ
plein de coiyectures et d'hypothèses ; cependant on
i
ne peut douter que les éléments des formes physiques
et spirituelles de la vie inorganique et organique ne
soientlesmêmes.Des matières et des forces semblables
produisent à leur rencontre des dtres semblables
quoique différents et variés à l'infini en couleurs et
en nuances. Les recherches directes s'arrêtent là;
mais qui sait si plus tard le perfectionnement de
nos instruments ne nous permettra pas de porter nos
regards plus loin ?
Nous ne doutons pas, dit Zbise (L'infini du ma-
crocosme et du microcosme, Altona 1855), qu'il n'y
ait des êtres organiques plus parfaits dans les globes
UNIVERSALITÉ DES LOIS DE LA NATURE U3
lointains ; ils doivent être certainement semblables
aux hommes de notre terre sous le rapport intellec-
tuel, parce que dans tout l'univers on ne peut se fi-
gurer qu'une seule et même intelligence pour la-
quelle toutes les lois de la nature sont des lois
rationnelles.
Tout ce que nous avons dit en parlant des rapports
de la force et de la matière conduit à cette conclu-
sion, que l'esprit et la nature, que les lois naturelles
et rationnelles sont toujours identiques. Ce que nous
appelons esprit, pensée, intelligence, se compose de
forces naturelles, combinées d'une manière parti-
culière, qui ne peuvent, comme toute autre force
naturelle, se manifester que dans certaines matières.
Ces matières, combinées dans la vie organique d'une
manière infiniment compliquée et sous des formes
particulières, produisent des effets qui nous semblent,
V au premier abord, inexplicables et merveilleux,
tandis que tous les procédés et tous les effets du
monde inorganique sont infiniment plus simples et
par conséquent plus faciles à comprendre. Cepen-
dant, au fond, c'est toujours la même matière, et
l'expérience nous apprend à chaque pas que les lois
de la pensée sont les lois du monde.
Ce qui nous prouve le mieux, dit Œrsted, que les
lois naturelles sont des lois rationnelles, c'est que
nous pouvons déduire, par la pensée, de lois natu-
relles connues, d'autres lois inconnues que l'expé-
rience confirme, pourvu qu'elle ne nous prouve pas
que nous avons tiré des conclusions fausses. Il s'en-
8
U4 FORCE ET MATIÈRE
suit que les lois de la pensée sont en vigueur dans la
nature.
Cette notion s'accorde parfaitement et nécessaire-
ment avec les résultats de l'observation, et nous le
démontrerons en recherchant, à pfopos des idées
innées, le mode de naissance de l'âme humaine.
L'âme ignorant a 'priori les idées qu'on appelle
absolues, surnaturelles, immédiates ou transcen-
dantes, et ne tirant toutes ses pensées et connais-
sances que de l'observation du monde extérieur,
n'est qu'un produit de ce monde et de la nature et
n'existe que selon ces loi^. Bien qu'il soit difficile et
le plus souvent même impossible de démontrer en
détail la nature de ce rapport, l'expérience cepen-
dant nous empêche de douter du fait.
LE CIEL
Le monde se gouverne d'après des lois éternelles.
COTTA.
Tout enfant qui fréquente Técole sait aujourd'hui
que le ciel n'est pas une cloche posée çur la terre,
mais que notre regard en le contemplant, plonge
dans un espace vide, incommensurable, sans com-
mencement et sans fin. Cet immense désert n'est
interrompu qu'à de rarôs endroits bien circonscrits
et infiniment distants les uns des autres, par des
archipels de mondes ou des groupes de globes. Ces
globes et ces systèmes solaires ont dû, çà et là, se
former d'une masse informe de vapeurs qui se sont
condensées peu à peu en masses rondes, solides et
sujettes à un mouvement de rotation. Ces masses
sont soumises, dans l'espace, à un mouvement con-
tinuel, varié et compliqué à l'infini, mais qui n'est,
dans toutes ses manifestations et dans toutes ses
modifications, que le résultat d'une seule loi géné-
rale de la nature, appelée force attractive. Tous les
116 FORGK ET MATIÈRE
corps célestes, grands ou petits, se conforment sans
exception et sans déviation à cette loi inhérente à
.toute matière et à toute particule de matière comme
nous en faisons l'expérience à tout moment. C'est
avec une précision et une certitude mathématiques,
que tous ses mouvements se manifestent et peuvent
être déterminés et prédits. Aussi loin que l'homme, à
l'aide du télescope, ait porté ses regards dans le ciel
pour en reconnaître les lois — et il a pu le faire
jusqu'à des billions et des trillions de lieues — il n'a
trouvé que cette seule et même loi; tout était dans
le même ordre mécanique, sous la même formule
mathématique, calculé par les mêmes méthodes.
Nulle part il n'a vu la trace d'une volonté arbi-
traire arrangeant le ciel et indiquant leurs cours
aux globes ou aux comètes. J'ai partout examiné
le ciel, dit le grand astronome Lalande, et nulle
part je n'ai trouvé la trace de Dieu. Lorsque l'em-
pereur Napoléon demandait au célèbre Laplace,
pourquoi dans son Système de la mécanique céleste
il ne parlait nulle part de Dieu, celui-ci répondit :
Sire, je n'avais pas besoin de cette hypothèse ! —
Plus l'astronomie avançait dans la connaissance des
lois et des faits célestes, plus elle repoussait l'idée
ou l'hypothèse d'une influence surnaturelle; aujour-
d'hui il lui est devenu facile de ramener la nais-
sance, la constellation et le mouvement des globes
aux procédés les plus simples, aux explications four-
nies par la matière elle-même. L'attraction des plus
petites particules entre elles a formé les globes, et
LE CIEL 117
la loi de Tattraction, en agissant de concert avec
leur mouvement primitif, a produit leurs rotations
et leurs révolutions actuelles. Il existe pourtant des
savants qui, tout en admettant ces faits, ne cher-
chent pas l'impulsion première dans la matière elle-
même^ mais dans une action surnaturelle, ayant
remué, pour ainsi dire, la masse primitive, action
qui aurait imprimé le mouvement à la matière.
L'hypothèse d'une force créatrice personnelle n'est
pas admissible même à cette condition qui ne lui
laisse qu'un rôle très-secondaire. La matière étant
éternelle doit posséder un mouvement éternel. Le
repos absolu ne se conçoit pas plus dans la nature
que le néant absolu. Des substances ne peuvent
exister sans l'action réciproque des forces qui leur
sont inhérentes; d'ailleurs ces forces ne sont pas
autre chose que des modes différents du mouvement
de la matière. C'est pour cette raison que le mou-
vement de la matière existe de toute éternité aussi
bien que la matière elle-même. Sans -doute il ne
nous est pas encore donné de savoir au juste pour-
quoi la matière a pris tel mouvement à tel moment,
mais la science n'a pas dit son dernier mot, et
il n'est pas impossible qu'elle nous fasse connaître
un jour l'époque de la naissance des globes. Aujour-
d'hui même, les raisons les plus solides portent les
astronomes à ne voir dans les taches appelées nébu-
leuses qu'un état analogue à celui où se trouvait
notre système solaire pendant sa formation, c'est-à-
dire, des mondes formés d'immenses masses de va-
ii8 FORCE ET MATIÈRE
peurs soumises à un mouvement de rotation et se
condensant peu à peu pour donner naissance à des
systèmes solaires. Ces faits nous donnent certaine-
ment le droit de déduire, que les phénomènes qui
ont donné naissance aux systèmes solaires que nous
connaissons, n'ont pas pu faire exception aux lois
générales inhérentes à la matière, et que la cause
de ce mouvement déterminé doit être cherchée dans
la matière elle-même. Nous avons d'autant plus le
droit de tirer cette conclusion, que dans Tordre de
l'univers et. des globes en particulier, les faits nom-
breux d'irrégularité, d'accidents et de non-confor-
mité au but, excluent l'hypothèse d'une action per-
sonnelle régie par les lois de Tintelligence humaine.
Si c'est uniquement pour servir aux hommes et aux
animaux qu'une force créatrice individuelle a créé
les mondes et tout ce qi^i existe, à quoi sert donc cet
espace immense, désert, vide, inutile, dans lequel
nagent, comme des points presque imperceptibles,
des soleils et des globes ' ? Pourquoi les autres pla-
nètes de notre système solaire ne sont-elles pas ren-
dues habitables pour les hommes? Pourquoi la lum
est-elle sans eau et sans atmosphère, et par consé'»
quent hostile à tout développement organique? A
quoi enfin serviraient les irrégularités et les immen-
4. Le célèbre astronome Tycho Brahé (f 1608) a placé les
étoiles fixes au delà mais non loin de l'orbe de Saturne, dernière
planète selon les notions de son temps; ses idées sur la création
universellene pouvaient s'accorder avec les immenseç çspaçes éthéi
rés sans astres. F. Nobbe.
LE GI&L 119
ses disproportions de grandeur et de distance entre
les planètes de notre système solaire? Pourquoi cette '
absence complète de tout ordre, de toute symétrie,
de toute beauté? Pourquoi toutes les comparaisons,
toutes les analogies, toutes les spéculations basées
sur le nombre et sur la forme des planètes n'ont-
elles jamais conduit qu'à de vaines illusions? Pour-
quoi, demande Hudson Tuttle (Histoire et lois de
lacté de la création, 1860), le créateur a-t-il donné
des anneaux précisément à Saturne qui en aurait le
moins besoin, parce qu'il est entouré de six lunes,
tandis que le pauvre Mars a été laissé dans une pro-
fonde obscurité? Si notre système solaire avait été
arrangé en vue d'un but particulier, les anneaux
auraient dû être accordés à une planète sans
satellites. Il est pourtant plus que singi^ier qu'il
n'en soit pas ainsi. La lune, dit le môme auteur, ne
tourne qu'une seule fois sur elle-même, pendant
qu'elle fait sa révolution autour de la terre, de sorte
qu'elle lui présente toujours le même côté de sa sur-
face. Si ce fait résulte d'une intention providentielle
nous avons tout au moins le droit d'en demander la
raison ; car, a priori, on ne l'entrevoit pas. Pourquoi,
demanderons-nous encore, la force créatrice n'ins-
crivit-elle pas en lignes de feu son nom dans le
ciel? Pourquoi ne donna -t-elle pas aux systèmes
des corps célestes un ordre qui nous fît connaître son
intention et ses desseins d'une manière évidente?
11 en est qui trouvent dans la position de la terre et
dans ses rapports avec le soleil, la lune et les autres
120 FORGE ET MATIÈRE
astres la preuve d'une providence divine. Raison-
ner de la sorte c'est prendre les effets pour la cause.
En effet, si la déclivité de Técliptique était autre
qu'elle est ou si elle n'existait pas, nous-mêmes nous
cesserions d'exister ou nous serions organisés autre-
ment que nous ne le sommes. On pourrait multiplier
à l'infini le nombre de ces questions sans rien chan-
ger au résultat général qui démontre que l'étude
empirique de la nature , de quelque côté qu'elle
porte ses recherches, ne peut trouver nulle trace
d'une influence surnaturelle^ ni dans l'espace ni
dans le temps.
LES PÉRIODES DE LA CRÉATION
Une génération passe, l'autre parait; mais la
terre est éternelle.
Bible.
Des milliers d'années sont aa chronomètre de
la nature comme un seul mouvement de pendule
— ce qu'un moment est pour nous.
TUTTLE.
Les études géologiques ont répandu la lumière
sur l'histoire de la formation et du développement
successif de la terre. C'est en fouillant la surface de
notre globe, en étudiant les roches et les couches
stratifiées qui contiennent les restes et les débris des
êtres organiques d'autrefqis, que les géologues ont lu
Thistoire de la terre comme dans une vieille chroni-
que. Cette histoire montre les traces évidentes de
révolutions extrêmement violentes^ se succédant pé-
riodiquement, produites tantôt par le feu, tantôt par
l'eau, tantôt par le concours de ces deux éléments.
Ces mouvements terrestres, dont la soudaineté et la
violence sont plus apparentes que réelles, ont servi
de prétexte aux naturalistes orthodoxes pour faire
122 FORCE ET MATIÈRE
appel à rintervention d'une volonté toute-puissante.
Ces révolutions auraient été produites par l'action -
d'une volonté toute puissante, pour approprier la
terre à un but déterminé. Il y aurait eu une créa-
tion continue, mais se développant par périodes suc-
cessives pendant lesquelles seraient nées successi-
vement des générations nouvelles. La bible aurait
raison en rapportant que Dieu a causé le déluge
pour exterminer le genre humain adonné au péché,
et pour le remplacer par une race nouvelle ; qu'il a
élevé de sa main des montagnes, creusé des mers,
créé des organismes, etc.
Toutes ces idées d'intervention immédiate de
forces surnaturelles ou seulement inexplicables dans
le développement historique de la terre, sont ré-
duites à néant par les découvertes de la science mo-
derne. Gomme pour l'étude des espaces infinis du
ciel, c'est avec une certitude mathématique que la
science a pénétré le passé de notre terre vieille de
tant de millions d'années, qu'elle a dissipé les voiles
mystérieux dont l'ombre protégeait depuis si long-
temps toutes les rêveries des superstitions et des re-
ligions, et enfin qu'elle a découvert, en s'appuyant
sur les preuves les plus irrécusables, que ces chan-
gements progressifs se sont partout accomplis par les
moyens les plus simples et les plus naturels. Elle a
reconnu que nulle part on ne peut admettre cette
création périodique de la terre dont on aimait tant
à parler autrefois et qu'une étude mal comprise de
la nature voudrait à toute force identifier avec les
LES PÉRIODES DE LA CRÉATION i23
journées de création de la bible ; elle a reconnu, au
contraire, que tout le passé de la terre n'est pas
autre chose que le tableau de son état présent.
Quelque subits et violents que paraissent, de prime
abord, les changements produits sur la surface du
globe, la réflexion et les recherches ne tardent pas
à démontrer que la plupart de ces changements ne
sont que les conséquences de l'action lente et suc-
cessive de certaines forces physiques, ayant agi,
sans doute, dans des intervalles immenses, mais
qui existent encore et dont nous pouvons chaque
jour observer les effets ; seulement ils sont réduits,
à cause de leur peu de durée, à des proportions tel-
lement petites qu'ils ne nous frappent pas. Car la
terre, dit Burmeister, n'a été créée que par les
forces que nous y voyons agir encore aujourd'hui
dans des proportions amoindries; elle n'a jamais subi
dans son développement des catastrophes plus vio-
lentes que celles qu'elle subit chaque jour sous nos
yeux ; seulement la durée du changement est tout à
fait incommensurable La formation de la terre
n'a de prodigieux et de surprenant que l'immense
durée du temps qu'il lui a fallu pour s'accomplir.
De môme qu'une goutte d'eau creuse une pierre,
de même des forces en apparence très-faibles, et à
peine perceptibles, peuvent produire, avec le temps,
des effets surprenants et même prodigieux en appa-
rence. Personne n'ignore que c'est par le frottement
incessant de l'eau contre la roche dure, et continué
pendant des milliers d'années, que les chutes du
124 FORGE ET MATIÈRE
Niagara ont creusé le lit du fleuve de quelques lieues
en amont. La terre change continuellement sous
nos yeux comme par le passé ; sans cesse des cou-
ches se forment, des volcans jettent des flammes,
des tremblements de terre déchirent le sol, des îles
naissent et sont englouties, la mer se retire d'un
côté et déborde de l'autre *. En voyant aujourd'hui,
réunis comme dans un cadre, ces effets lents et
isolés, produits pendant des millions d'années, nous
ne pouvons bannir l'idée de l'intervention immédiate
d'une force créatrice, tandis qu'ils ne sont dus* qu'à
l'action de forces naturelles. Toute la science du
développement de notre terre est déjà elle-même la
•
réfutation de toute hypothèse qui admet un pouvoir
surnaturel. Basée sur la connaissance de la nature
qui nous entoure et de forces qui la régissent, cette
science a pu suivre et déterminer, avec plus ou
moins de précision et souvent même avec certitude,
l'histoire du passé jusqu'à des époques très-reculées.
Elle nous a montré en même temps que partout et à
toutes les époques, il n'y a eu d'action exercée que
par les matières et les forces naturelles qui sub-
sistent encore aujourd'hui. Nulle part cette science
n'a été arrêtée dans ses recherches par la néces-
sité d'admettre l'intervention de forces inconnues;
nulle part et jamais elle ne sera obligée de le faire !
Partout on a pu démontrer l'identité des lois natu-
1 . Le lecteur qui désire connaître le détail de ces faits le trou-
vera dans le livre populaire de M. Rossmaessler : Histoire de
la terre, 4856.
■f
LES PÉRIODES DE LA CRÉATION 125
relies, partout on a trouvé la même règle, la même
matière! Les recherches historiques sur l'origine de
la terre ont prouvé que le passé et le présent ont la
même base; que le passé s'est développé de la même
manière que le présent se développe, et que les
forces qui ont été en activité sur notre terre ont été
de tout temps les mêmes. (Burmeister.) Cette éter-
nelle conformité dans la nature des phénomènes
donne la certitude que le feu et l'eau ont eu, ont et
auront, de tout temps, les mêmes forces ; que l'at-
traction et par conséquent les phénomènes de la
pesanteur, de l'électricité, du magnétisme et de l'ac-
tivité volcanique de l'intérieur de la terre, n'ont
jamais varié. (Rossmaessler.) La nature travaille
presque toujours en silence; les mouvements con-
Tulsifs et les bouleversements violents ne sont que
des exceptions. Les catastrophes que l'imagination
de quelques écrivains a peintes sous les couleurs les
plus frappantes, sont ou exagérées ou inventées. Il
y a eu de grands changements, de terribles révo-
lutions, mais, pour la plupart, ils ont eu lieu avec
moins de bruit que les rêveurs voudraient nous le
faire croire, et dans tous les cas ce sont les forces
régulières et bien connues de la nature qui les ont
produits. (TuTTLE.)
L'entendement de l'homme n'a plus besoin de
cette hypothèse d'une main puissante qui intervient
pour faire surgir en tumulte les esprits du feu de
l'intérieur de la terre, pour précipiter les eaux en
déluge sur la terre, pour pétrir le globe comme
i2it FORGE ET MATIÈRE
l'argile flexible et dans un but déterminé. Quelle
singularité, quelle extravagance d'admettre une
force créatrice qui a consacré un temps infini à faire
passer la terre et ses habitants par des degrés gra-
duellement progressifs, par des formes de plus en
plus développées, dans le seul but de préparer une
demeure plus convenable au dernier venu, à l'ani-
mal le mieux organisé — à l'homme ! Une force ar-
bitraire douée d'une puissance suprême a-t-elle
besoin de tels efforts pour parvenir à ses fins? Ne
peut-elle pas faire et créer immédiatement, sans hé-
sitation, tout ce qui lui semble bon et utile ? Pour-
quoi ces détours et ces singularités? 11 n'y a que
les obstacles naturels que rencontre la matière dans
la combinaison successive et aveugle de ses parties
et de ses formes, qui puissent expliquer les particu-
larités de l'histoire du développement du monde or-
ganique et inorganique.
On peut se faire une idée approximative de la
durée du temps qu'il a fallu à la terre pour arriver à sa
forme actuelle, en se rappelant les calculs des géo-
logues sur les difl^érentes phases de son existence et
particulièrement sur la formation de chaque couche
de terrain. D'après le calcul de Bisghof, la forma-
tion du terrain houiller n'a pas demandé moins
de 1,004,177 ans (d'après Ghevandier 671,788);
le terrain tertiaire qui a environ 1000 pieds de pro-
fondeur a nécessité pour sa formation une durée
de 350,000 ans, et il a fallu à notre globe, suivant
le calcul de Bisghof, 350 millions d'années pour
LES PÉRIODES DE LA CRÉATION 127
revenir de son état primitif d'incandescence, d'une
température de 2000 degrés, à celle de 200 degrés.
VoLGER fixe le chiffre du temps nécessaire pour la
formation de toutes les couches qui nous sont
connues à 648 millions d'années! Ces chiffres,
faciles à compléter, nous donnant une idée de l'im-
mensité de ces époques; mais ils peuvent fournir
encore d'autres indications. Comparés aux distances
infinies que les astronomes ont trouvées dans l'uni-
vers et qui donnent le vertige à l'imagination, ils
prouvent que le temps et l'espace sont illimités et
par conséquent éternels et infinis. La terre dans son
existence matérielle est en effet infinie ; il n'y a que
les changements qu'elle a subis, qui se déterminent
en époques limitées ou temporaires. (Burmeister.)
C'est pourquoi il faut admettre que le ciel et ses
astres ne sont pas seulement infinis quant à l'espace,
ce dont aucun astronome ne doute, mais qu'ils sont
aussi sans commencement et sans fin, c'est-à-dire
infinis quant au temps. (Czolbe.)
Pourquoi les notions religieuses qui désignent
JJieu comme l'être éternel et infini, auraient-elles
\in privilège de plus que celles de la science? La
J)ensée des naturalistes aurait-elle moins de har-
diesse que la sombre imagination des prêtres dont la
fureur a inventé Téternité de l'enfer? Tout ce qu'on
a dit de la fin du monde est aussi vague que les
traditions de son origine inventées par l'esprit des
peuples à leur enfance; la terre et l'univers sont
éternels, car l'éternité est une qualité inhérente à la
ISd FORGE ET MATIÈRE
matière. C'est parce qu'il y a des changements
dans le monde que l'homme dont l'esprit n'est pas
éclairé par la science le croit limité et passager.
(BURMEISTER.)
Ce que la science de nos jours, aidée par les
appareils les plus puissants, nous démontre, l'esprit
logique et libre des préjugés religieux et philoso-
phiques de notre siècle soi-disant éclairé, l'a déjà
enseigné aux hommes il y a quelques milliers d'an-
nées. Il est même inconcevable qu'une notion aussi
simple et aussi importante que celle de l'éternité du
monde ait jamais pu s'eifacer de l'entendement
humain. Presque tous les philosophes anciens ont
regardé le monde comme éternel. Lugain dit
formellement en parlant de l'univers : il a été et
il sera toujours. Tous ceux qui renoncent aux
préjugés sentiront la force de la maxime, que rien
ne se fait de rien, vérité qu'on ne peut ébranler. La
création dans le sens que les modernes y attachent
est une subtilité théologique (Système de la nature,
première partie, Note 7).
GÉNÉRATION PRIMITIVE
Il est certain que l'apparition des corps
animés sur la terre est une expression du
fonctionnement de forces terrestres qui,
dans les conditions données, ont dû pro-
duire nécessairement ce qu'elles ont
produit.
Bdrmeister.
La constitution de notre terre, globe incandes-
cent à Torigine, fut pendant longtemps incompatible
avec l'existence des êtres vivants végétaux et* ani-
maux; mais peu à peu le globe se refroidit, les
masses de vapeurs qui Fenveloppaient se conden-
sèrent et inondèrent sa surface ; ce fut alors que la
superficie de la terre prit une forme qui, dans
son développement ultérieur, devait rendre possible
l'existence de diverses formes organiques. A l'appa-
rition de l'eau et dès que la température le permit,
la vie organique se développa. Sous Tinfluence réci-
proque de l'air, de l'eau et des minéraux il se
forma lentement et dans un nombre infini d'années
une série de couches superposées. Un examen plus
attentif de ces couches nous a fourni, dans un espace
9
130 FORGE ET MATIÈRE
de temps relativement très -court, les découvertes
les plus merveilleuses et les plus importantes sur
l'histoire de notre globe et sur les organismes qui
y ont vécu et qui s y sont éteints. Chaque couche
de la terre recèle les traces visibles et les débris
bien conservés de plantes et d'animaux. Dans les
sédiments les plus inférieurs nous trouvons déjà
des traces d'êtres organisés ; et à chaque formation
successive correspondent une flore et une faune de
plus en plus développées. Aux couches les plus
anciennes correspondent les organismes les plus
simples; aux plus récentes, les êtres les plus par-
faits. Le développement des organismes se trouvant
ainsi en rapport constant avec les conditions exté-
rieures du globe, il est naturel d'en conclure que
• ► la vie est une résultante des transformations du mi-
lieu terrestre. Lorsque la mer couvrait encore la
plus grande partie de la superficie de la terre, il
n'y avait que des animaux marins, des poissons et
des plantes aquatiques. Le continent, en se dévelop-
pant de plus en plus, se couvrit bientôt d'immenses
et épaisses forêts dont la végétation luxuriante
absorba peu à peu les masses d'acide carbonique
accumulées dans l'air. L'atmosphère ainsi purifié^ de
ce gaz irrespirable pour ies animaux, ceux-ci se
montrèrent bientôt sur le globe. Avec le développe-
ment du règne végétal, et en harmonie avec cette vé-
gétation grandiose, apparurent de gigantesques
animaux herbivores, auxquels succédèrent les ani-
maux carnivores, dès qu'une nourriture assez abon-
GÉNÉRATION PRIMITIVE 131
dante atssnra leur existence. C'est ainsi que chaque
couche distincte offre les traces d'un monde orga-
. nique qui la caractérise; à mesure que les con-
ditions vitales changent , les types les plus an-
ciens disparaissent pour être remplacés par des
espèces nouvelles. Avec le développement graduel
de la terre, se développe parallèlement sa popula-
tion organique ; ce développement se fait en marche
ascendante, et procède des types les plus simples à
des types toujours plus élevés et plus compliqués,
des espèces les plus restreintes en nombre à des
variétés plus nombreuses et plus complexes.
Dans la période jurassique le caractère de la
superficie de la terre changea complètement, et en
harmonie avec ce changement nous voyons apparaî-
tre des êtres complètement différents et tout à fait
caractéristiques ; notamment ces amphibies dont il
li'existe plus aucun représentant à l'époque actuelle.
Mais la variété infinie des formes organiques se rap-
prochant de plus en plus de ce que nous voyons
aujourd'hui, se développe en même temps que la
diversité des climats. Nous trouvons dans le terrain
tertiaire de nombreux mammifères d'une forme sou-
vent extraordinaire qui se sont entièrement éteints
ou dont les analogues actuellement vivants ne se
rapprochent que faiblement, tels que les dinothères,
de nombreux pachydermes, les mastodontes, etc.
A ces époques primordiales il n'existe aucune trace
de l'homme, l'être le mieux organisé de la création;
ce n'est qu'à la tin, dans la couche récente de terrain
132 FORGE ET MATIÈRE
dit d'alluvion^ que la vie humaine est possible, que
l'homme apparaît, formant pour ainsi dire le point
culminant de ce développement graduel *.
Ces rapports, si exactement caractérisés par la
paléontologie, de l'état de développement de la terre
et des influences extérieures, avec la naissance et la
propagation des êtres organisés, persistent encore
de nos jours; nous en voyons partout la preuve.
Une nombreuse classe d'animaux, les vers intesti-
naux, ne se développent qu'à des endroits tout à fait
déterminés et prennent les formes et le genre de vie
les plus variés, suivant l'animal et l'organe dans les-
quels ils séjournent. A la place d'une forêt réduite en
cendres croissent des espèces de plantes déterminées,
à la place d'un bois de pins ou de sapins, il naît des
chênes et des hêtres. « Aux endroits ravagés par
l'incendie, à la place d'un bois défriché, sur le ri-
vage de la mer maintenant hors des atteintes de l'eau,
et au fond des étangs desséchés se développe sou*
vent en peu de temps une végétation abondante, qui
\ . On prétend avoir trouve de nos jours , en Belgique, dans le
terrain diluvien, des débris d'ossements humains qui se rappro-
chent du type africain, ce qui laisse supposer que l'homme
pourrait bien ne pas être le dernier échelon de la création.
— Les dernières découvertes nous apprennent d'ailleurs que
rhomme a déjà existé à l'époque dite du déluge et antérieu-
rement à la période géologique actuelle en même temps que le
mammouth, Tours et l'hyène des cavernes et autres espèces
disparues aujourd'hui. (V. à ce sujet l'ouvrage du célèbre géo-
logue anglais Lyell, sur l'âge du genre humain, traduit en fran-
çais par M. Ghaper, et un autre ouvrage : Etudes d'histoire natu-
relle de M. L. Biichner.)
Note de la 8® édition.
GÉNÉRATION PRIMITIVE J33
offre des espèces qu'on ne trouve pas dans le voisi-
nage. Là où l'on établit une saline, se montrent
bientôt, avec leurs caractères bien marqués, les
kalophites et les animaux d'eau salée, dont on ne
trouve nulle trace à une grande distance. » (Giebel.)
Depuis qu'on a multiplié les plantations de pins au
environs de Paris on y rencontre aussi la lamie
(lamia œdilis), insecte de TEurope septentrionale,
qu'on n'avait jamais vu en ce pays. Là où l'air, la
chaleur et l'humidité combinent leur activité, se
développe souvent en quelques instants ce monde
infini d'animaux surprenants, pourvu des formes
les plus singulières et que nous appelons infusoires.
Nous pourrions multiplier encore ces exemples qui
montrent de la façon la plus évidente l'influence
toute-puissante du milieu ambiant sur les modifica-
tions des plantes et des animaux. Malgré la diffé-
rence énorme et en apparence presque inconciliable
des diverses races humaines, la majorité des natura-
listes déclare aujourd'hui, à propos de la vieille con-
troverse sur l'origine du genre humain par un ou
plusieurs couples, qu'il n'y a pas de raison purement
scientifique qui s'oppose à l'admission de l'origine
par un seul couple, et que toutes ces variétés pour-
raient bien être le résultat de l'action successive des
influences extérieures. « Je crois, dit Hufeland,
que la variété dans la race canine est bien plus
grande que dans la race humaine. Un roquet diffère
bien plus du dogue que le nègre de l'Européen.
Faut-il croire que Dieu a créé chacune de ces va- .
134 FORGE KT MATIÈRE
riétés si diiférentes, ou ne faut-il pas plutôt admettre
qu'elles proviennent toutes de la race primitive des
chiens, par une dégénération successive * ? » Quel-
4 . La question de Torigine une ou multiple du genre humain,
que la philosophie naturelle a si souvent débattue, est d'ailleurs
sans grande importance pour Tobjet immédiat de nos recher-
ches. Si la nature a été à même de produire l'homme de ses pro-
pres forces, à un endroit quelconque, ce fait pourrait aussi bien
être arrivé une fois que plusieurs, à tel ou tel endroit. Au reste,
les découvertes des sciences naturelles ne laissent point de doute,
que le genre humain ne descende non-seulement de plusieurs,
mais même de beaucoup de couples. La diversité des zones bo-
taniques et zoologiques, sur laquelle Agassjz a insisté le premier
avec tant de raison, ne s'applique point seulement à l'état actuel
de notre globe, mais aussi au monde primordial ; ce qui prouve
qu'il y a eu à l'origine plusieurs centres de création où se sont
développés parallèlement des plantes, des animaux et des hommes.
L'étude comparée du langage n'est pas moins favorable à cette
opinion. La syntaxe et les racines des langues mères présentent
des différences si radicales de Tune à l'autre qu'il est absolument
impossible de leur assigner une origine commune. C'est à ce point
qu'on est amené à conclure non-seulement à la diversité originelle
des races humaines, mais même au dédoublement de la race
caucasienne qui, selon toute apparence^ tire son origine de deux
centres différents. A. G. Schlegel divise tes diverses langues
de la terre en trois grandes classes, selon le degré de leur
développement , savoir : en langues analytiques , organiques
et synthétiques, dont chacune a une origine toute différente.
Il faut compter au nombre des langues analytiques principa-
lement la langue chinoise. Les langues organiques se subdivisent
encore en deux branches entre lesquelles on ne peut trouver
le moindre rapport généalogique. Ce sont les langues indo-
européenne et sémitique. Les Indo-Européens habitaient originai-
rement l'Asie (TAfganistan, Cantahar). Plus tard ils se séparèrent;
une partie se dirigea vers l'Orient; c'étaient les Indous. Les autres
prirent leur direction vers l'ouest de l'Asie ; c'étaient les Perses
et les Arnaéniens. D'autres encore vinrent eu Europe ; c'étaient
les Celtes, les Romains, les Grecs, les Germains^ les Slaves. Tous
ces peuples formaient à l'origine une unité. Tout différents; de
ceux-ci et sans aucun rapport de langue sont les Sémites. Ce sont
y'
GÉNÉRATION PRIMITIVE 135
qné^grandes et paissantes que puissent être encore
de nos jours ces influences, on n'a pourtant pu con-
stater jusqu'à présent, qu'une espèce ait été défini-
tivement changée en une autre, ni que des orga-
nismes plus parfaits aient été produits par le simple
concours de la matière et des forces inorganiques et
sans la préexistence d'un germe engendré à l'avance
par des semblables, En effet une loi générale et
absolue semble dominer aujourd'hui le monde orga-
nique : Omne vivum ex ovo, c'est-à-dire, que tout
ce qui existe, naît d'un germe qui a existé aupara-
vant, et qui a été engendré ou de parents sembla-^
blés ou par la génération immédiate du corps; par
conséquent d'un œuf, d'une semence ou aussi de
divisions, de bourgeons, de rejetons, etc. Il faut
toujours qu'un ou plusieurs individus de la même
espèce aient préexisté, pour produire d'autres indi-
vidus semblables. Les récits du vieux testament
expriment d'une manière allégorique cette vérité,
déjà connue de bonne heure, en faisant entrer dans
l'arche ayant le déluge un couple de chaque race
d'animaux. Pour ceux qui ne se contentent pas de
récits bibliques, la question de l'origine première des
les Arabes, les Hébreux, les Carthaginois, les Phéniciens, les Sy-
riens et les Assyriens (?). On compte au nombre des langues syn-
thétiques celles des anciens Egyptiens ou Coptes, des Finnois ,
des Lapons, de différents peuples de l'intérieur de la Russie, des
Hongrois, Faut-il y compter aussi les langues des Tartares et des
Mongols? Les recherches les plus récentes, en modifiant quelques
détails de ces théories^ donnent cependant raison aux principes
généraux du célèbre critique.
•\>
' . \»
136 FORGE ET MATIÈRE
ôtres organisés se présente inévitablement en pré->
sence de ce fait. D'où viennent-ils? Gomment se sont*
ils formés ? Si tout être organisé est engendré par
des parents^ comment sont nés ces premiers parents?
Ceux-ci pouvaient-ils naître d'eux-mêmes, par la
seule rencontre fortuite ou absolue de circonstances
extérieures et par l'apparition de conditions néces-
saires à leur existence, ou fallait-il une puissance
extérieure pour les créer? Et si cela s'est fait une
fois, pourquoi cela n'arrive-t-il plus aujourd'hui ?
Cette question a occupé dans tous les temps les
philosophes et les naturalistes et occasionné de
longues et nombreuses controverses. Avant d'en-
trer dans les détails de cette question, il faut pré-
ciser la thèse posée plus haut : Omne vivum
ex ovo. Quoique la validité de cette proposition
soit incontestable pour le plus grand nombre des
organismes, elle ne semble pas tout à fait sans
exception, môme dans l'évolution actuelle. En tout
cas, la controverse scientifique qu'a fait naître la gé-
nération spontanée (gêner atio œquivoca), c'est-à-
dire, la génération fortuite ou sans parents de la
môme espèce, n'est pas encore complètement vidée.
Ce nom signifie une génération d'êtres organiques,
créés sans prée^^istence de parents ou de germes de
la même espèce, par la seule rencontre fortuite ou
absolue d'éléments inorganiques et de forces phy-
siques, ou d'une matière organique, mais de parents
qui ne sont pas de la môme espèce. Or, si les dé-
couvertes récentes ont beaucoup diminué le nombre
GÉNÉRATION PRIMITIVE 137
des partisans de ce genre de génération^ à laquelle
on attribuait^ dans les temps les plus reculés^ une
activité très-étendue, il n'est pourtant pas invrai-
semblable qu'elle exerce son action encore aujour-
d'hui sur les organismes les plus petits et les plus
imparfaits ^
4. Selon les observations du docteur Gohn à Breslau (Hedwigia,
journal d'ëtudes cryptogamîques 4855), la mort de la mouche
commune en automne^ doit être attribuée à la formation de cham-
pignons dans le corps de cet insecte. Il se forme , d'une manière
spontanée, dans le sang de cet animal d'innombrables petites
cellules, qui atteignent promptement une grosseur relativement
considérable^ et se changent en un champignon microscopique,
empuêa muscœ. Diverses raisons nous autorisent à admettre la
formation spontanée de ces cellules à'empusa par l'altération du
sang causée par la maladie de la mouche. Peut-être que la mus-
cardine des vers à soie, maladie ëpidémique produite par une for-
mation de champignons dans le corps de ces animaux, a la môme
origine. M. Rossmabsslbr rapporte que M. le professeur Gibnkoswki
à Pétersbourg a observé la naissance spontanée d'organismes in-
dépendants et formés d'un seule cellule^ de grains d'amidon dans
des tubercules de pommes de terre en pourriture, observation qui,
par les déclarations récentes de M. Gibnkowskt lui-même, a reçut
à ce que l'on dit, une autre interprétation. En outre il résulte des
expériences encore plus récentes de M. Flach (Archives pharma»
ceutiquês, 4860) et d'une notice dans la feuille périodique de toutes
les sciences naturelles (4860), que les plantes les plus inférieures,
telles que les champignons, les algues, les lichens , peuvent se
produire par la génération spontanée et se métamorphoser les unes
dans les autres dans certaines conditions déterminées. Des cellules,
des spores, des cellules tubulaires se transforment en monades.
M. PoucHBT vient de faire aussi tout récemment des expériences
qui doivent prouver en faveur de la génération spontanée actuelle.
L'auteur de ces études, en jugeant de son point de vue^ n'a aucun
doute que la génération spontanée ne se manifeste encore de notre
temps, et que têt ou tard la science ne la constate d'une manière
évidente. Aussi M. le professeur Giebel à Halle s'est-il prononcé
tout récemment, dans ses questions d'histoire naturelle, en termes
laS FORGE ET MATIÈRE
S'il faut admettre comme loi générale que tous les
êtres végétaux et animaux d'une organisation supé-
rieure n'existent que par la génération de la même
espèce de parents préexistants, il nous reste toujours
très- précis en faveur de la génération spontanée. — D'après des
essais et des observations encore plus récentes, l'existence de la
génération spontanée dans les régions les plus inférieures de la vie
animale et végétale parait assez certaine pour réfuter la théorie
de la panspermie. C'est ce qui résulterait surtout des travaux éten-
dus des Français Poughet, Pasteur, Jolt, Musset et autres.
Plagh (Archives de pharmacie^ 4862; Revue des sciences natu-
relles) a fait des expériences du môme genre^ et il en résulte que
les plantes les plus simples naissent souvent spontanément et,
dans certaines conditions, se transforment même réciproquement,
de môme que des cellules peuvent devenir ce que l'on appelle des
monades. D'après des observations récentes, Vempuea muscœ peut
devenir rmicor muceto et achlya proliféra. Enfin nous avons sous
les yeux un mémoire intitulé : Recherches sur la génération spon-
tanée, que le professeur Schaafhausbn à Bonn a adressé le 29 sep-
tembre 4862 au célèbre Milne Edwards, membre de Tlnstitut.
Nous y trouvons ce qui suit : c Le protococcus, la forme primitive
ou la plus inférieure de la vie organique et particulièrement de la
vie végétale, naît sans l'influence de l'eau, de l'air, de la lumière
et de la chaleur, sans le secours d'aucune substance organique,
et devient algue, lichen, mousse. Sa cellule se compose de grains
de 4/^000. » Les cellules du protococcus qui augmentent en se
divisant, produisent des algues. Moi-môme j'ai pu, comme Kut-
ziNG, observer la transformation d'une algue en une espèce de
mousse (v. mes Esquisses de physiologie). Toute existence sur la
terre commence par l'origine de la vie végétale sans laquelle la
vie animale est impossible. La monade^ forme première de la vie
animale, naît également de petits points de 4/3000 — 4/2000 de
grosseur qui se trouvent réunis dans une espèce de limon. C'est
des monades que naissent les infusoires et non pas, comme on le
croyait jusqu'à présent, d'œufs ou de germes contenus dans l'air.
La formation des monades a lieu partout où une substance orga-
nique se décompose par le contact de l'air, et leur naissance de
pareils liquides se fait, exactement comme celle des cristaux, de
l'humeur contenant leurs éléments -^ pourvu que le développe*
GÉNÉRATION PRIMITIVE 139
à résoudre la question de la génération primitive des
êtres, problème qui, au premier abord, semble inso-
luble sans l'admission d'une puissance supérieure
ayant créé de sa libre volonté les premiers orga-
nismes et les ayant doués en outre de la faculté de se
propager dans l'avenir. C'est avec une certaine satis-
faction que les naturalistes orthodoxes font valoir ce
fait. En montrant la construction ingénieuse et com-
pliquée du monde organique, ils coiicluent qu'il n'y
a que l'activité immédiate et personnelle d'une puis-
sance créatrice qui aurait créé ce monde selon ses
desseins. « Une énigme insoluble, dit B. Gotta, dont
nous ne pouvons appeler qu'à la puissance impéné-
trable d'un créateur, est toujours Torigine première
de la matière terrestre, ainsi que la naissance des
êtres organiques. »
Sans se donner la peine d'expliquer d'une manière
naturelle la croissance organique, on pourrait leur
ment des premiers germes ne soit pas empêché par le manque des
conditions vitales. Car tous les faits qui, d'après les lois de la
chimie, empêchent la décomposition de substances organiques,
empêchent aussi la naissance de la vie organique qui est impos-
sible sans une certaine quantité d'eau, d'oxygène et de substances
alimentaires. Le dessèchement et une température de 40 à 50<> R.
font périr les monades et leurs germes. De même que le proto-
coccus prend peu à peu des formes plus développées, de même
la monade se transforme successivement en amoeba , chilodon,
paramœcium et autres infusoires. Les nombreuses espèces de mo-
nades décrites par Ehrenbbrg , ne sont que les états différents
du développement du même animal. Du reste, on ne peut parler
de génération spontanée que par rapport aux formes primitives de
la vie ; tous les êtres d'une organisation un peu supérieure ne nais-
sent que de la modification des ordres inférieurs.
Note de la 8"* édition.
140 FORGE ET MATIÈRE
répondre que les germes de tout ce qui vit ont existé
de toute éternité et n'ont attendu, dans cette masse
nébuleuse et informe dont la terre s'est formée en
se consolidant peu à peu, que l'influence de certaines
circonstances extérieures ; ou que ces germes exis-
tant dans l'espace, sont descendus sur la terre après
sa formation et son refroidissement et ne sont par-
venus à l'éclosion et au développement qu'acciden-
tellement, aux endroits et au temps où se trouvaient
précisément les conditions extérieures nécessaires.
Cette explication sufl&rait pour rendre compte de la
succession des créations organiques, et cette inter-
prétation serait moins aventureuse et moins forcée
que l'admission d'une force créatrice qui a pris plai-
sir, à chaque période de la formation de la terre, à
créer des espèces différentes de plantes et d'animaux,
et à faire, en quelque sorte, pour la création de
l'homme de longues études préparatoires. Une telle
idée ne répond nullement à la perfection d'une force
créatrice *. Cependant nous n'avons pas besoin de
pareils expédients. Les faits établis par la science
prouvent que les êtres organisés qui peuplent la
terre ne doivent leur existence et leur propagation
qu'à l'action réciproque de matières et de forces
4 . Un essai scientifique pour démonlrer non-seulement Tëternitë
de tous les organismes, de Thomme et de ses diverses races, mais
aussi celle de la terre et des autres corps célestes, en opposition
avec toutes les théories de cosmogonie généralement admises jus-
qu'à nos jours, a été publié par le Dr Czolbe. Ce livre, que nous
avons cité plusieurs fois et qui est d'ailleurs écrit avec beaucoup de
talent, a pour titre: Nouvel exposé du sensualisme, 4855.
GÉNÉRATION PRIMITIVE 14i
physiques, et que le changement et le développe-
ment successifs de la superficie terrestre sont la seule
ou du moins la principale cause de cet accroissement
continuel des êtres vivants.
Sans doute la science n'a pas encore pu détermi-
ner avec précision de quelle manière cet accroisse-
ment a eu lieu en détail; mais nous avons l'espé-
rance que ses investigations soulèveroût plus tard le
voile de ces mystères. Toutefois les connaissances
que nous avons suffisent à nous donner au moins la
probabilité, je dirai même la certitude subjective de
la naissance spontanée des êtres organisés, ainsi
que de la formation lente et successive des types
supérieurs, sans l'intervention d'une puissance sur-
naturelle; les types les moins élevés et les moins
parfaits, s'élevant peu à peu en se perfectionnant et
restant toujours en rapport avec les conditions exté-
rieures du globe. Cette formation et ce développe-
ment lent et graduel des formes organiques les plus
simples vers des formes toujours plus élevées et plus
parfaites, sont aujourd'hui un fait établi par les re-
cherches de la paléontologie ; ce fait indique avec
certitude l'existence d'une loi présidant à la nais-
sance des êtres organisés. Plus la terre se dé-
veloppait, plus la conformation individuelle des
animaux devenait variée et plus les races se perfec-
tionnaient — preuve suffisante pour démontrer com-
bien la naissance des formes concrètes des animaux
dépend des influences extérieures. Nous le voyons
par leurs débris. Les animaux et les plantes fossiles
iW FORCE ET MATIÈRE
sont les l'tidiments primitifs de tout cô qui vit iêt
nous trouvons en eux les plus merveilleux proto*^
types des organisations plus tardives toujours en
concordance parfaite avec les premières. Plus ces dé-
bris sont anciens, plus ils renferment de formes va-
riées dont le type persiste dans les formations posté-
rieures. Il y a de simples fossiles qui renferment en
eux seuls, quant à la forme^ l'ébauche de modifica-
tions nombreuses et diverses d'animaux apparaissant
plus tard et existant en partie encore de nos jours.
Le Sao hirsuta^ trilobite des schistes ardoisiew
de la Bohême, diffère tellement dans sa forme pri-
mordiale des individus plus développés d'un temps
postérieur, qu'on ne le prendrait plus pour le même
animal, si chacun de ses degrés de transition
n'était déterminé avec précision. Les célacantides
(cœlanthida) y poissons fossiles, recèlent la confor-
mation du squelette de tous les vertébrés. Les laby-
rinthodontes du monde primordial sont, selon
l'expression de Burmeister, les vrais et les plus
beaux prototypes de la race des amphibies d'où est
sorti, dans un développement de quelques millions
d'années, un grand nombre de formes variées. Cette
race présente un mélange de qualités qui se trou-
vent dans les groupes les plus hétérogènes qui en
sont descendus. Le plésiosaure est pour ainsi dire le
premier essai que la nature ait tenté pour sortir de
la période des poissons et des reptiles ; le tronc de
cet animal ressemble à celui de la baleine, le cou à
celui d'un oiseau, la tête à celle de l'alligator. Il
GÉNÉRATION PRIMITIVE 443
s'est répété et modifié en nombreuses espèces. L'ich-
thyosaure, son contemporain, tient, comme son nom
l'indique, du poisson et du lézard ; il a le corps du
dauphin, la tête du crocodile et la queue des pois-
sons. Le mégalosaure, colosse monstrueux, réunit
Tanatomie des reptiles et des mammifères. A un
degré plus proche du mammifère il apparaît sous la
forme de ryguanodon, lézard gigantesque « avec
lequel la force créatrice de la nature semble vouloir
clore les genres gigantesques des amphibies. »
(Livre de la géologie.) Le ptérodactyle ou griffon à
bras, animal remarquable et énigmatique de la pé-
riode jurassique, est un être d'une forme singulière,
moitié chauve-souris et moitié reptile, tenant à la
fois 4e l'oiseau et de Tamphibie; on Ta rangé tour
à tour dans toutes les classes du règne animal.
Le cétiosore réunit les caractères de la baleine,
du phoque et du crocodile. Dans la période ter-
tiaire, les mégathères prennent déjà la forme arti-
culée des mammifères, mais ils rappellent encore
les reptiles. Le paléothérium est le premier repré-
sentant de la classe plus élevée des mammifères,
c'est un animal intéressant qui réunit les propriétés
du cheval, du tapir et du cochon ; on le trouve fré-
quemment depuis la grosseur du lièvre jusqu'à celle
du cheval, comme autant de variétés du môme genre.
Il est en quelque sorte le prototype de la classe des
mammifères car c'est en lui que se trouvent les
germes des formes les plus diverses de cette classe *.
4 . Ces transitions ou formes intermédiaires se sont conservées
144 FORGE ET MATIÈRE
Nous pourrions augmenter ces exemples^ car
toute la science paléontologique n'est qu'un exemple
continuel. Les formes les plus inférieures apparais-
sent toujours les premières, et c'est d'elles que
procèdent toujours par gradation et dans une mar-
che ascendante, les races et les individus. « Les
débris qu'on a découverts dans la terre, dit Œrsted,
nous montrent une série de formations successives,
se développant de plus en plus jusqu'à l'époque où
rhomme et un monde animal et végétal conforme à
l'homme ont pu prospérer. »
Cette loi du développement successif a été trans-
mise du monde primordial au monde organique
actuel et lui a imprimé son sceau de la manière
la plus évidente. Toute la science de l'anatomie
comparée, étude cultivée avec tant de prédilec-
tion de notre temps, n'a d'autre but que de dé-
montrer la conformité des formes anatomiques
dans toute l'échelle des animaux, et de constater
d'une manière scientifique qu'il n'y a qu'un plan
fondamental commun à toutes les formes animales
môme jusqu^à notre temps en quelques rares exemplaires qu'on
peut considérer^ pour ainsi dire, comme • des fossiles vivants. >
Le singulier animal de la Nouvelle- Hollande, connu sous le nom
de bec d*oiseau ou ornithorynque (ornithorhynchus)^ lient du
quadrupède, de Toiseau et de Tamphibie. La première fois qu'on
le vit en Europe, on le prit pour un composé artificiel. C'est,
disait-on, une vieille dépouille de taupe attachée aux mâchoires
d'un canard. La salamandre à écailles (lépidosiren paradoxe) de
l'Amérique méridionale et de l'Afrique, tenant de l'amphibie et
du poisson, respire en partie par les branchies et en partie par
les poumons.
». ,
GÉNÉRATION PRIMITIVE 145
et modifié seulement dans quelques détails. Une
chaîne non interrompue de transitions et de simili-
tudes unit tout le règne animal, depuis ses représen-
tants les plus inférieurs jusqu'aux plus parfaits.
L'homme lui-môme, qui dans sa présomption se croit
bien au-dessus de tout le règne animal, ne peut faire
exception à cette loi. La race éthiopienne le relie au
monde animal par une foule de similitudes frappan-
tes et incontestables. Les bras longs, la conformation
du pied, la jambe toute d'une pièce, les mains lon-
gues et effilées, la maigreur du corps, le nez peu
saillant , les mâchoires et la bouche proéminentes,
le front étroit et déprimé, la tête petite et prolongée
en arrière, le cou court, le bassin étroit, le ventre
gonflé et pendant, le menton sans barbe, la couleur
de la peau, la mauvaise odeur, la malpropreté, les
grimaces en parlant, la voix aiguë et perçante, tou-
tes les formes et toutes les proportions du corps sont
autant de signes caractéristiques qui rapprochent le
nègre du singe. Les meilleurs observateurs consta-
tent que son esprit répond à son individualité. (Voir
le chapitre Cerveau et âme.)
Non-seulement le nègre, mais aussi une foule
d'autres races sauvages, telles que les Boschismen,
les Hottentots, les Pescherais, les indigènes de
la terre de Vandiemen, ceux de la Nouvelle-
Hollande, etc., etc., portent les marques les plus
distinctes et les plus certaines du monde animal
dont ils tirent leur origine. (Voir Reighenbagh, sur
la naissance de l'homme, 1854.)
40
l 4^
146 FORCE ET MATIÈRE
C'est pour la troisième fois que se manifeste la loi
des transitions dans l'histoire du développement des
animaux pris individuellement. Aujourd'hui encore,
toutes les formes animales sont tellement semblables
les unes aux autres, dans les premières périodes de
leur développement individuel, que, pour reconnaître
leur prototype, il faut remonter à l'histoire de leur
naissance. C'est un fait intéressant et caractéristique
que tous les embryons se ressemblent, et qu'il est
souvent tout à fait impossible de distinguer l'em-
bryon d'une brebis de celui d'un homme dont le
génie étonnera peut-être le monde *. En effet, ce
rapport est si manifeste qu'on a essayé, et non sans
succès, de démontrer, dans l'histoire du déve-
loppement de chaque animal ou de l'homme même,
de quelle manière l'embryon représente et répète
chaque fois, aux divers degrés de son développement
corporel, les types principaux de toute une série
d'animaux qui lui sont inférieurs; en d'autres
termes, on a constaté qu'il présente en un cadre
étroit le tableau en miniature de toute une série de
créations. Quelque distincts que soient les deux sexes
lorsqu'ils ont atteint leur complet développement, il
est pourtant impossible de discerner, dans les pre-
miers mois de la vie embryonnaire de l'homme, si l'in-
dividu sera du sexe masculin ou féminin; et cela
1. V. les détails dans l'écrit récent et excellent de T. H. Huxley^
la position de l'homme dans la nature, trad. en français par le
Dr. £. Daily, dans le deuxième article sur les rapports de l'homme
avec les bêtes qui en approchent le plus.
«
r
GÉNÉRATION PRIMITIVE 147
dépendra peut-être des conditions extérieures et acci-
dentelles. « Il y a une loi générale, dit Vogt, que Ton
peut constater dans tout le règne animal, c'est que la
similitude qui lie les individus par un plan commun
de structure, apparaît avec d'autant plus de clarté
que l'individu se trouve plus rapproché du point de
sa naissance, et que ces similitudes s'etfacent d'au-
tant plus que les animaux avancent davantage dans
leur développement et se soumettent aux éléments
extérieurs dont ils se nourrissent. » Vogt indique
aussi, par ces derniers mots, quelle influence im-
portante et déterminante peuvent et doivent exercer
les causes extérieures et les conditions vitales sur le
développement et la formation des organismes. Pluë
la terre était jeune, plus ces influences devaient être
puissantes et déterminantes ; il n'est point du tout
impossible que les mêmes germes, par diverses cir-
constances extérieures, aient pu produire, en se dé-
veloppant dans des conditions diverses, des individus
très - difl^érents. Nous avons les preuves qu'une
foule de formations primordiales s'éteignirent quand
les conditions extérieures changèrent ; des change-
ments essentiels dans le milieu ambiant causèrent
la mort des organimes anciens, tandis qu'ils provo-
quaient l'évolution d'êtres nouveaux.
Ces influences, cela est incontestable, ont existé
avec une puissance plus grande dans les périodes
primordiales que de nos jours et ont pu donner des
résultats que nous ne voyons plus se reproduire
aujourd'hui. La science n'ofire-t-elle pas assez de
».
♦ *
*^#* 148 FORCE ET MATIÈRE
-v
preuves pour admettre cette opinion? D'abord, la
température si favorable à toute naissance^ à toute
croissance, était incomparablement plus élevée
qu'elle ne Test aujourd'hui, et la Sibérie, qui ne
produit de nos jours que des arbrisseaux rabougris et
des animaux habitués au climat froid, était peuplée
d'une foule d'éléphants qui avaient besoin d'une
végétation abondante pour exister. Des plantes re-
marquables, de formes inconnues, qui n'auraient
pu résister à la gelée et qui ne devaient pros-
pérer que dans un climat très-chaud et très-hu-
mido, étaient également répandues sur toute la
superficie terrestre dans la période houillère. Sur le
versant méridional de l'Erzgebirge, de la Saxe et de
la Bohême, se trouvaient autrefois des palmiers et
des cannelliers, et le sol de notre zone glaciale et
tempérée recèle des restes innombrables d'êtres
organisés qui ne se trouvent plus aujourd'hui que
dans les pays les plus chauds des tropiques. C'est
aussi par les formes étonnantes et extraordinaires
que nous présentent quelquefois les animaux du
monde primordial, ainsi que par le plus grand
nombre des races animales douées de dimensions pro-
digieuses, que se manifeste une plus grande force
de la nature à ces périodes. Nous ne connaissons
aujourd'hui aucune race animale qui offre dans
son développement individuel des différences de
proportion aussi énormes que celle du paléothe-
rium.
Après ces considérations, il nous semble inconce-
GÉNÉRATION PRIMITIVE 149
vable que des naturalistes s'obstinent encore à nier
la loi de développement graduel et successif des êtres,
organisés, parce seul fait que, de nos jours et dans
la limite nécessairement restreinte de nos observa-
tions, les races animales nous paraissent absolument
distinctes les unes des autres et leur filiation cons-
tante. Cette loi des transitions qui a laissé des traces
si profondes et si évidentes dans notre sol peut-elle
être arbitraire? Et quel droit avons-nous de con-
clure, de notre expérience renfermée dans un
espace infiniment restreint à ces espaces de temps
infinis, à cet état de la terre où la nature était
plus jeune et plus vigoureuse et par conséquent
plus capable de produire des formes organiques?
Dans ces conditions, il était possible qu'un germe
organique placé, soit par hasard, soit par nécessité,
sous l'influence des changements opérés par les
conditions extérieures, prît en se développant une
forme non similaire à celle de son générateur, mais
diflPérente de celui-ci; il était possible qu'il engendrât
môme une autre espèce ou une autre race. Vogt, ad-
versaire de la loi des métamorphoses, dit lui-même :
« Nous n'avons aucune raison pour repousser la pos-
sibilité que, dans les temps primordiaux, les animaux
aient engendré des petits qui étaient différents, en
beaucoup de points, de leurs parents. » Nous remar-
quons, de notre temps, que les changements opérés
par le climat, la nourriture et les influences exté-
rieures, jouent un rôle très-important dans les méta-
morphoses des animaux, sans cependant jamais dé-
150 FORGE ET MATIËRE
passer les limites de la race; que l'on tienne compte
maintenant de l'intensité, plus grande de ces influen-
ces extérieures dans les temps primitifs, de l'action
plus puissante des forces physiques à ces époques,
et de l'immense durée des temps écoulés pendant les-
quels des causes insignifiantes en apparence peuvent
produire des effets considérables, et l'on comprendra
la possibilité de métamorphoses plus radicales encore.
Dans ce temps infini pouvaient surgir des hasards et
des combinaisons particulières, dont nous n'avons
aucun exemple dans le petit espace que notre expé-
rience embrasse * .
4 . Depuis que nous avons écrit ces lignes^ les idées du célèbre
naturaliste qui jusqu'à présent a toujours combattu à outrance
pour la stabilité des espèces et contre toutes les théories de per-
mutation dans le monde organique , ont subi une transformation
entière sous l'influence de théorie de Darwin. 11 annonce lui *
même ce changement dans ses Leçons sur l'homme (Paris, 4865).
Cet aveu rappelle le mot célèbre de Boerne : c Ce n'est que par
suite d'un des préjugés les plus funestes qu'on appelle immoralité
et faiblesse un simple changement d'opinion; se défaire d'une
erreur nous rend plus sage que de trouver une vérité. » Voici ce
que VoGT dit dans le second vol. de son livre, p. 256, 257 :
« La théorie du développement successif des types, de formes
primitives et universelles, a trouvé récemment, grâce à l'rngénieux
Darwin, une base nouvelle, après avoir été produite antérieure-
ment, bien que d'une manière différente, par des naturalistes
français comme Lamarck, et par les philosophes naturalistes alle-
mands. Il est vrai que telle qu'on la comprenait alors je l'ai com-
battue ouvertement et sincèrement, mais j'avoue que sous sa forme
actuelle, elle me semble donner une solution meilleure que toute
autre^ du problème de la parenté des différents types entre eux,
et en tout cas elle nous rapproche de la vérité. En faisant oppo-
sition à la doctrine de la transformation graduelle des types je me
trouvais, sous plus d'un rapport, influencé par des opinions tradi-
tionnelles que Ton subit toujours plus ou moins lorsqu'on se livre
GÉNÉRATION PRIMITIVE 151
Les faits actuels sont d'ailleurs suffisamment dé-
monstratifs. Et, tout d'abord, n'avons-nous pas le
droit de citer les intéressants phénomènes, connus
seulement depuis peu sous le nom de changement
de génération des animaux, qui présentent une mé-
tamorphose de diverses forces d'animaux inférieurs,
en ligne ascendante ^ . Ces animaux diffèrent com-
plètement de forme, d'organisation et de genre de
vie. Et ces différences ne se montrent point seule-
ment dans un seul et même individu, comme chez les
papillons et les grenouilles, mais chaque forme in-
sérieusemelit aux recherches scientifiques. Les contrastes, si frap-
pants en apparence, qui séparent les différentes espèces^ les divi-
sions et subdivisions systématiques indispensables pour l'enseigne-
ment de la science, laissent toujours une certaine impression dans
IVsprit du jeune étudiant qui se sent naturellement entraîné à
considérer les hommes eux-mêmes comme profondément distincts
les uns des autres. Mais, à mesure que l'expérience arrive, on
s'aperçoit bientôt qu'ils ne sont ni absolument bons ni absolument
mauvais et que Tâge et la vie sociale opèrent souvent le rappro-
chement des extrêmes les plus opposés. Le même phénomène se
produit lorsqu'on étudie attentivement le développement du règne
animal. Lorsqu'on part de l'œuf primitif pour arriver successive-
ment jusqu'aux formes les plus élevées, on voit les contrastes
s'effacer peu à peu et on s'aperçoit bien vite que les formes les
plus diverses peuvent sortir de la même souche originelle.
4 . Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a très-bien démontré comment les
opinions de Buffon sur l'espèce se sont modifiées peu à peu. Après
avoir donné d'abord, avec hardiesse, des définitions tranchantes et
peu propres à se plier aux faits, il a vu ces derniers le contredire
plus d'une fois pendant sa carrière, et il a eu assez d'esprit pour
en tenir compte malgré ses théories antérieures. Toute proportion
gardée, je crois moi aussi avoir droit à ce bénéfice de l'instruction
qu'on se donne continuellement soi-même, sans encourir le re-
proche d'inconséquence.
Note de la 8"e édition.
152 FORCE ET MATIÈRE
dividuelle reste la môme pendant sa vie, et par con-
séquent tout le phénomène représente une véritable
métamorphose d^espèce. Ces modifications ont été
observées sur plusieurs vers intestinaux, de plus sur
les biphores (biphora), les méduses, les polypes, les
pucerons (aphidida) et Ton suppose avec probabilité
sinon avec certitude que plusieurs autres animaux y
sont soumis. Sans doute, cette métamorphose des
formes ne continue pas à l'infini, comme il le fau-
drait pour annuler la loi qui sépare les espèces, mais
elle se renferme dans certaines limites de parenté,
revient à sa forme première après une ou plusieurs
générations et cesse après un cycle régulier de
formes. Qui pourrait ne pas reconnaître dans ce
phénomène intéressant un rapprochement de la loi
des métamorphoses des animaux et refuser de croire
qu'au temps primordial ce changement de généra-
tion ait pu se produire dans des limites moins res-
treintes qu'aujourd'hui? Nous avons du reste, môme
de nos jours, plus d'un exemple de ces transforma-
tions. Jean Muller, un de nos plus célèbres et de
nos plus sûrs observateurs, a vu des holothuries
donner naissance à des mollusques. Ce naturaliste
orthodoxe avoue lui-même avoir été saisi de doute
et d'inquiétude en observant ce phénomène. Les
holothuries et les mollusques sont deux classes tout
à fait distinctes dans le règne animal, et ces der-
niers occupent une place beaucoup plus élevée que
les premières avec lesquelles ils n'ont ni parenté ni
ressemblance. Muller avoue, quoiqu'à regret, que
GÉNÉRATION PRIMITIVE 153
ce phénomène n'a rien de commun avec les méta-
morphoses de la génération. Cette découverte, dû-
ment constatée, prouverait la possibilité, môme au
temps actuel, de l'évolution directe d'une race ou de
sa transformation en une autre absolument distincte,
fait qui a toujours été contesté jusqu'à présent; elle
offrirait l'exemple singulier d'une nouvelle création
basée sur des circonstances naturelles ; elle démon-
trerait que môme de nos jours encore la loi de
la génération similaire n'est pas sans exceptions.
« L'apparition de diverses races animales dans la
création, dit Muller, est un fait paléontologique,
il reste surnaturel aussi longtemps que nous ne
pouvons le constater ; mais si cette observation était
possible, tout fait surnaturel cesserait et rentrerait
dans un ordre de phénomènes supérieurs pour les-
quels il faudrait aussi chercher des lois au moyen
de l'observation. » Qui ose dire, en présence d'un
fait semblable, que de pareilles métamorphoses ne
s'accomplissent pas encore souvent de notre temps,
et qu'il ne faudra pas tôt ou tard leur attribuer une
importance que nous leur avons refusée jusqu'à
présent ?
Si les métamorphoses ont lieu non plus seule-
ment par degrés insensibles, comme Ta enseigné
l'ancienne philosophie naturelle, mais aussi par
voie directe, par la transformation de l'embryon
d'une espèce donnée en une autre espèce, il n'est
assurément pas plus extraordinaire, qu'à un mo-
ment donné, les êtres organisés aient pu naître
154 FORCE ET MATIÈRE;
spontanément au sein d'un blastème inorganique ;
surtout lorsqu'on tient compte de la toute-puissance
des forces physiques dans le monde primitif et de
l'action non interrompue de ces forces durant des
milliers de siècles*. « Il est vraisemblable, disait
récemment M. le professeur J^ger dans un coursa
Vienne, que les premiers êtres qui durent à la géné-
ration primitive leur existence sur la surface de la
4 . a Les germes des animaux supérieurs, dit M. le professeur
Bauhg^rtner (Essais d'une histoire physiologique de la création
du monde végétal et animal, 1855^^ ne pouvaient être que les œufs
d'animaux inférieurs. II est probable que les animaux les plus
parfaits d'une classe proviennent des œufs d'animaux inférieurs
de la même classe. Ce cas est possible même dans la classe
des mammifères, puisque les œufs de ces derniers se développent
souvent hors de la matrice. La grossesse extra-utérine et le succès
de la transplantation des ovaires nous apprennent que les œufs de
ces animaux peuvent se développer aussi à d'autres places qu'à
celles qui leur sont originairement assignées, etc. Des faits de ce
genre ont donc pu se produire sur toute la série des animaux dans
les différentes périodes de la création, et amener des modiQca-
iions successives dans la forme des individus. — Il en fut de
même sans doute pour les plantes. »
< Avec cette tendance du monde végétal et animal vers un
développement plus parfait, il y eut à chaque période de déve-
loppement une formation de nouveaux germes primitifs qui de-
vinrent la base de nouvelles métamorphoses, etc. » Baumg^rtner
explique plus loin la cause des métamorphoses des genres organi-
ques et des organismes eux-mêmes^ par les divisions des germes^
et ces divisions elles-mêmes sont occasionnées par plusieurs in-
fluences diverses de la nature extérieure. Selon lui les premiers
hommes sont issus des germes d'animaux immédiatement infé-
rieurs à eux dans Téchelle des êtres, mais ces hommes n'ont eu
d'abord qu'une existence de larves. La race humaine ne descen-
drait pas non plus^ selon lui, d'un seul couple primitif, mais des
races diverses, et de nombreux individus se seraient montrés en
même temps en différents lieux du globe.
GÉNÉRATION PRIMITIVE 155
terre, ont été des zooph3rtes, semblables aux êtres
de cette espèce qui existent encore. » C'est de ces
derniers que se développèrent d'une part des plantes,
de l'autre des animaux qui se ressemblaient encore
par leur forme et par leur genre de vie. Les plantes,
restant stationnaires à ce degré inférieur de l'orga-
nisation, furent devancées par le règne animal qui
atteignit dans son développement progressif cette
perfection de l'organisation, du sommet de laquelle
l'homme voit à ses pieds tout le monde organique.
Nous n'entendon» point déduire par là l'origine de
tout le monde organique d'un seul centre de créa-
tion ; au contraire, tous les faits et toutes les dé-
couvertes de la science indiquent avec précision
que cette origine provient d'une foule de centres de
création, indépendants les uns des autres. Ces cen-
tres existent aussi bien pour le règne animal que
pour le règne végétal, et leurs ressemblances comme
leurs diversités font voir avec clarté l'action uni-
verselle de la nature.
Cet examen ne nous semble pas aussi insignifiant
que le pense maint naturaliste; car il serait trop
téméraire, au point de vue de la science de nos
jours, de vouloir attribuer à la génération sponta-
née l'origine immédiate de tous les organismes,
même de l'homme, quoique se faisant dans le temps
primordial. A quoi servirait alors cette loi si mani-
feste du développement successif et la formation des
prototypes ? pourquoi cette ressemblance, cette pa-
rité môme dans le développement des individus, si-
166 FORCE ET MATIÈRE
non pour indiquer la possibilité d'une divergence de
formes et de races différentes, sous les diverses in-
fluences des milieux extérieurs? Sans doute il faut
accorder à la génération spontanée un plus grand
rôle dans le temps primordial que de nos jours, et
on ne peut nier qu'elle n'ait donné à cette époque
l'existence à des organismes plus parfaits. Il est vrai
que nous ignorons complètement et que nous pou-
vons à peine conjecturer les procédés de création de
ces époques reculées *. Mais, quelle que soit notre
ignorance à ce sujet, nous en savons assez pour dire
avec certitude que les êtres organisés ont pu et ont
dû se former sans l'intervention d'une force exté-
rieure. Si cette création qui nous entoure aujour-
d'hui nous impose tellement par sa grandeur que
notre esprit n'a pas toujours la force de repousser
ridée d'un créateur immédiat, il faut chercher la
cause de ce fait dans l'action continue des forces
physiques durant plusieurs millions d'années, effets
que nous voyons réunis, et ne songeant qu'au présent
et non au passé, il nous est diflicile de croire, au pre-
mier abord, que la nature ait produit tout cela d'elle-
même. Il en est pourtant ainsi. — Quels que soient
les détails de ces procédés, la loi des ressemblances,
1 . Tout récemment il s'est accompli un progrès très-important
par rapport à la connaissance des causes naturelles qui ont dû
produire Taccroissement successif du monde organique sur la terre.
Ce progrès est dû à l'ouvrage devenu célèbre en peu de temps du
savant anglais Charles Darwin sur l'évolution des espèces. V.
aussi sur ce sujet nos Etudes de science naturelle, p. 245.
Note de la 8» édition.
GÉNÉRATION PRIMITIVE 457
celle de la formation des prototypes, celle de la dé-
pendance absolue des êtres organisés par rapport
à leur naissance et à leur forme des conditions exté-
rieures de la superficie de la terre, en un mot la loi
de développement successif d'organismes plus par-
faits, en harmonie avec les degrés de développement
de la terre, est acquise à la science. De plus, la nais-
sance des êtres organisés n'est pas un fait momen-
tané, mais se continue à travers toutes les périodes
géologiques; chaque période géologique est carac-
térisée par les créations qui lui sont propres, dont
quelques-unes seulement passent d'une époque dans
une autre.
Tous ces rapports , toutes ces circonstances
sont basés sur des faits inébranlables et incom-
patibles avec l'idée d'une force créatrice person-
nelle et absolue qui ne pourrait en aucune manière
se soumettre à une création lente, successive et
pénible et se rendre dépendante, dans son œuvre,
des phases du développement naturel de la terre.
« Une question importante, dit Zimmermann (les
Merveilles du monde primitif), est de savoir d'où
viennent les animaux ? L'idée que Dieu les a créés
. arbitrairement n'est pas seulement trop peu satisfai-
sante, mais elle est aussi trop indigne de lui. La
grande âme du monde qui aurait créé des systèmes
solaires et des voies lactées peut-elle s'occuper de
poterie? — Peut-elle faire des essais d'animaux et
les détruire, sauf à les refaire s'ils n'étaient pas
bons? »
IÎS8 FOrtCE KT MATIÈRE
' Ali contraire, il fallait que le travail de là hattire
dans ces productions moitié fortuites, moitié absolues,
fût infiniment lent, successif, graduel et non pré-
médité. C'est ainsi que nous ne pouvons nulle part
découvrir dans ce travail uti saut qui indique une
volonté absolue et personnelle; les formes suivent
les formes par des transitions insensibles et non in-
terrompues. « La nature, dit Linné, ne fait pas
de sauts, » et en effet toute nouvelle découverte
ou tout nouveau fait de la science naturelle nous
donne la preuve de cette assertion. Insensiblement
la plante se change en animal, l'animal en homme.
Malgré tous les efforts on n'a pourtant pas encore
réussi à tracer une ligne de démarcation entre les
règnes végétal et animal , deux divisions d'êtres
organiques si distinctes en apparence, et il n'y a
pas d'espoir d'y réussir jamais. De même il n'existe
pas entre l'homme et l'animal cette barrière infran-
chissable que proclament à cor et à cri de bonnes
gens trop soucieux de leur vanité. Les géologues
attribuent au genre humain de 80 à 100 mille ans de
durée, c'est-à-dire à peu près le temps qu'il a fallu
à la couche d'alluvion ancienne pour se déposer ;
tandis que l'histoire de la vie humaine, c'est-à-dire .
son état civilisé, ne date que de quelques milliers
d'années. Quel intervalle de temps ne fallait-il pas
avant que l'homme parvînt au degré d'intelligence
nécessaire pour sentir le besoin de communiquer les
faits de sa vie à ses descendants! De quel droit
considérerions-nous l'homme civilisé de nos jours
GÉNÉRATION PRIMITIVE 159
qui se trouve au sommet d*une échelle de cent mille
ans, comme le rejeton d*un être supérieur et sur-
naturel ? Si nous nous reportons à son origine, nous
en jugerons tout autrement. Il n'y a point de doute
que rhomme, dans ces premières périodes, ne se
rapprochât plus en tout son être des animaux ses in-
férieurs que de son état actuel ; et les crânes les plus
anciens d'hommes déterrés nous montrent des for-
mes grossières, peu développées, et très-analogues
à celles des animaux *. Nous verrons, dans le cha-
pitre sur le cerveau et l'âme, de quelle manière la
conformation du crâne de la race européenne s'est
développée et perfectionnée dans l'intervalle même
des temps historiques.
Si cependant on veut admettre, en dépit de toutes
les idées philosophiques sur la nature, que l'inter-
vention immédiate du créateur ait partout et en tous
4 . Les débris les plus anciens de noire espèce, les crânes hu-
mains qu'on a trouvés en divers endroits delà terre, entassés avec
des ossements d'animaux éteints, se distinguent par leur forme
toute primitive et peu développée; lisent le front fortement ré-
tréci et singulièrement aplati. Un crâne qu'on vient de déterrer
tout récemment dans la vallée de Néander (entre Diisseldorf et
Ëlberfeld), présente un type si inférieur qu'on n'en trouve guère
de pareil dans les races humaines les plus grossières de notre
temps. L'expression de ce crâne rappelle la brute et la physio-
nomie des grands singes. La partie frontale étroite et aplatie fait
voir à l'endroit des sourcils une bosse entourée de profonds sillons.
Le squelette, extraordinairement robuste et fort, peut être celui
d'un individu de ces tribus sauvages et autochthones qui ont
habité l'Europe septentrionale avant Timmigration des Indo-Ger-
mains, et que Tinfluence de la civilisation a détruites de la même
manière que les indigènes de l'Amérique et de l'Australie de nos
jours.
160 FORGE ET MATIÈRE
lieux, à travers l'espace et le temps, mis en œuvre
ces procédés, on revient aux idées panthéistes, et
il faut également reconnaître que ces rapports existent
encore, puisque le développement de la terre, des
plantes et des animaux n'a jamais cessé et qu'il
continue de la même manière qu'autrefois. Il faut
alors admettre aussi qu'un agneau ne peut être
conçu ni venir au monde sans l'intervention de cette
puissance créatrice, et qu'une mouche, en pon-
dant ses œufs, a le droit de réclamer les soins im-
médiats de cette puissance pour faire éclore sa
génération. Mais la science a depuis longtemps
démontré le procédé naturel, mécanique et fortuit
de ces faits et en a banni toute idée d'intervention
surnaturelle. C'est là un argument de plus en notre
faveur; car les procédés naturels du monde orga-
nique actuel nous permettent de lui assigner une
origine naturelle aussi. « Qui dit A dit B. Un com-
mencement surnaturel impliquerait nécessairement
une continuation surnaturelle. » (Feuerbach.)
« La terre prise individuellement, dit Burmeis-
TER, est reliée par des rapports immuables au reste
de l'univers; et tout ce qui se passe en elle, en
dehors de ces conditions, est le produit de ses pro-
pres forces; car il n'y a jamais feu et il n'y aura
jamais d'autres forces sur la terre que celles qui lui
sont inhérentes de toute éternité. C'est à ces forces
qu'elle doit son existence et sa durée. Si elles dispa-
raissaient, il n'y aurait plus de phénomènes, etc.;
notre globe serait anéanti, »
GÉNÉRATION PRIMITIVE 161
« Les lois de la vie animale, dit le professeur
GiEBEL à Halle, ont été immuables dès le com-
mencement; car la nature n'expérimente pas sur
elle-même comme les peuples et les princes qui font
et jurent des constitutions, abrogent une loi par une V -
autre et qui, en tournant la tête, oublient sermeçt ^/j* ^-j
et constitution^ et ne se fiant qu'à leur propre puis- ♦ *,^
sance, dictent des lois nouvelles. La nature est par-
faite en elle-même et régie dans son développement
par des lois éternelles. »
Jamais la science n'a été mieux armée contrp ceux
qui adoptent un principe surnaturel pour expliquer
l'existence des êtres, que par les découvertes de
la géologie et de la paléontologie; jamais l'es-
prit humain n'a revendiqué avec plus d'énergie
le droit de la nature', La nature ne connaît ni
commencement surnaturel, ni continuation surnatu-
relle, c'est elle qui crée et qui reprend tout, elle est
elle-même commencement et fin, génération et
mort. De ses propres forces elle a créé l'homme, de
ses propres forces elle le reprendra. La race humaine
1. Les paroles d'ÂGAsçiz prouvent assez, que celle lâche n*ëlait
pas facile, c II n'y a que ceux qui sont familiarisés avec l'histoire
des sciences qui puissent s'imaginer les efforls qu'il a fallu faire
pour établir celte vérité si simple que les fossiles sont les débris
d'animaux et de plantes ayant vécu jadis sur notre globe. Mais
cela ne suffisait point. Il fallait encore démontrer que ces fossiles
ne provenaient point du déluge décrit par Moïse, opinion long-
tennps admise par les savants eux-mêmes.
C'est Cuvier qui, en établissant la première de ces vérités, a
donné une base certaine à la paléontologie. £t à présent que de
questions importantes uilendent encore leur solution ! >
H
tt
l6SS FORCE Et MATIÈRE
actuelle ne pourra-t-elle pas aussi périr et une
autre plus parfaite prendre sa place * ? Ou la terre
reviendra-t-elle sur ses pas et anéantira-t-elle les
résultats d'un labeur de tant d'années? Personne ne
ne le saura à
f
le sait, personne ne Ta su et personne
. ^u^ l'exception de ceux qui survivront !
1 . Le genre humain dans son ensemble ne nous paraît pas moins
susceptible de subir des transformations ultérieures que les pre-
miers animaux qui ont peuplé la terre et dont les races, aujourd'hui
éteintes, ont été remplacées par la forme actuelle. Rien n'em-
pêche d'admettre que le développement graduel et successif de
l'organisation continue encore sur la terre et que ce mouvement
très-réel^ quoique lent et insensible^ amènera dans un temps im-
possible à déterminer, une évolution d'êtres plus parfaits que les
hommes de nos jours.
DESTINÉE DES ÊTRES DANS LÀ NATURE
(TÉLÉOLOGIE)
La conformité au but n'a été imaginée
que par un esprit réfléchi qui s'extasie
devant un miracle dont il est lui-même
l'auteur.
Kant.
Tout procédé naturel déterminé par des
lois, toute formation issue du principe de
la vie porte la tendance et la marque de ce
que rhomme appelle conformité au Lut.
TOTTLB.
11 ne faut pas mettre d'un côté les œuvres
de la nature et de l'autre la nature; la na-
ture est une œuvre et non une personne.
De Jouvencel.
Un des principaux arguments de ceux qui ad-
mettent que la naissance et la conservation du
monde doivent être attribuées à une puissance créa-
trice, gouvernant et réglant tout. dans l'univers, a
été de tout temps, et est encore la prétendue doc-
trine de la destinée des êtres dans la nature. Toute
fleur épanouissant ses feuilles éclatantes, tout souffle
de vent agitant l'air, toute étoile éclairant la nuit,
toute blessure qui se cicatrise, tout son, toute chose
\ ' • ■
'* ■
«■ **
iô4 FORCE £T Matière
dans la nature excite, chez les gens qui croient à
la destinée des êtres, une vive admiration pour la
sagesse de la Providence. La science naturelle
de nos jours s'est débarrassée de ces creuses idées
de téléologie qui ne s'arrêtent qu'à la superficie
des choses, et abandonne ces innocentes études à
ceux qui préfèrent considérer la nature avec les
yeux du sentiment plutôt qu'avec ceux de l'enten-
dement.
Les combinaisons de la matière et les forces de la
nature devaient dans leur rencontre donner nais-
sance à de nombreuses formes organiques ou inor-
ganiques; elles devaient en même temps et d'une
certaine manière se limiter, se conditionner mu-
tuellement et faire naître par là des dispositions ten-
dant en apparence vers un but déterminé par une
intelligence suprême. Notre esprit rêveur est la seule
cause de cette destinée apparente qui dérive unique-
ment de la rencontre des matières et des forces
physiques. C'est ainsi qUe, selon Theureuse expres-
sion de KanTj notre esprit admire un miracle qu'il a
créé lui-même. Gomment pouvons-nous parler de
conformité au but, ne connaissant les êtres que sous
une seule et unique forme, et n'ayant aucun pres-
sentiment de ce que serait ce but s'ils nous apparais-
saient sous une autre. Notre esprit n'est pas même
contraint à se contenter de la réalité. Quel serait
l'arrangement naturel qu'il ne pût se figurer encore
plus conforme au but ? Nous admirons aujourd'hui
les êtres, sans penser quelle infinité d'autres formes,
DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 1«5
également conformes an but, la nature renfermait
jadis dans son sein, y renferme encore aujourd'hui
et y renfermera sans doute à l'avenir. Il suffit d'un
concours de circonstances fortuites pour que ces
êtres naissent et se développent. N'y a-t-il pas des
formes grandioses de plantes et d'animaux perdues
depuis longtemps, et que nous ne connaissons que
par les débris du temps primordial ? Toute cette belle
nature disposée si conformément au but, ne sera-t-
elle pas détruite un jour par une révolution de notre
globe, et ne faudra-t-il pas encore une éternité, pour
que les formes actuelles ou d'autres plus parfaites
encore se développent du limon du monde? Une
foule d'organismes qui nous paraissent conformes
au but dans la nature, sont ^simplement appropriés
aux conditions vitales de l'espèce ou de l'individu et
aux rapports nécessaires qu'ils entretiennent avec le
milieu ambiant, dont l'influence s'exerce depuis des
milliers d'années. Que peuvent nous apprendre
les expériences du temps infiniment restreint que
nous connaissons, sur la force de cette influence? Le
poil des animaux septentrionaux est plus épais que
celui de ceux des pays méridionaux ; les animaux
ont aussi le poil et le plumage plus épais en hiver
qu'en été. N'est-il pas plus naturel de voir dans ce
fait la conséquence d'une influence extérieure, c'est-
à-dire, de la dift'érence de température que de sup-
poser un artiste céleste qui taille à chaque animal sa
garde-robe d'été et d'hiver? Si le cerf a les jambes
longues et propres à la course, il ne les a pas re-
■■*«.
166 FORCE ET MATIÈRE
çues pour courir avec vitesse ; mais il court légère-
ment, parce qu'il a les jambes longues : s'il avait des
jambes peu propres à la course, il serait peut-être
devenu un animal courageux; tandis qu'il est main-
tenant un animal très-timide. La taupe a des pattes
en forme de pelle pour creuser ; si elle n'en était pas
pourvue, elle ne se serait jamais avisée de fouiller
la terre. Si les choses étaient dans d'autres condi-
tions, nous ne les trouverions pas conformes au but.
Que de tentatives avortées ou laissées à l'état d'é-
bauche dans les œuvres de la nature; combien
d'êtres qui ne se sont point développés par ce seul
fait qu'ils n'ont point trouvé les conditions néces-
saires à leur évolution ^ Nous ne voyons maintenant
4. L*auteur, en écrivant ces lignes il y a sept ans^ ne s'attendait
^ pas à ce que les progrès incessants des sciences naturelles lui
^E^*- \ fourniraient sitôt les preuves les plus exactes et les plus convain-
cantes à l'appui de son assertion. Le savant et ingénieux Anglais
Darwin, dans son excellent ouvrage sur la naissance des races
par la propagation naturelle (4860), prouve que, dans la lutte per-
pétuelle des êtres pour Texistence, il n*y a que les types qui se dis-
tinguaient des autres par quelque avantage, si faible qu'il fût,
qui aient survécu. La transmission et le développement successif
de ces avantages suffisent peut-être, pour nous expliquer le dé-
veloppement du monde organisé. C'est ainsi que les couleurs
avantageuses de quelques animaux, telles que celles des insectes
verts et des perdrix des Pyrénées, sont le résultat de la propaga-
tion naturelle, tandis que des animaux d'une autre couleur succom-
baient bientôt sous les coups de leurs ennemis. Un animal à
poil épais a plus de chances de se conserver dans un climat ri-
goureux que celui qui a la fourrure peu fournie, et transmet à
ses descendants une propriété toujours plus avantageuse. L'obser-
vateur superûciel croit que celte disposition est l'effet de la puis-
sance divine agissant vers un but, tandis que celui qui pénètre plus
avant n'y voit que les. causes naturelles. L'œil, un deg organes lea
*♦
-t
DESTINÉE DES ÉTEES DANS LA NATURE 167
dans la série organique que les formes qui ont pu
parvenir à l'existence; et leurs caractères spéci-
fiques de même que leurs rapports réciproques nous
paraissent prévus d'avance et conformes au but;
tandis que le monde tout entier n'est que le résultat
d'une évolution lente et pénible qui a laissé partout
la trace de son impuissance et de ses efforts.
En donnant cette explication nous réfutons peut-
être en même temps une remarque du D"^ Spiess de
Francfort, qui s'exprime en ces termes à propos du
panthéisme : « Si c'est au hasard de la rencontre
des éléments que les êtres doivent leur existence
première, il est singulier que des accidents sem-
blables ne forment point chaque jour de nouvelles '-
combinaisons et des êtres nouveaux, » Un hasard
tel que M. Spiess le suppose n'existe pas dans la
. nature ; partout nous trouvons, par suite de l'immu-
tabilité des lois naturelles, une nécessité qui ne
souffre point d'exception. Voilà pourquoi il est im-
possible que, dans les conditions actuelles, le hasard
produise de nouvelles combinaisons. Toutefois, là où
les rapports naturels éprouvent des changements
. essentiels, il peut fort bien arriver qu'il se développe
plus parfaits de ranimai, peut, selon Topinion de Darwin, n*ôtre
que le développement exagéré d'un nerf sensitif, et rien ne prouve
qu'il ne soit susceptible de se perfectionner encore plus. EaiPÉ-
DOGLE, philosophe grec, enseignait déjà qu'à l'origine il y avait
beaucoup d'êtres irréguliers et informes, qui n'ont pu se conserver
qu'en partie, et qui n'ont atteint que peu à peu les conditions né-
cessaires à leur existence.
(Note de la 7e édition.)
»-
fc
>
168 FORCE ET MATIÈRE
de nouveaux corps ; et M. Spiess n'ignore pas que
ce qu'il demande au hasard de la rencontre des
éléments, existe réellement, que chaque couche
de la terre recèle des combinaisons et des êtres
différents. Si nous voulions aller plus loin et ad-
mettre l'opinion du célèbre géologue Lyell, qui
soutient que la nature produit toujours et encore de
nos jours de nouvelles créatures, et que la terre
continue à enfanter par intervalles de nouvelles es-
pèces d'animaux, que nous ne regardons pas comme
nouvellement nées mais comme récemment décou-
vertes, nous verrions se produire ce que M. Spiess
demande au hasard de la rencontre des éléments *.
Si la nature n'agit pas conformément à un but
qu'elle connaît, mais conformément à un instinct
absolu qui lui est inhérent, il en résulte nécessaire-
ment que, dans sa manière de procéder, elle produit
1 • a La multitude des vivants, telle qu'elle eBt^ dit de Jouvbngel
(Genèse selon la science, la vie, 2* édition, page 333), se présente
à nous non comme l'exécution d'un plan suivi rationnellement,
mais comme un résultat historique, c'est-à-dire le résultat conti-
nuellement modifié d'une multitude de causes qui ont agi succes-
sivement, et où chaque accident, chaque irrégularité, représente
Faction d'une cause.
• Le plan — > dans le sens que donnent ici à cette expression ceux
qui l'emploient — le plan n'existe pas ; ce n'est qu'une apparence.
Les forces agissent nécessairement, aveuglément, et de leur con-
cours résultent les êtres. Croire que la nature agit selon un plan
sériel serait une erreur. La série est un résultat et non une idée
de la nature : elle est la nature elle-même.
• Cependant l'esprit aperçoit avec la plus grande évidence que
si les forces de l'univers agissaient continuellement sur le globe
de la même manière pour modifier les organismes, leur œuvre de*
vrait constituer une série complète et parfaitement graduée. •
,*5^'
DESTINÉE DES ËTKES DANS LA NATURE 169
une foule de créations non conformes à leur but et
contraires au sens commun. En effet, il nous serait'
facile, en nous plaçant sur le terrain de la tératologie,
de montrer, par des faits nombreux et évidents, que
la nature a créé des êtres non conformes à leur
but, et que, si elle est troublée dans ses procédés
par des accidents extérieurs, elle commet les
fautes et les absurdités les plus étranges. D'a-
bord, personne ne peut nier que la nature, dans
son instinct aveugle et nécessaire de créer, n'ait
produit quantité de créatures et d'organisations dont
on ne peut reconnaître le but, et qui sont plus pro-
pres à troubler l'ordre naturel des choses qu'à le
favoriser. C'est pour cela que les théologiens et les
partisans des idées religieuses ont vu, de tout temps,
avec dépit l'existence des animaux appelés nuisibles,
et qu ils se sont torturés de toutes les façons et de la
manière la plus comique pour prouver le droit de
ces êtres à l'existence. Le peu de succès des sys-
tèmes religieux, qui assignent pour cause à cette
anomalie la chute de l'homme ou le péché, prouve
l'insuffisance de leurs raisons. Selon les théologiens
Meyer et Stilling {Journal des vérités supérieures)
les reptiles nuisibles et les insectes venimeux sont
l'effet de la malédiction de Dieu frappant la terre
avec ses habitants. Les formes souvent monstrueuses
de ces êtres doivent représenter l'image du péché et
de la perdition. On admet en même temps que la nais-
sance de ces animaux doit être relativement récente,
parce que leur existence dépend de la consommation
4
170 FORCE ET MATIÈRE
de matières végétales et animales ! ! L'ancien paga-
inisme des Germains dépeint ces animaui, comme des
démons (Eben) causant toutes les maladies et qui
doivent leur existence au culte diabolique dans la pre-
mière nuit de mai. Ces singuliers essais d'interpréta-
tion prouvent combien on était loin et combien on Test
encore, de pouvoir se rendre compte de l'utilité et du
but de ces êtres nuisibles, incommodes et dégoûtants.
On sait aussi que des animaux nullement nuisibles ou
même très-utiles ont péri entièrement sans que la na-
ture ait trouvé moyen de les conserver. Parmi les ani-
maux qui se sont éteints dans les temps historiques
il faut citer le cerf gigantesque {Megaceros hiberni-
cvrS), le lamantin de Steller (Manutus horealis), le
dodo inepta, etc. Plusieurs autres animaux utiles
vont en diminuant d'année en année, et peut-être
s'éteindront-ils entièrement. D'un autre côté d'au-
tres animaux très-nuisibles (par exemple la souris des
champs) ont une telle fécondité, qu'on ne peut espé-
rer de les voir disparaître. Les sauterelles, les ra-
miers voyageurs (columha migratoria) forment des
volées qui obscurcissent le soleil et portent le ravage,
la mort et la famine dans les malheureuses contrées
où ils s'abattent dans leur passage. « Qui ne cherche
que sagesse, but, causes finales dans la nature^ dit
GiEBEL, peut employer sa perspicacité à étudier les
vers solitaires. Toute l'activité de ces animaux con-
siste à produire des oeufs propres à se développer, et
cette activité ne peut s'exercer que par les souf-
frances des autres animaux; des millions d'œufs
DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 171
périssent sans but; quelques-uns seulement se
développent ; l'embryon change et se transforme
en un scolex qui ne fait que sucer et engendrer;
les petits de ce scolex reproduisent des œufs qui
pourrissent dans les excréments d'autres animaux.
Dans ce procédé il n'y a ni beauté, ni sagesse,
ni conformité au but, selon l'idée humaine. » A quoi
bon, demandons-nous en outre avec raison, les ma-
ladies, le mal physique en général *? Pourquoi ce
nombre infini de cruautés, d'atrocités, qijie la nature
commet chaque jour, à chaque heure sur ses créatures?
L'être qui a donné au chat, à l'araignée leur cruauté
et qui a doué l'homme, ce chef-d'œuvre de la créa-
' 4 . Des théologiens et des naturalistes orthodoxes affirment sou-
vent (Voyez Klenke : Lettres du dimanche d*un naturaliste à sa
pieuse amie, 1855, page 280), que la maladie n'a rien de normal
dans la nature, qu'elle n'y est qu'une apparition artificielle et
qu'elle n'est que la suite du péché moral et de la corruption du
genre humain. Une telle assertion n'est que l'aveu d'une ignorance
complète de la nature et de l'histoire. La maladie est aussi ancienne
que la vie organique. La paléozoologie connaît beaucoup d'osse-
ments d'animaux changes par la maladie, et les inscriptions de
monuments de la plus haute antiquité font mention de maladies.
La médecine moderne sait fort bien que la maladie n'a rien d'in-
dépendant, d'individuel, rien qui soit hostile, étranger, extérieur
à l'organisme; elle n'est qu'un procédé vital modifié par des
causes extérieures et anormales^ une métamorphose de matière,
suivant les mêmes procédés que toute formation normale, et
par conséquent une suite nécessaire des lois physiologiques. On
ne peut se figurer la formation normale sans de semblables dévia-
tions, c'est-à-dire, sans, maladie. Plus un peuple est jeune, simple,
moins ce peuple est cultivé, plus il est sujet aux ravages des plus
affreuses maladies. L'histoire et la géographie des maladies en ren-
dent partout le plus irrécusable témoignage. Le paradis, ce lieu
où l'on était à l'abri des maladies et des maux, est pour le natu-*
r^iliste éclairé un mythe inventé dans l'enfance des peuples^
•I
172 FORCE ET MATIÈRE
tion, d'un naturel qui le rend souvent si cruel et si
barbare — cet être, en agissant ainsi, peut-il être
bon et bienveillant selon l'idée téléologique? —
Les couleurs des fleurs, dit-on, sont créées pour
charmer nos yeux. Mais pendant combien de siècles
s'épanouirent des fleurs que jamais homme n'a vues,
et combien n'en fleurit-il pas aujourd'hui qu'aucun œU
ne verra jamais. Depuis qu'on a inventé la cloche
à plongeur, nous écoutons avec surprise la descrip-
tion d'une flore aux couleurs éclatantes cachée au
fond de la mer, et d'un monde animal non moins
merveilleux. On voit fourmiller dans cette plaine
sous-marine des coraux du dessin le plus délicat et
aux couleurs les plus vives, avec une population
animale variée et à l'infini. — A quoi bon ces cou-
leurs, ces beautés, cette vie dans un abîme où ne
pénètre que l'œil du plongeur ?
L'anatomie comparée, comme nous l'avons dit
dans un autre chapitre, s'occupe principalement de
la recherche de la conformité dans la structuro'des
difierentes espèces d'animaux; elle fait voir dans
chaque espèce ou genre, le principe fondamental de
son organisation. Basée sur ces données, cette science
nous montre dans chaque ordre d'animaux un grand
nombre de formes, d'organes, etc., qui leur sont tout
à fait inutiles, non conformes à leur but et qui ne
semblent être que la forme primitive de sa consti-
tution ou les rudiments d'une disposition ou d'une
partie du corps qui a atteint d.ms une autre espèce
un développement propre à rendre à Tindividu qui
DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 173
en est pourvu, certains services déterminés. La co-
lonne vertébrale de l'homme se termine en une pe-
tite pointe qui ne lui est d'aucune utilité et que bien
des anatomistes regardent comme le rudiment de
la queue des animaux vertébrés. La structure du
corps des animaux et des plantes offre une foule
d'arrangements non conformes au but. Personne
ne sait à quoi servent l'appendice vermiculaire, la
glande mammaire de l'homme, l'os claviculaire du
chat, les ailes de certains oiseaux incapables de vo-
ler, les dents de la baleine. — Vogt dit qu'il y a
des animaux qui sont de véritables hermaphrodites ;
ils ont les organes des deux sexes et ne peuvent
pourtant pas se reproduire eux-mêmes; il faut pour
cet accouplement deux individus. A quoi bon^ de-
mande-t-il avec raison, une telle organisation? La
fécondité de certains animaux est telle, qu'aban-
donnés à eux-mêmes, ils rempliraient en peu d'an-
nées toutes les mers et couvriraient la terre à la
hauteur d'une maison. — A quoi une telle orga-
nisation sert-elle ? L'espace et la matière ne suffisent
pas à une telle quantité d'animaux. — Dans quel
but la nature fait-elle croître une glande mammaire
sur l'épaule d'un homme de 34 ans, phénomène
décrit récemment par le docteur Klob à Vienne?
Pourquoi donne-t-elle trois seins complètement for-
més à une femme que le docteur S. Johnson a vue
en 1861 (Lancet et Gaz. des hôpitaux y n° 81). A
quoi servent dans une ruche des milliers de frelons
qui n'existent que pour être tués par leurs sœurs
m FORGÉ ET MATIÈRE
ouvrières? Il y a des animaux qui ne nagent jamais
et dont les pattes sont pourtant pourvues de mem-
branes pour la natation, tandis qu'il y a des oiseaux
aquatiques importants dont les pattes n'ont qu'une
étroite membrane. L'aiguillon de l'abeille ou de la
guêpe ne sert qu'à causer la mort de l'insecte, s'il
en fait usage, etc. « Le dessein d'un créateur tout-
puissant et souverainement sage, dit Tuttlb, de-
vrait toujours pouvoir se laisser interpréter d'une
manière rationnelle ; donnerait-il des organes inu-
tiles aux animaux, s'il était ainsi ? Dans quel but et
de quelle utilité sont les formes transitoires du fœtus
dans lesquelles les mammifères ressemblent aux
poissons et aux reptiles avant d'atteindre leur forme
complète ? A quoi servent au fœtus humain les arcs
branchiaux avec leurs ouvertures? Pourquoi tous
les mammifères ont-ils des organes rudimentaires
qui ne sont développés que dans les reptiles ? »
Un des faits les plus importants qui dément les
causes finales dans la nature, c'est l'existence des
monstres. Le simple bon sens pouvait si peu concilier
ces êtres avec la croyance d'un créateur agissant à ses
fins, qu'on les a considérés dans un âge plus reculé
comme les signes de la colère des dieux ; et encore
de nos jours les ignorants les regardent souvent
comme une punition du ciel. Nous avons vu dans
le cabinet d'un vétérinaire une chèvre nouvellement
née qui était parfaitement bien formée dans toutes
ses parties, mais elle était sans tête. Y a-t-il quel-
que chose de plus absurde et de plus contraire au
« r
DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 175
but, que d'achever en toute perfection la forme d'un
animal dont l'existence est d'avance impossible et de
permettre qu'il vienne au monde ' Le professeur
LoTZE de Goettingue a dit avec beaucoup de raison
en parlant des monstres : « Si un fœtus manque de
cerveau, la seule chose conforme au but serait
la mort, puisque rien ne peut compenser cette
lacune. Mais que les forces créatrices, en conti-
nuant à produire, contribuent à ce qu'un être si
contraire au but et si misérable puisse exister
quelque temps d'une manière contraire à l'idée
de l'espèce, ce fait nous semble une preuve évi-
dente que la conformité au but final dépend tou-
jours d'une disposition de forces mécaniques et
déterminées, dont le cours une fois réglé va direc-^
tement à son but , sans réflexion et à l'aveugle,
autant que le permet la loi de l'inertie, et qu'elle ne
trouve pas d'obstacle, etc. »
Voilà qui est assez clair, et il est inconcevable
que le même auteur puisse soutenir dans un autre
passage, « que la nature pleine de défiance contre
l'esprit aventureux de l'âme a doué le corps de cer-
taines conditions mécaniques, » qui font qu'un corps
étranger, par exemple, est expulsé de la glotte par
la toux, S'il était possible que de telles opinions
philosophiques fussent généralement adoptées, il
faudrait renoncer à toute étude sérieuse de la nature
et se convertir à une foi indolente. Les deux argu-
mentations si diamétralement opposées sur un mémo
sujet et émises par un écrivain d'ailleurs estimé et
^»
A
176 FOHCÊ ET MATIÈRE
faisant autorité^ prouvent le peu de solidité de la
philosophie de notre temps. Si la nature, comme le
dit LoTZB, avait raison de se défier de l'esprit aven-
tureux de Tâme, elle aurait infiniment plus d'occa-
sion de prendre des précautions pour certaines
éventualités; elle aurait pu faire en sorte que les
balles rejaillissent du corps et que les épées portent
des coups sans blesser. — Un corps étranger dans
la glotte en est peut-être rejeté par la toux ; mais
un corps étranger dans l'œsophage peut, par la sur-
excitation des nerfs du larynx, causer la sufibcation.
Quelle organisation absurde ! Est-ce aussi en vertu
de ses appréhensions contre l'esprit perturbateur
de l'âme que la chirurgie a inventé les pinces
et la sonde œsophagienne ? — Chaque jour, à
chaque heure, le médecin peut se convaincre par
les maladies, les blessures et les avortements, etc.,
de l'abandon dans lequel la nature laisse ses créa-
tures, et de ses efforts de guérison souvent con-
traires au but. A quoi bon les médecins, si la
nature agissait conformément à son but? Elle
choisit l'inflammation, la gangrène, Tulcération
des tumeurs et autres résultats, là où elle aurait pu
parvenir au but et à la guérison par des voies
moins détournées. Est-il conforme au but qu'un
fœtus s'attache et se développe hors de la matrice,
c'est-à-dire, hors de la place qui lui convient natu-
rellement ? — accident assez fréquent dans les gros-
sesses appelées extra-utérines et causant souvent la
mort de la mère d'une manière misérable, Ëst*il
^\p
■^ 4
V
.■ -^
DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 177
également conforme au but que dans ces grossesses
extra-utérines, des douleurs, c'est-à-dire des efforts
pour expulser l'enfant, se produisent dans la ma-
trice, après la durée normale de la grossesse, tandis
qu'il n'y a rien à expulser? Il n'existe pas de
forces curatives dans la nature, dans le sens qu'on
attache ordinairement à ce mot, comme il n'y a
point de force vitale. L'organisme, dans le déve-
loppement progressif et formel que la nature lui a
prescrit, fait cesser quelquefois des perturbations.
D'autres fois il fait tout le contraire et par suite de
son activité indépendante il s'égare dans une foule
de complications irrémédiables et inutiles. On en-
tend souvent les partisans de la téléologie invoquer,
comme un témoignage irrécusable, l'existence de
certains spécifiques pour certaines maladies. Il n'y
a point de remèdes qui guérissent les maladies avec
certitude et dans toutes les circonstances, et qui
puissent passer, en quelque sorte, pour être prédes-
tinés à ces maladies. Tous les médecins judicieux
nient aujourd'hui l'existence des prétendus spéci-
fiques dans ce sens, et aflSrment au contraire, que
l'effet des remèdes ne dépend pas de la neutralisa-
tion spécifique des maladies, mais qu'il est le ré-
sultat d'autres circonstances, la plupart dépen-
dantes du hasard ou d'une longue série de causes
combinées. Il faut, en conséquence, renoncer à
l'idée que la nature ait fait croître certaines herbes
pour certaines maladies, idée qiii impute au créateur
le ridicule d'avoir créé un mal avec un spécifique
■A.
178 FORGE ET MATIÈRE
pour le combattre au lieu de renoncer à la création
de tous les deux. De tels enfantillages sont indignes
d'un créateur intelligent.
Pour revenir encore une fois aux monstres, nous
avons oublié d'ajouter qu'on peut en produire arti-
ficiellement en faisant une lésion à l'œuf ou au
fœtus. La nature n'a pas de remède pour réparer
ce mal. Elle suit, au contraire, l'impulsion reçue,
continue à agir dans la fausse direction qu'elle a
reçue et engendre — un monstre. Y a-t-il quelqu'un
qui puisse méconnaître l'absence totale d'intelli-
gence et le pur mécanisme dans ce procédé? —
Peut-on admettre l'idée d'un créateur intelligent
gouvernant la matière à ses fins, en présence d'un
tel phénomène ? Serait-il possible que la main créa-
trice de cette intelligence se laissât arrêter ou égarer
par la volonté arbitraire de l'homme? Il importe
peu que cette main opère dans un temps plus reculé
ou plus récent; et on ne gagne rien en admettant
que la nature n'a reçu du dehors que cette impul-
sion primitive des causes finales et qu'elle opère
maintenant d'une manière mécanique. Cette impul-
sion aurait dû produire son résultat. Où faudrait-il
chercher cette impulsion conforme au but, connais-
sant parfaitement les conditions naturelles sous les-
quelles naquirent les êtres primitifs^ et ne trouvant
nulle part, dans les faits, les traces d'une main opé-
rant et créant elle-même? Du reste, nous avons
aussi les preuves que déjà dans les temps les plus
reculés des rapports terrestres, la nature a commis
DESTlflÉB DE^ ÊTK'ES DAÇï^ i.A NATURE 179
* ■
^' les iDiêmes ;fautes oa de^ fautes sepablab^eis à celles
,que i^ous yenons de relever. EUe n'a jpas eu la pré-
caution ^e placer chaque fois le? .êtres Qjrganiques
dans les lieu^t Qii les conditions .extériej;ire.s conve-
naient le n^eux à leur bien-être. Dajçis r^tiquité
il n'y avait point de chevaux en Aratjie, .où ^existe
aujourd'hui la plus belle race de ces animaux; en
Afrique, où le chameau, ce « navirç ,d^ désert^ * : .
ren(l ^eul à l'homme le séjour pos^ible^ il n y avait* •f-^
point d^e chçiineauf ; l'Italie u' avait jpoint d'olivierjs,. ..
Je J^hin pas de vig^içs ! :— Est-il cqpibrfljie au Ij^ïxU "
pour nous servir aussi,d'un exemple du (Ça^crocosn^e,
que la lumière^ ms^lgré ^ vitesse prodigieuse, tra-
verse si lentement l'univers, qu'il l^ui faut des mil-
liers d'finnées pour pag?y,enir d'une étoile à l'autre ?
A quoi bon cep restrictions peu sages dans les jpaani-
festatiûus d'une yolonté créatrice ?
Le rapport intéressant entre le règne végétal 'et
le règne animal est souvent, poi^r celui qui observe'
superficiellement, la preuve 1^ plus évidente d'une*
prévoyance agissant à ses fins. Le règne animal ne *'■
peut exister sans le règne végétal, puisqu'il n'y a *^
que le dernier qui ait la faculté de produire d'élé-^ ^^
meîits inorganiques des matières organiques, c'est- *-
à-dire^ des combinaisons ternaires et quaternaire^.
Ces combinaisons nourrissent l'animal herbivore,
celui-ci à son tour l'animal Carnivore; il n'y aurait
point de vie animale sans cette vertu spécifique des
plantes. Ce rapport est admirable; mais il ne semble
pourtant nullement arrangé ; au contraire il e^st le
180 FORCE ET MATIÈRE
résultat du fait le plus naturel et n'aurait pu devenir
autre. Les animaux, en rendant au monde extérieur
le carbone qu'ils ont retiré des plantes, afin que ce-
lui-ci serve de nouveau à l'entretien des plantes, et
continue ainsi son mouvement circulaire et éternel,
n'obéissent nullement à un ordre surnaturel, mais à
une nécessité inflexible résultant des choses et de
; \ ' . leurs rapports réciproques.
*" .. ., La nature atteint, par de grands et pénibles dé-
;; ' tours, une foule de prétendus buts qu'elle atteindrait
^ j aVec infiniment plus de facilité et de simplicité, si
elle ne tenait qu'à ces buts. Les plus grandes pyra-
mides d'Egypte et d'autres constructions gigantes-
ques de ce pays, sont faites de pierre qui doivent
leur existence aux carapaces calcaires de petits ani-
maux. La pierre de taille dont presque tous les
bâtiments de Paris sont construits provient de co-
qûlDages d'animalcules dont on compte deux mil-
lions par pied cube. Il faut compter par des millions
^ de siècles le temps de la formation de ces pierres;
, 'elles servent aujourd'hui à l'homme et lui paraissent
^ la preuve d'une providence agissant à ses fins. La
grande disproportion entre le but et les moyens, est
trop évidente dans ce phénomène. Ces faits présen-
tant à nos yeux, d'une manière subite et surpre-
nante, le produit de la marche lente de milliers
d'années, semblent aux regards de l'homme sans
instruction, merveilleux, surnaturels, tandis que l'œil
du savant n'y reconnaît que le cours nécessaire et lent
de la nature concourant d'elle-même à sa perfection.
DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 181
L'homme a l'habitude de se regarder comme le
point culminant de la création, et de croire que la
terre et toutes ses créatures n'ont été créées que
pour son utilité et sa demeure. L'homme serait
plus modeste, s'il jetait un regard sur l'histoire de
la terre et sur la propagation géographique de son
espèce. Que de temps la terre a existé sans lui !
Que l'extension de l'homme est encore limitée sur
ce globe, même de nos jours, et cependant elle est
plus grande qu'elle n'avait été durant des milliensi^
d'années. « Les hommes, dit Helmholz, ont cou-.*
tume de mesurer la grandeur et la sagesse de l'uni-
vers, à la durée et à l'avantage qui leur en re-
viennent ; mais l'histoire des siècles passés de notre
globe montre combien est infiniment petit le moment
de l'existence de l'homme, par rapport à la durée de
ce globe. » Et qui voudrait soutenir sérieusement
que la terre ne pût être mieux disposée pour le séjouc
de l'homme ? Contre quelles difficultés l'homme n'a-
t-il pas à, lutter pour rendre un petit espace de terre
habitable, et combien de vastes contrées ne s'oppo-
sent-elles pas à toute colonisation par leur sol et par
leur climat ! Aucun être ne peut être destiné à vivre '
pour être utile à l'homme. Tout ce qui vit a le **
même droit à l'existence, et ce n'est que le droit du
plus fort que s'arroge l'homme en asservissant les
autres créatures ou en les tuant. Il n'y a point de but
que la nature se propose pour un être privilégié ;
elle est en elle-même et pour elle-même fin, créa-
tion, perfection !
'*
••
182 FOftCE ET MATIÈRE
La physique (voyez Helmholz : Sur Faction réci-
proque des forces physiques, 1854) a calculé que, de
même qu'il y eut un temps où notre terre était sans
vie organique, il faudra qu'il arrive un temps, sans
doute dans un avenir infini et incommensurable, où
les forces physiques qui existent maintenant s'épui-
^ . , seront, et où tous les êtres animés seront replongés
. ■ dans la nuit et dans la mort. Que sont, en présence
^' de tels faits, toutes les phrases fastueuses d'une
■'% philosophie parlant de buts généraux de l'univers
qui s'accompliront dans la création de l'homme, de
l'incarnation de Dieu dans l'histoire, de l'histoire de
l'humanité comme la révélation subjective de l'ab-
solu, de l'éternité de la conscience, de la liberté, de
la volonté, etc., etc. ? Que sont la vie et les eflfbrts
d'un homme et de tous les hommes, en compa-
raison de cette marche éternelle, inexorable, irré-
fflstible, moitié fortuite, moitié nécessaire de la na-
* ture ? Ce n'est que le jeu momentané d'un éphémère
planant sur la mer de l'éternité et de l'infini !
%9>
CERVEAU ET AME
Les effets du cerveau doivent être en rai-
son directe de la masse du cerveau.
LiEBIO.
Cest par le cerveau que nous nous éle-
vons 4e la matière à l'esprit.
TUTTLE.
« Si la proposition est vraie , dit Molesghott,
que la combinaison, la forme et la force sont indis-
pensables l'une à l'autre, que leurs changements
sont toujours dans un rapport tellement intime, que
le changement de Tune suppose en môme temps le
changement immédiat des deux autres ; si cette pro-
position est aussi applicable au cerveau, il faut que
des changements constatés dans la substance du cei:-
veau exercent leur influence sur la pensée. En raison
inverse, il faut que la pensée se réfléchisse dans les
dispositions matérielles du corps. »
Que le cerveau soit l'organe de la pensée, et que
tous les deux soient dans un rapport tellement immé-
diat et nécessaire^ que l'un ne puisse exister ni être
imaginé sans l'autre, c'est une vérité, dont un mé-
184 FORGE ET MATIÈRE
decin ou un physiologiste ne peuvent douter. Une
expérience journalière et des faits nombreux dé-
montrent cette vérité. Ce n'est donc pas pour le
médecin que nous écrivons ce chapitre, mais pour
la grande masse du public pour laquelle les vérités
les plus simples et les plus claires des sciences natu-
relles sont encore des énigmes. Il est singulier que
le public ait fait précisément, sur ce point et en tout
temps, une opposition opiniâtre à la • puissance des
faits; les raisons pour lesquelles on persiste dans
cette opposition, ne sont pas difficiles à deviner.
Le cerveau est le siège et l'organe de la pensée ;
sa dimension, sa forme, le mode de sa composition
sont en raison directe de la grandeur et de la force
de l'intelligence qui y réside. L'anatomie comparée
nous en donne les preuves les plus évidentes; elle
nous montre sur toute l'échelle des animaux jusqu'à
l'homme que l'énergie de l'intelligence est en rap-
port constant et ascendant avec la constitution maté-
rielle et la dimension du cerveau. Les animaux qui
. n'ont pas de véritable cerveau, mais seulement des
ganglions ou des rudiments de cerveau, occupent en
général le dernier degré de l'échelle intellectuelle.
Au contraire l'homme, l'être supérieur par son intel-
ligence, a absolument et relativement le plus grand
cerveau. Si le cerveau de quelques animaux consi-
dérés les plus grands de la création actuelle, surpasse
en masse celui de l'homme, cette anomalie appa-
rente ne provient que du volume des parties céré-
brales qui, comme organe central du système ner-
CERVEAU ET AME 185
veux du corps, président aux fonctions de mouvement
et de sensation, et qui à cause du nombre et de
l'épaisseur des cordons nerveux qui s'y réunissent,
présentent naturellement une plus grande masse,
tandis que les parties du cerveau qui président prin-
cipalement aux fonctions de la pensée, n'approchent
che?? aucun animal, de la proportion de grandeur et
de forme de celles de l'homme. Parmi les animaux
mêmes, ceux dont le cerveau est le plus développé
sont connus de tout temps, comme les plus intelli-
gents (éléphant, dauphin, singe, chien, etc.). Dans
toute la série des animaux nous trouvons le déve-
loppement graduel de l'intelligence toujours en
rapport direct avec la grandeur et la forme du cer-
veau. BiBRA, naturaliste consciencieux de notre
temps, a fait des recherches sur les cerveaux
d'hommes et d'animaux, en les pesant exactement.
Le résultat général de ces opérations démontre
que l'homme se trouve au premier degré de Téchelle
des êtres, que la diminution du cerveau des animaux
augmente en descendant cette échelle et que les
animaux qui occupent le dernier échelon, tels que
les amphibies et les poissons, ont le cerveau le plus
petit. Cette loi du développement graduel du cer-
veau, dans toute la série des animaux, en ligne
ascendante et descendante, est trop évidente et trop
profonde pour être contestée ou restreinte par quel-
ques faits contradictoires en apparence. Ces excep-
tions apparentes et isolées sont le plus souvent le
résultat d'une observation mal faite ou d'une fausse
iËe FORGE ET MÂÎIBIRE
iatétptéi^thû otl tcp^csifinm dé ôéd faite. On omet
frêqtaPettrtùetit daitïs éeS observations que, pout déter-
miner Tintelligenée dTnn côrveati, il ne- s'âgif pas
seulement d'en considérer la gt^ndeuf et le poids
mais aussi Torgônisiatrôn, paff conséquent la forme,
la sti^cture, là Conformation de ses anfrâctuosités
et là composition chimique. VALENtm dit (Gours
dé physiologie) : « Ce n'est pas seulement la quantité,
tùsâÀ aussi là qualité des fibres nerreuséô, et par là,
Tintensité des forces et Tactîvité réciproque de cha--
qtie élément qui décident dé l'excellence des facultés
intellectuelles. « Il sef peut qu'une ànbmalie appa-
rente d'une part soit compensée par le développe-
ment d'une auti'e partie. Quant à cette dernière
stïpposition j nous n'avons malheurejjsement que trop
pétt dé données établies pÈft la ècienée. Cependant
lé même Bîbèa a fait une analysé comparée de la
Composition chimique dés cerveaul de différents
ânîmàti:*. Il résulte de ces recherches qne les cer-
vétttbt des animaux d'un ofdre supérieur ont en
g'^érttl plus dé graissé et par conséquent aussi plus
dé phôiSphore (qui se troiïVe en combinaison avec
Ift grâi's^ du cerveau) que led cerveaux des animaux
d'un ordfe Inférieur *. Le cerveau du fœtus et du
nduveaû-né k cônsidéi*ablement mdns dé grftisse
4. Il résulte des dernières recherches de Borsarblli que le con-
tenu lAoyen de phosphore dans le cerveau est beaucoup plus grand
qti't)n ne lè croyait jusqu'à présent, et qu'entre tous les orgailes
du corps c'est le cerveau qui en contient le plus. Il y en a par exemple
le double de ce qui se trouve dans la substance musculaire.
Note de la ée édition.
CERVEAU ET AME 187
que celui de l'homme adulte; mais le cervesftt de
l'enfent renferme une très-grande quantité d'eau.
Le cerveau du nouveau-né a déjà plus de graisse
que celui du fœtus, et la graisse semble, selon Bibra,
augmenter assez vite en: quantité avec l'âge. Le
poids de la graisse du cerveau des animaux qu'on
laisse sans manger, ne diminue en rien, preuve évi-
dente que les fonctions du cerveau exigent une
certaine quantité de graisse. De très-petits cerveaux
d'animaux (par exemple celui du cheval, du bœuf)
contiennent, en raison de leur petit volume, une très-
grande masse de graisse, de sorte que, selon Bibra,
la quantité semble compensée par la qualité -^rap-
port indiqué et déterminé encore par d'autres faits.
ScHLossBERGER a trouvé que le cerveau d'un enfant
mâle, nouveau-né, contenait beaucoup plus d'eau
et moins de graisse que celui des adultes. Cepen-
dant, pour apprécier le degré d'intelligence du cer-
veau, il nous faut, outre les rapports chimiques^
considérer surtout les proportions de sa fortiàe. Il y
a longtemps que l'attention s'est portée sur les an**
fractuosités de la superficie cérébrale, et l'on a es-*
sayé, à plusieurs reprises, d'y découvrir un rapport
avec l'activité du cerveau ou de l'âme. Ce rapport
a été démontré récemment par les recherches de
M. le professeur Husghkjs de la manière la plus
évidente. Husghkb a trouvé qu'une espèce ani-
male était supérieure et plus intelligente, en
proportion que les anfractuosités du cerveau mon-
traient plus de sinuosités, plus de profondeur dans
Itô FORGE ET MATIÈRE
les sillons^ plus d'empreintes et de ramifications,
d'asymétrie et d'irrégularité. (Selon le procès-verbal
de dissection du docteur J. Wagner, le cerveau
du grand Beethoven présentait des anfractuosités
une fois plus profondes et plus nombreuses que celles
d'un cerveau ordinaire.)
La môme loi que nous indique le développement
du cerveau dans l'échelle des animaux, paraît éga-
lement dans l'histoire du développement de l'homme
lui-même. Avec le développement successif et ma-
tériel du cerveau l'intelligence de l'homme s'accroît,
pour diminuer à mesure que cet organe se déforme
par l'âge. Selon les recherches exactes de l'Anglais
Pbagogk, le poids du cerveau de l'homme va en
augmentant continuellement et très-vite jusqu'à
l'âge de 25 ans, reste à ce poids normal jusqu'à 50,
et décroît sans discontinuer. Selon Sims, le cerveau
qui augmente en masse jusqu'à l'âge de 30 ou
40 ans, n'atteint le maximum de son volume qu'entre
40 et 50 ans. Le cerveau des vieilles gens s'a-
trophie, il se ratatine, et il se forme des cavités
entre les anfractuosités qui étaient auparavant juxta-
posées. En même temps la substance en devient
plus tenace, la couleur plus grisâtre, le sang moins
abondant, les sinuosités plus étroites, et la consti-
tution chimique du cerveau du vieillard se rap-
proche, suivant Sghlossberger, de celle de l'en-
fant en bas âge. C'est un fait connu de tout le
monde que l'intelligence diminue avec l'âge, et
que les vieilles gens tombent en enfance. Le grand
CERVEAU ET AME 189
Newton , génie auquel les sciences naturelles doi-
vent les plus grandes et les plus importantes dé-
couvertes, s'occupait dans sa vieillesse du prophète
Daniel et de l'Apocalypse de saint Jean ^ ! L'âme de
l'enfant ne se développe qu'insensiblement et au fur
et à mesure que se perfectionne l'organisation ma-
térielle de son cerveau. La substance cérébrale de
l'enfant est plus fluide, plus semblable à de la bouil-
lie, contenant plus d'eau et moins de graisse que
celle des adultes ; les différences entre la substance
grise ou blanche, les particularités microscopiques
du cerveau n'en ressortent qu'insensiblement; les
stries, très-visibles sur le cerveau de l'adulte, ne se
montrent pas sur le cerveau de l'enfant. Plus ces
stries deviennent visibles, plus l'activité intellec-
tuelle augmente. La substance grise de la superficie
du cerveau de l'enfant est encore peu développée,
les anfractuosités sont peu élevées et rares, le sang
peu abondant. » Le développement histologique de
beaucoup d'endroits du système nerveux central est
encore très-imparfait dans le nouveau-né et dans le
nourrisson. » (Valentin). « Avec le développement
successif des hén^isphères, dit Voot, se dégagent in-
sensiblement les diverses facultés intellectuelles. »
4. c Le plus grand penseur de son siècle, dit Tuttle, peut
perdre en une heure toute son intelligence, s'il tombe malade; il
devient enfant pour la seconde fois quand la vieillesse l'atteint et il
est aussi maladroit, aussi niais que dans son enfance. Avec l'affai-
blissement du corps la raison s'affaiblit, et avec le dernier souffle
elle paraît s'éteindre aussi^ semblable à une lampe qui, manquant
d'huile, jette encore quelques faibles lueurs. »
4
Xi'inféi^CMrité ûi^^allactueUe deip Tf^ipam^s à l'ég^Mj^ ^s
hommes e^t un fait ,€Oii](La. Pjqiaçoge triOjaya que le
pqi^ç Woyen du peryeau de Thomme était un peu
pluç eo^sidérab^e que celui de la femme; ^lon
lui, le poids moyen du cerye^u de Thomme est de
50 onces, iCt celui de la femme. dç 44 pnces. (Londqn
journal ç^medic, 1851.) Les recherches de Geist,
médecin à l'hôpital de Nuremberg, citéep parBiçRA,
donnent le mêi^e r^ésultat. Geist trouva, e^ même
temps^ que le cerveau décroiss^iit considérablement
avec l'fiige. he docteur Hoffmann, qui a pesé de 60
à 70 cerveaux, dit que ses observations ont donné
pour résultat que le .cervefiu des fei^mes était en
moyenne de 2 onces plus léger que celui des hom-
mes. Laurçnt fL paesuré Jles.têteg de .deux mille per-
sonnes ; le résultat moyen a été qu^ le diamètre ,^e
la circonférence des têtes de ,femmes, ainsi qqe celui
.4e différents autres endrpits de la, tête, était toujoiirs
moindre que celui des homm^. ^j^n cop[^ps\rant, squs
le rapport de l'intelligence, les ceirvea^ix hujflains
entre eux dans leur état de panté ou.de malade,
nous aurons le même résultait. Le pqids norms^l d'^n
ceryeau humain ^t à peu prèg de 3 livrep à 3 livres
et 1/2; au contraire, celui du célèbre naturaliste
CuviER a pesé plus de 4 livres. Tiedemann, pesant
les cerveaux de trois idiots adultes (faiblesse d'esprit
congénitale ou accidentelle) a trouvé que le poids en
variait entre une et deux livres. Laurent a mesuré les
têtes d'idiots et il a trouvé que la moyenne, tant celle
des hommes que des femmes, était bien au-dessous de
CERVEAU ET AME 191
celle des têtes normales. Les hommes dont la tôte
n'a pas 16 pouces de circonférence, sont idiots.
« Une petitesse anormale du cerveau est toujours un
signe d'imbécillité. ♦ (Valentin.) Le célèbre poëte
Lbnau, dont l'esprit était dérangé, est mort en dé-
mence ; son cerveau, atrophié par la maladie, ne
pesait que 2 livres 8 onces. Selon Parghappb, la
diminution successive de l'intelligence, dans l'état
de démence, est en rapport direct avec celle du
cerveau. Il a pris la moyenne de 782 cas, et
prouve par des chiffres que la diminution du poids
du cerveau est en raison du degré de la démence.
(Compte rendu du 31 juillet 1848.) Hauner, mé-
decin à l'hôpital des enfants de Munich, prenant
pour base ses expériences, dit : « Par l'examen
minutieux que nous avons fait depuis nombre d'an-
nées du crâne des enfants, nous avons acquis la
conviction que la petitesse anormale de la voûte du
crâne, si elle n'a pas toujours pour résultat le
crétinisme et l'idiotisme avec les maladies qui
en sont la conséquence, conduit infailliblement à
l'affiaibUssement des facultés intellectuelles, à moins
que cette anomalie ne devienne bientôt l'origine
d'une maladie mortelle, tandis que la grandeur
anormale du crâne coïncide beaucoup plus rarement
avec un dérangement de l'esprit. » Les vivisections
et les expériences de Flourens, si intéressantes et si
importantes pour le progrès de la physiologie, sont
si concluantes qu'elles ne laissent point de réplique.
Flourens a expérimenté sur des animaux dont les
191 FORGE ET MATIÈRE
dispositions corporelles les rendaient propres à sup-
porter de graves blessures au crâne et au cerveau.
Il enleva successivement et par couches les parties
supérieures du cerveau, et Ton n'exagère pas en
rapportant que les facultés intellectuelles dimi-
nuèrent peu à peu et par couches, et disparurent
entièrement à la fin. Des poules sur lesquelles Flou-
rens avait opéré de la sorte, tombèrent dans une
telle faiblesse intellectuelle que toute fonction céré-
brale, toute faculté de percevoir les impressions des
sens cessèrent complètement, et la vie continuait
néanmoins. Ces animaux restaient immobiles à la
place où on les mettait, comme ensevelis dans un
profond sommeil ; ils n'éprouvèrent aucune impres-
sion extérieure et ils furent nourris artificiellement;
ils menèrent pour ainsi dire une vie végétative. Ils
se conservèrent ainsi des mois et des années, gran-
dirent de corps et augmentèrent en poids. » Si Ton
enlève par couches les deux hémisphères cérébraux
d'un mammifère, dit Valentin, l'activité intellec-
tuelle diminue en raison du volume de la masse en-
levée. Quand on parvient aux ventricules, l'animal
perd toute connaissance. » Peut-on demander une
preuve plus éclatante, pour démontrer la connexité
absolue de l'âme et du cerveau, que celle que nous
fournit le scalpel de l'anatomiste enlevant Tâme
pièce à pièce ? On trouve, dans presque toutes les
vallées profondes et humides des grandes chaînes
de montagnes, une malheureuse race d'hommes, ou
pour mieux dire de demi-hommes, dont l'existence
CERVEAU ET AME 193
ressemble plutôt à celle des brutes qu'à celle des
hommes. Ce sont des êtres dégoûtants, sales, diffor-
mes, dont la tête est petite ou extrêmement grosse ;
ils sont pourvus de mâchoires et de dents très-fortes,
ils ont le crâne mal formé, angulaire, semblable à
celui des singes, le front bas et étroit, le ventre gon-
flé, les jambes grêles, le port affaissé ; ils ont très-
peu de sensibilité et sont rarement capables de pro-
férer des sons articulés. Us ne sentent que la faim
et le penchant du sexe, leurs organes digestifs et
sexuels sont seuls développés. Qui n'a vu, en voya-
geant dans les montagnes, les crétins accroupis au
bord d'un chemin ou devant les portes des cabanes,
et fixant leurs regards stupides sur un objet quel-
conque? L'origine de cette hideuse anomalie du
genre humain provient presque toujours d'une défor-
mation congénitale du cerveau. Une commission-
nommée par le gouvernement sarde fit un rapport
exact et détaillé sur les crétins qui montra que cette
anomalie provenait d'un vice de conformation du
crâne, ou du développement défectueux du cerveau.
« Chez les crétins, dit Fœrster (Cours d'anatomie pa-
thol,), le cerveau est toujours, dans les grands hémis-
phères, au-dessous de l'état normal, le crâne a tou-
jours une conformation anormale, et prend diverses
formes qui se caractérisent en général par la petitesse,
l'asymétrie et la difformité de la voûte crânienne. » —
Le docteur BLnolz a fait l'observation que les crétins
restaient enfants toute leur vie et qu'ils faisaient
habituellement ce que font les enfants. « En étu-
43
*M FORCK KT MATIÈRE
(liant en détail les traits caractéristiques du déve-
loppement des crétins, dit Baillarqer, j'ai trouvé
que les formes générales de leur corps et de leurs
membres continuaient à rester celles de très-jeunes
enfants, qu'il en était de môme de leurs désirs et
de leurs penchants qui sont et restent ceux de Ten-
fance. » Vrolik d'Amsterdam communique le ré-
sultat de la dissection *d'un enfant mâle crétin de
neuf ans, mort à Abendberg. (Diesertation de l'A-
cadémie royale des sciences, 1854.) Le développe-
ment intellectuel de ce garçon était si faible qu'il ne
savait que quelques mots. Son crâne était petit et
oblique, le front bas, l'occiput aplati ; de plus les
anfractuosités du cerveau peu nombreuses et im-
parfaites , peu de profondeur dans les sillons ,
asymétrie du cerveau , développement croisé et
imparfait du cerveau et du cervelet , dilatation des
ventricules latéraux par du sérum.
Les différences corporelles et intellectuelles des
races humaines entre elles sont généralement con-
nues; nous n'en dirons que quelques mots. Qui n'a
vu, en image ou en nature, le crâne d'un nègre sans
le comparer au crâne plus volumineux de la race
caucasienne ?^Quelle différence entre cette noble forme
et ce crâne au front bas, étroit, cette tête petite et sem-
blable à celle du singe ! Qui ignore l'infériorité in-
tellectuelle de la race éthiopienne et son état d'enfance
en comparaison de la race blanche? Infériorité- qui
durera toujours ! Le cerveau du nègre est beaucoup
plus petit que celui de l'Européen et surtout plus sem-
GERVEAU ET AME 105
blable à celui des animaux ; les anfractuosités en
sont moins nombreuses. Un écrivain d'un esprit très-
pénétrant dépeint admirablement, dans la Gazette
universelle^ les nègres sous le rapport de leur carac-
tère et de leurs facultés intellectuelles^ il les compare
« à des enfants. » Le comte (jœrtz (Voyage autour
du monde) dit des nègres de Cuba : « Ils sont d'un
caractère très- vil et n'ont point de sentiment moral ;
un instinct bestial ou un calcul rusé est le mobile de
toutes leurs actions. Ils regardent comme faiblesse
la générosité et l'indulgence des blancs ; il n'y a
que la force qui leur impose, mais elle excite aussi
leur haine qui finirait par devenir mortelle, s'ils
ne sentaient pas leur faiblesse. Le fouet est la seule
punition eflSlcace. Ils aiment à fomenter la discorde ;
ils sont adonnés au vol et à la vengeance, privés de
tout sentiment religieux, mais livrés à la plus gros-
sière superstition ; ils ont le corps bien développé et
vigoureux, le crâne d'une épaisseur extraordinaire,
les dents éclatantes de blancheur, les jambes grêles:
ils digèrent comme les bêtes fauves, etc. » « J'ai
souvent essayé, dit Burmeister, de jeter un regard
dans l'âme du nègre, ce fut toujours peine perdue,
le résultat fut que le nègre est doué de peu d'intel-
ligence, et que toutes ses pensées et actions portent
le cachet du dernier degré de la culture humaine. »
Il en est de même des autres races inférieures à la
race caucasienne. Les indigènes de la Nouvelle-
Hollande, qui sont presque privés des parties supé-
rieures du cerveau, manquent de toute aptitude
196 FORCE ET MATIÈRE
intellectuelle; ils n'ont ni sentiments artistiques ni
facultés morales. On peut dire la môme chose des
Caraïbes. Tous les essais des Anglais pour civiliser
les habitants de la Nouvelle -Hollande ont échoué.
Les Indiens de l'Amérique au crâne petit et singu-
lièrement formé, d'un naturel sauvage et féroce,
résistent, d'après toutes les relations, à tout essai de
civilisation; les progrès des Européens ne servent
qu'à les exterminer.
Passons de ce résumé des faits que nous fournit
l'anatomie à ceux de la physiologie, pour démontrer
le rapport nécessaire et intime du cerveau et de
l'âme. Par le système nerveux qui rayonne du cer-
veau et qui préside, en quelque sorte, à toutes les
fonctions organiques, le cerveau domine toute l'or-
ganisation et fait rejaillir aux différents points de
cette dernière les impressions, soit matérielles, soit
spirituelles, qu'il reçoit du dehors. C'est ainsi que
les effets des mouvements de l'âme parviennent à
notre connaissance. Nous pâlissons de frayeur, nous
rougissons de colère ou de honte. La joie fait briller
nos yeux, le pouls bat plus fort par une émotion
joyeuse. La frayeur cause des évanouissements su-
bits, la colère des débordements de bile. La seule
pensée d'un objet dégoûtant peut produire à l'instant
des vomissements; la vue d'un mets appétissant ac-
célère la sécrétion du suc gastrique et en augmente
la quantité. Par de grandes émotions le lait d'une
mère peut s'altérer en peu de temps au point de
causer le plus grand dommage à son nourrisson.
CERVEAU ET AME 197
Une expérience intéressante nous apprend que le
travail de l'esprit ne contribue pas seulement à sti-
muler l'appétit, mais à augmenter encore, suivant
les observations de Davy, la chaleur animale. Les
hommes d'un tempérament sanguin vivent moins
longtemps et plus vite que d'autres, parce que leur
système nerveux, excité plus fortement par le sang,
accélère la.métamorphosedes substances et consume
la vie en moins de temps. C'est tout à fait le con-
traire pour les flegmatiques. Les hommes qui ont le
cou court sont vifs, passionnés ; ceux qui ont le cou
long sont plus calmes, parce que les flots de sang
i qui se portent au cerveau, ont à faire un plus long
parcours à partir du cœur, foyer et cause de la circu-
lation. Parry parvint à faire cesser les accès de folie,
par la compression de la veine jugulaire et, selon les
expériences de Fleming, le même traitement, appli-
qué à des individus bien portants, produisit aussitôt
le sommeil avec des songes fiévreux. (Brit. Rev.
Avril 1855.) Les difi*érences de caractère basées sur
la plus ou moins grande longueur du cou sont encore
plus frappantes chez les animaux que chez les hom-
mes ; c'est par là qu'on apprécie les chevaux et les
chiens. Une grande somme de savoir et une grande
force d'esprit exercent une influence puissante sur
les forces et la conservation du corps, et Alibert
rapporte que les observations constantes des médecins
ont constaté que le nombre des vieillards est incom-
parablement plus grand parmi les savants. En raison
inverse, les diverses dispositions du corps réagissent
198 FORCE KT MATIÈRE
immédiatement sur Tftme. De quelle puissante in-
fluence n'est pas la sécrétion de la bile sur les disposi-
tions de l'esprit ! La dépravation des ovaires produit
la satyriase et la nymphomanie ; des maladies des
organes génitaux poussent quelquefois irrésistible-
ment au meurtre et à d'autres crimes. Que de fois ne
voit-on pas la dévotion et le libertinage étroitement
unis !
Enfin la pathologie fournit une foule de faits évi-
dents; elle nous apprend que, si les parties du cer-
veau qui président aux fonctions intellectuelles sont
atteintes d'une maladie grave, elles ne laissent pas
de causer des perturbations analogues dans l'esprit.
Si pourtant il y a des cas exceptionnels, il faut en
attribuer la cause à celui des deux hémisphères qui
a été préservé du mal et qui a fonctionné pour l'hé-
misphère malade. Il faut traiter de fables les récits
ot Ton nous dit que des hommes n'ont pas éprouvé
d'atteintes mentales, malgré la perturbation du cer-
veau des deux hémisphères. Une inflammation céré-
brale cause le délire et la frénésie, un épanchement
du cerveau l'étourdissement et la privation complète
des sens, une pression continuelle sur le cerveau la
faiblesse d'esprit et l'imbécillité, etc» Qui n'a pas vu
le triste spectacle d'un enfant hydrocéphale ! Les
aliénés souffrent toujours du cerveau; tantôt par
une maladie de cet organe, tantôt par la réac-
tion d'autres orgaties malades sur le cerveau. Le
plus grand nombre des médecins et des psycholo-
gues médecins sont aujourd'hui d'accord que toutes
CERVEAU ET AME 190
les maladies mentales ont leur cause dans une per-
turbation du cerveau, ou qu'elles doivent s'y rap-
porter, quoiqu'on ne Tait pu encore constater
dans tous les cas, à cause de l'imperfection de
nos moyens diagnostiques. Ceux même qui no
partagent pas entièrement cet avis avouent pour-
tant qu'il n'y a pas de maladie mentale sans
une profonde altération des fonctions du cerveau.
Mais de telles perturbations ne peuvent se pro-
duire sans des changements matériels, qu'ils soient
permanents, passagers ou imperceptibles. Romain
Fischer a donné les résultats de 318 dissections
de cadavres d'aliénés à l'hôpital des fous de Pra-
gue. De ces 318 cadavres, il n'y en avait que 32 qui
ne montrassent pas d'altérations pathologiques au
cerveau et à ses membranes, et 5 n'offraient aucun
changement pathologique quelconque. (L'ouvrage
a paru à Lucerne en 1854.) Aucun médecin à la
hauteur de la science actuelle ne doutera que ces
5 cadavres n'aient subi aussi des altérations maté-
rielles et pathologiques, quoique non visibles. Le
docteur Follet a fait la dissection de 100 cada-
vres d'aliénés; il conclut de ces observations que la
masse cérébrale d'un individu, jouissant de quel-
ques facultés intellectuelles, doit être d'une certaine
épaisseur et que plus cette première diminue en
densité et plus les ventricules se dilatent, plus la
mémoire et les facultés intellectuelles s'affaiblissent.
Selon l'opinion de ce médecin, les maladies mentales
sont les suites d'une perturbation de l'équilibre de
>C0 FORCE ET MATIÈRE
rinnervation des deux hémisphères du cet veau.
« Toutes les perturbations intellectuelles, dit le doc-
teur Waghsmuth, proviennent des maladies qui
ont leur siège dans le cerveau, organe de l'intel-
ligence, et dont nous connaissons les causes par
les faits pathologiques. » Des lésions au cer-
veau produisent souvent des effets surprenants
dans l'esprit. C'est ainsi qu'on raconte, sur des
témoignages dignes de foi, qu'à l'hôpital de Saint-
Thomas à Londres, un homme grièvement blessé
à la tête avait parlé une langue étrangère après
sa guérison. Cette langue était celle de son pays
natal de Galles qu'il avait parlée autrefois, mais
qu'il avait oubliée pendant un séjour de 30 ans à
Londres. On a fait Texpérience que des aliénés
avaient quelquefois recouvré la conscience et en par-
tie la raison, peu de temps avant leur mort. On
allègue souvent ce fait, pour le faire valoir en fa-
veur d'une opinion en opposition avec la nôtre. Au
contraire ce phénomène extraordinaire, loin d'infir-
mer nos arguments, peut être invoqué en leur fa-
veur lorsqu'on admet que l'approche de la mort,
amenée par une longue maladie et un épuisement
général, délivre le cerveau des influences gênantes
et morbifiques du corps.
Les faits que la pathologie offre, à l'appui de
notre opinion, sont si nombreux qu'on en pourrait
remplir des livres. Aussi tous les grands penseurs
n'en ont jamais méconnu l'importance, et l'évidence
en est telle que tout le monde peut s'en convaincre
CERVEAU ET AME SOI
par une observation journalière. « Si le sang, dit
Frédéric le Grand dans une de ses lettres à Vol-
taire en 1775, circule avec trop de précipitation,
comme dans l'ivresse ou dans les fièvres aiguës, il
trouble Tesprit et bouleverse les idées; s'il se fait
une légère obstruction dans les nerfs du cerveau,
elle cause la folie ; si une goutte d'eau se répand
dans le crâne, il en résulte la perte de la mémoire ;
si une goutte de sang débordée des vaisseaux fait
une pression sur le cerveau et les nerfs de l'intelli-
gence, nous avons la cause de l'apoplexie, etc. »
Une loi rigoureuse et incontestable nous apprend
que le cerveau et l'âme se supposent nécessaire-
ment, de sorte que le volume du premier, ainsi que
sa forme et sa substance matérielle, sont dans un
rapport déterminé et proportionné à l'intensité des
fonctions intellectuelles, qufe l'esprit lui-même réa-
git essentiellement sur le développement et la for-
mation successive de l'organe qui le sert, et que cet
organe croît en force et en masse par l'exercice de
l'activité intellectuelle, de la même manière qu'un
muscle croît et se fortifie par l'usage. Albbrs
de Bonn rapporte qu'il a disséqué les cerveaux de
quelques personnes qui s'étaient livrées à un grand
travail intellectuel pendant plusieurs années; il a
trouvé que la substance de tous ces cerveaux était
très-ferme, la substance grise et les anfractuosités
très-sensiblement développées. Il est intéressant de
comparer les anciens crânes, trouvés dans des fouil-
les, et les statues de l'antiquité avec les tôtes des
m* FORGE ET MATIÈRE
générations actuelles. Il en résulte que la forme du
crâne des Européens a grossi depuis les temps his-
toriques. L'abbé Frère de Paris a fait d'intéressan-
tes et importantes études sur ce sujet ; elles prou-
vent que plus un type humain est ancien et primitif,
plus le crâne est développé dans la région occipi-
tale, et plat dans la région frontale. Les progrès de
la civilisation semblent avoir eu pour résultat d'éle-
ver la partie antérieure du crâne et d'aplatir la par-
tie occipitale. La riche collection de l'abbé Frère
montre les diverses phases de ce développement * .
( En présence de tels faits, on ne jugera plus im-
possible que le genre humain se soit élevé gra-
duellement dans un espace de 80,000 à 100,000 ans
et môme au delà, de son état primitif grossier et sem-
blable à celui des brutes, à sa perfection actuelle.)
La comparaison de la forme du crâne des hautes et
des basses classes de la société actuelle fournit un
résultat semblable. Les chapeliers savent que la
classe cultivée a besoin de plus grands chapeaux
que la classe ignorante. Nous remarquons de môme
journellement que le front et ses parties latérales
sont moins développées (Jans les classes inférieures
que dans les classes élevées. Pour infirmer la dé-
pendance proportionnelle de l'intensité intellectuelle
de la substance matérielle du cerveau, on entend
souvent dire qu'il se trouve des gens intelligents
4. La collection a ëtë transférée au nouveau Musée d'anthropo-
ogie à Paru.
CBEYEAU ET AME %»
qui ont la tdte proportionnellement petite^ et des
gens stupides dont la tête est en proportion très-
grosse. Le fait n'est pas douteux, mais l'interpréta-
tion en est fausse. Nous avons démontré, au com-
mencement du chapitre, qu'il ne suffit pas de déter-
miner la grosseur du cerveau, pour apprécier la ca-
pacité intellectuelle, mais qu'il faut en même temps
tenir compte de sa forme et de sa composition,
de sorte que le manque d'un côté est compensé
par un excès de l'autre, et en raison inverse. Mais
ce qui opère de plus grandes modifications dans
l'homme que ce rapport ce sont les influences
de l'éducation et de la culture. Un homme doué
des meilleures dispositions peut paraître stupide,
tandis qu'un autre d'une organisation cérébrale
faible et médiocre peut en réparer ou cacher le
manque originaire par l'étude, par l'application ou
par la culture. Cependant un observateur attentif et
exercé ne manquera pas de trouver toujours la juste
proportion de ces rapports originaires.
Toute l'anthropologie, toute la science de l'homme
n'est qu'une preuve continuelle en faveur de ce
rapport nécessaire du cerveau et de l'âme, et tout
le verbiage des philosophes psychologues, pour
prouver l'indépendance de Tesprit de l'homme de
son organe matériel, n'a aucune valeur en pré-
sence des faits. Nous ne trouverons donc point
d'exagération dans les paroles de Friedreigh, au-
teur distingué par ses écrits psychologiques, disant :
« La force est inconcevable sans une base matérielle.
104 FORGE ET MATIÈRE
Si la force vitale de Thomme doit manifester son
activité, elle ne peut le faire que par sa base maté-
rielle, les organes. Plus ces organes sont variés,
plus les manifestations de l'activité de la force vitale
seront variées et diverses, d'après la diversité de cons-
truction de la base matérielle. En conséquence, la
fonction intellectuelle est une manifestation spéciale
de la force vitale, déterminée par la construction spé-
cifique de la substance du cerveau . La même force
qui digère par l'estomac, passe par le cerveau, etc. »
On a fait valoir, contre le rapport du cerveau et de
l'âme, la simplicité matérielle de l'organe de la
pensée, eu égard à sa forme et à sa composition. Le
cerveau, dit-on, forme dans sa plus grande partie
une masse égale et molle qui n'offre rien de remar-
quable ni dans la complication de sa structure ou
de sa forme, ni dans les propriétés de sa composi-
tion. Gomment serait-il possible que cette matière
uniforme et simple fût la seule et unique cause d'un
mécanisme intellectuel si subtil et si compliqué, tel
que nous le présente l'âme animale et humaine? 11
est manifeste,dit-on, que ce rapport intime du cer-
veau et de l'âme n'est que très-imparfait , presque
accidentel; des forces infiniment compliquées ne
peuvent naître que de substances infiniment com-
plexes. Donc l'âme existe par elle-même, indépen-
damment des substances, et n'est liée qu'accidentel-
lement, et pour peu de tfimps, à l'ensemble matériel
que nous appelons cerveau. Cette objection, très-lo-
gique en apparence, découle de fausses prémisses. En
CERVEAU ET AME SOS
efet la théorie qui regarde l'âme comme le produit
de Tactivité matérielle, est forcée de convenir que
Teifet doit répondre à sa cause, et que des effets
compliqués doivent aussi supposer à un certain de-
gré des combinaisons de matières compliquées. Or,
nous ne connaissons, dans tout le monde organique,
aucun organisme qui ait des formes plus délicates et
plus merveilleuses, qui soit plus fine et plus caractéris-
tique de structure et vraisemblablement aussi de
composition chimique, que le cerveau. Ce n'est que
l'ignorance ou une connaissance superficielle qui nous
ont portés à ne pas apprécier ces faits comme ils le mé-
ritent. « Pour l'observateur superficiel, ditH.TuTTLE,
il ne présente qu'une masse moelleuse homogène, mais
un examen plus approfondi nous apprend que la struc-
ture de son organisation est de la plus grande déli-
catesse et d'u^e perfection accomplie. » Malheureu-
sement les connaissances exactes que nous en avons
sont encore très-défectueuses et très-incomplètes.
Cependant nous savons en premier lieu que le cer-
veau ne forme pas une masse uniforme , mais qu'il
est composé, en grande partie , de filaments ou de
petits cylindres creux , appelés filaments élémentai-
res, extrêmement délicats, singulièrement cons-
truits et pourvus d'une matière oléagineuse qui se
coagule facilement. Ces filaments, dont chacun est
la millième partie d'une ligne, s'entrelacent et se
croisent de la manière la plus singulière. On n'a pu
encore examiner en détail les ramifications de ces
filaments, à cause de la grande difficulté que pré-
M6 ê POAGË ET MATIÈRE
fiente la masse du cerveau à l'examen macroscopique
et microscopique. On ne Ta fait jusqu'à présent que
pour les moindres parties et c'est pour cela que l'a-
natomie des parties les plus délicates du cerveau
est encore malheureusement une terre inconnue.
Le cerveau est composé d'une multitude d'éléments
merveilleusement entrelacés, dont la valeur physio-
logique est encore une énigme ^. La superficie
du cerveau présente une série d'anfractuosités pro-
fondes, dans lesquelles se rencontrent les deux
substances principales, la substance grise et la
blanche, avec un grand nombre d'anastomoses,
et dont la qualité et la formation plus particu-
lières se trouvent également, selon l'examen de
l'anatomie comparée, comme nous venons de le
voir, en un rapport constant avec les fonctions in-
tellectuelles. Le second élément higtologique de
la masse cérébrale est constitué par les globules
ganglionnaires; on les trouve notamment dans la
substance grise du cerveau et de la moelle épinière.
Ils montrent aussi des singularités et des variétés de
construction ; ils sont en partie entourés de fila-
ments primitifs et communiquent, en partie, par des
espèces de ponts avec ces derniers qui, à leur tour ,
semblent eux aussi sortir de la môme façon des
4. « Nous trouvons, dans le cerveau, des montagnes et des
vallées, des ponts et des aqueducs, des poutres et des voûtes,
des pinces et des boyaux, des gritfes et des ammonites, des arbres
et des gerbes, etc. Personne n'a deviné la signification de ces for-
mes singulières. » (Huschke, dans son célèbre ouvrage : Crâne,
cerveau et âme de Thomme.)
GERVEA0 ET AME m
cellules voisines. A vrai dire, il n'est pas un seul
organe dans Tanimal qui approche du cerveau par
la délicatesse et la variété de ses éléments. Les or-
ganes des sens pourraient, tout au plus, lui être
comparés ; mais ceux-ci ne sont eux-mêmes que les
expansions du système nerveux central, du cerveau.
Enfin le cerveau est de tous les organes celui qui
reçoit, comme nous le savons par expérience, le plus
de sang du cœur, et dans lequel s'opère la métamor-
phose des substances avec la plus grande vitesse et
la plus grande activité. Aussi, pour répondre à ce
besoin, les dispositions anatomiques des vaisseaux
sanguins du cerveau sont-elles très-singulières et
très-compliquées. La chimie nous apprend d'ailleurs
que la composition chimique du cerveau n'est pas
aussi simple qu'on l'a cru jusqu'à présent, mais
que cet organe renferme des corps constitués d'une
façon très-particulière, dont l'analyse n'a pas encore
fait connaître la nature, et qu'on ne trouve en
aucun autre tissu organique; telles sont la céré-
brine et la lécithine. On dit môme que la cons-
titution chimique des nerfs , et surtout celle de la
masse cérébrale, n'est pas , comme cela a lieu dans
les autres tissus organiques, partout la même ; mais
qu'elle est au contraire, sur divers points, essentiel-
lement différente et qu'il faut en conclure que le cer-
veau est un mélange de plusieurs ou de beaucoup
d'organes de compositions chimiques très- variées.
Nous avons déjà indiqué au commencement de ce
chapitre quel rôle essentiel paraissent jouer les ma-
10g FORCE ET MATIÈRE
tières grasses du cerveau. L'importance du phos-
phore n'est pas moindre dans la constitution du cer-
veau, et les clameurs qu'on a poussées à propos de
l'axiome connu de Molesghott : Sans phosphore
point de pensée ! ne prouvent que l'ignorance
scientifique des crieurs. Il résulte de tous ces faits,
que la substance matérielle du cerveau, quelque peu
qu'elle nous soit connue, ne présente, dans sa compo-
sition chimique et anatomique, aucun caractère qui
nous empêche de la considérer comme le siège de
l'âme. Il y a encore une autre considération qui pour-
rait nous confirmer dans notre opinion, quand même
la simplicité apparente des substances matérielles du
cerveau serait en contradiction avec la merveilleuse
complexité de ses fonctions. La nature sait produire
avec les moyens les plus insignifiants et avec les
mômes moyens des effets très- variés, suivant qu'elle
dispose d'une manière ou de l'autre des parties les
plus subtiles des substances. Les corps appelés iso-
mères présentent toujours la même composition
chimiques; ils affectent souvent môme des formes
appartenant au môme système cristallin , et ils
ont pourtant des propriétés différentes et des rap-
ports différents, dans la combinaison d'autres corps.
Parmi les alcaloïdes, substances végétales cris-
tallisables d'une action vénéneuse extrêmement
énergique, il y en a quelques-uns qui présentent
une composition chimique parfaitement égale ; mais
ils produisent sur l'organisme animal des effets
tellement différents, que quelques-uns sont regardés
CERVEAU ET AME 209
comme des contre-poisons. Des recherches minu-
tieuses sur la propriété qu'ont les corps isomor-
phes de réfracter la lumière ont montré que les
atomes de ces corps doivent être placés les uns con-
tre les autres de la manière la plus diverse, et que
la 'différence des couches des substances les plus
subtiles produit la différence de leurs propriétés. Si
des causes en apparence si légères peuvent produire
des effets si divers, pourquoi ne pas admettre un
rapport semblable entre le cerveau et l'âme ? C'est
ainsi que Tanatomie ne peut distinguer les globules
ganglionnaires de la substance corticale du cerveau
qui jouent un rôle dans les procédés psychologiques ,
de ceux qui se trouvent dans les ganglions du bas-
ventre, et pourtant il est possible et il faut que ceux-là
produisent des effets bien différents de ces derniers.
« Les phénomènes de la polarisation de la lu-
mière et de la chaleur , dit Valentin, les rapports
magnétiques et diamagnétiques prouvent que les
masses les plus homogènes en apparence présentent
intérieurement des différences essentielles dans le
groupement des atomes. La nature travaille partout
avec une infinité de forces infiniment petites, etc. »
Les contagiums (matières contagieuses de certaines
maladies) tirent sans doute leurs propriétés des con-
ditions matérielles tout à fait distinctes des substan-
ces organiques qui leur servent de véhicule ; pour-
tant ni la chimie ni le microscope n'ont pu jusqu'à
présent rendre compte de ces conditions, et distin-
guer, par exemple, un pus infecté d'un conlagiura
44
âlO FORGE KT AIATIËRE
spécifique d'un pus normal. Qu'on songe en môme
temps au fait remarquable de la transmission des
qualités intellectuelles et corporelles, des dispositions
maladives ou du caractère des parents aux enfants,
transmissions qui se font remarquer en des circons-
tances où l'on ne peut alléguer les influences de Fé-
ducation, de la vie en commun, etc. La substance
matérielle qui sort du père pour féconder le germe
de l'enfant, substance qui se présente toujours selon
la même forme et la même composition à nos appa-
reils diagnostiques, est infiniment petite. Cependant
l'enfant ressemble au père et montre les qualités
corporelles et intellectuelles de ce dernier. Les rap-
ports moléculaires de la substance infiniment petite
qui contient ces futures dispositions intellectuelles
et corporelles * doivent être infiniment subtils , et
restent jusqu'à présent inaccessibles à nos sens. —
Enfin nous ne devons pas oublier dans notre réplique
à l'objection précédente que, malgré les données qui
nous sont fournies par la chimie et par le micros-
4. Avant la découverte des animalcules sper ma tiques (petits
êtres microscopiques très-mobiles, dont la forme rappelle celle des
têtards» qui constituent Télëment fécondant du sperme et qui^ en
s'unissantàTœuf émané de Tovaire, donnent naissance à l'embryon),
on pouvait admettre le fait remarquable de la transmission des
dispositions intellectuelles comme une preuve favorable à l'exis-
tence d'une âme immatérielle. Mais cette prétendue preuve s'est
évanouiedevant les découvertes de la science actuelle. L'animalcule
spermatique s'introduit dans l'ovule et devient par là la base maté-
rielle, déterminée des dispositions intellectuelles transmises par
lui; ce fait réfute, par des raisons solides, l'admission que ce qui
est spirituel pourrait aussi se transmettre autrement que par la
voie matérielle.
CERVEAU ET AME 2ff
cope sur la composition des corps organisés, nous
n'en connaissons pourtant que les contours les plus
grossiers ; quant aux rapports intimes des éléments
infiniment petits les uns avec les autres, nous pou-
vons à peine les pressentir ; nous ignorons donc com-
plètement les efltets qu'ils peuvent produire. Le
médecin peut se convaincre de la difficulté de cet
examen, lorsqu'il cherche à approfondir le carac-
tère de certaines maladies; tous les appareils dia-
gnostiques lui font défaut. Personne n'est à même
de distinguer un sang infecté d'une certaine sub-
stance morbifique d'un sang pur, et pourtant aucun
médecin raisonnable ne doute que des altérations
matérielles ne soient la cause de cette maladie dont
les effets sont capables de détruire tout l'organisme.
Et si l'ignorance de ces faits ne peut nous autoriser à
supposer l'existence de forces inconnues et indépen-
dantes de la matière, la simplicité apparente de la sub-
stance cérébrale ne peut en aucune façon nous faire
rejeter les aptitudes intellectuelles du cerveau. On
a prétendu de même que la ménjoire, faculté émi-
nemment complexe^ ne pouvait dépendre de la com-
binaison matérielle des éléments cérébraux; car,
disait-on, la mémoire persiste toute la vie, tandis
que la matière cérébrale change et se transforme
incessamment . Mais ces changements montrent mieux
que toute autre chose l'influence de l'agrégat matériel
sur fe production et la conservation des souvenirs.
Aucune autre qualité intellectuelle ne souffre avec
autant d'intensité les effets des atteintes matérielles
M FORCR ET MATIÈRE
da cerveau que la mémoire. On sait que presque
toutes les souffrances qui se font sentir, après lagué-
rison des maladies causées par de graves lésions trau-
matiques ou par les affections internes du cerveau,
attaquent principalement la mémoire, l'affaiblissent
et peuvent même la supprimer complètement. En
effet, on a vu, après la trépanation, la lésion de
certaines portions du cerveau entraîner la déchéance
partielle ou absolue de la mémoire. Il est constaté
en outre que la mémoire des choses concrètes s'affai-
blit à mesure que la nutrition du cerveau devient
moins complète et moins active. La vieillesse, comme
chacun le sait, fait perdre presque entièrement la
mémoire. Sans doute les substances du cerveau chan-
gent, mais le mode de leur composition doit être
permanent pour déterminer le mode de la cons-
cience individuelle. Si les conditions du phénomène
nous échappent, les faits n'en sont pas moins cons-
tants. Qui nous dira pourquoi les maladies se trans-
mettent de l'aïeul au petit-fils, sans attaquer le père?
Ce phénomène n'est -il pas plus extraordinaire que le
rapport du cerveau et de la mémoire? Et pourtant
aucun médecin éclairé ne doute aujourd'hui que ce
phénomène ne soit le résultat de conditions maté-
rielles, dont les lois sont tout à fait inconnues et
seront peut-être toujours un mystère.
En présence de tels faits nous n'avons aucune
raison de nous méfier de la matière et de lui contes-
ter la possibilité d'effets prodigieux, quand môme
sa forme ou sa composition seraient encore moins
CERVEAU ET AME 213
complexes qu'elles ne le sont en réalité. En jugeant
de ce point de vue et en nous fondant sur les faits
que nous venons d'énumérer, il ne nous sera pas
difficile de nous convaincre de la possibilité, si sou-
vent contestée, que l'âme est le produit d'une com-
position spécifique de la matière. Nous n'en admirons
les effets que faute d'avoir sous nos yeux l'ensemble
des ressorts qui les produisent. Une locomotive dans
sa course mugissante ne nous fait-elle pas quel-
quefois l'effet d'un être vivant^ doué de raison
et de réflexion? Les poètes ne nous parlent -ils
pas d'un coursier à vapeur, d'un coursier de feu?
Cette singulière combinaison de matières et de
forces ne nous fait-elle pas sentir, malgré nous,
la vie dans la macbine? Une montre, œuvre mé-
canique de la main de l'homme, a, comme on a
coutume de dire, sa propre volonté, elle marche,
elle s'arrête quelquefois, il nous semble qu'elle
agisse à sa fantaisie. Qu'elle est pourtant grossière
et simple, la combinaison de matières et de forces
dans ces machines, en comparaison de la complica-
tion de composition mécanique et chimique de l'or-
ganisme animal ! La comparaison pèche sous bien
des rapports, elle ne peut rien prouver ; elle ne peut
que nous faire pressentir l'idée de la possibilité de la
formation de l'âme de combinaisons matérielles.
Quant au fond de la question, peu nous importe de
savoir si un tel rapport est possible , il nous suffit
d'avoir démontré par des faits que l'esprit et la ma-
tière, l'âme et le corps sont inséparables, et que tous
2i4 FORCE ET MATIERE
les deux se trouvent dans un rapport nécessaire.
Cette loi est absolue pour tout le règne animal. Le
plus petit infusoire sent et se meut; il a donc une
sorte d'âme. Un rayon de soleil dessèche son corps
et le fait mourir, c'est-à-dire, fait disparaître l'effet
de son organisation qui a besoin d'eau pour sa conser-
vation. Il peut rester des années entières dans cet
état, jusqu'à ce qu'une goutte de pluie, tombée par
hasard, réveille cet être par la mobilité et la vitalité
de la matière, jusqu'à ce que la sécheresse lui enlève
de nouveau la vie. Quelle serait alors cette âme qui
vivrait et qui agirait indépendamment de la matière !
Où était-elle lorsque la matière était ensevelie dans la
mort? — Quelque incompréhensible que soit pour
nous ce rapport de l'âme et de la matière, aucun
homme raisonnable ne peut nier le fait.
Les philosophes et les psychologues se sont effor-
cés de réfuter ces faits évidents par des voies bien
diverses — et toujours, à ce qu'il nous semble, avec
très-peu de succès. Quelques-uns, tout en admettant
le rapport, prouvé par les faits, de l'âme et de la
matière, ont prétendu que le corps n'est qu'une
annexe entièrement subordonnée à l'âme. Ces sortes
de phrases qui embrouillent les questions, au lieu de
les résoudre, ont peu profité à leurs inventeurs. Le
rapport de l'âme et du corps est, en général, assez
bien établi ; et s'il nous semble quelquefois que l'es-
prit domine sur le corps, une autre fois le corps sur
l'esprit, ces différences ne peuvent être générale-
ment considérées qu'au point de vue individuel.
CERVEAU ET AME 215
Chez celui-ci la nature spirituelle l'emporte, chez
celui-là la nature matérielle; on pourrait comparer
celui-là aux dieux, celui-ci aux brutes. De l'animal
à l'homme le plus parfait il y a une échelle non in-
terrompue de qualités intellectuelles. Cependant les
deux natures se supposent toujours; mais de telle
manière qu'elles excluent toute comparaison directe ;
on peut seulement affirmer que l'une et l'autre sont
inséparables. Quels que soient les contradictions et
les problèmes difficiles que le dualisme intérieur
puisse faire naître dans la conscience de chacun,
cela importe peu dans une question de fait.
LA PENSÉE
La pensée est :an moavement de la
matière*
MOLESCHOTT.
11 y a le même rapport entre la pensée
ei les vibrations électriques des filaments
du cerveau qu'entre la couleur et les vi-
brations de Téther.
HlISCHKE.
Le sujet de ce chapitre nous a été fourni par
Taphorisme connu de Vogt : il y a le même rapport
entre la pensée et le cerveau qu'entre la bile et le
foie ou Turine et les reins — expression qui a pro-
voqué tant d'injureô, et que Vogt lui-même fait
précéder de ces mots : pour m'exprimer en quelque
sorte crûment. Sans nous associer à ces savants, à
ces journalistes et à ces théologiens qui ont fulminé
une condamnation générale contre son auteur, nous
ne pouvons pourtant nous empêcher de dire que la
comparaison n'est pas heureuse. Malgré le plus
scrupuleux examen, nous ne pouvons trouver une
analogie entre la sécrétion de la bile ou celle de
l'urine et le procédé par lequel se forme la pensée
LA PENSEIl!; 217
dans le cerveau. L'urine et la bile sont des matières
palpables, pondérables, visibles, et de plus des ma-
tières excrémentielles que le corps a usées et qu'il
rejette. La pensée, l'esprit, Tâme au contraire n'a
rien de matériel, n'est pas une substance, mais un
enchaînement de forces diverses formant une unité,
reflfet du concours de beaucoup de substances douées
de forces et de qualités. Si une machine faite par la
main de l'homme produit un effet, met en mouve-
ment son mécanisme ou d'autres corps, frappe un
coup, indique l'heure ou quelque chose de semblable,
cet effet considéré en lui-même est pourtant quelque
chose d'essentiellement différent de certaines ma-
tières excrémentielles qu'elle produit peut-être du-
rant cette activité. La machine à vapeur a en quel-
que sorte de la vie; elle produit, comme résultante
d'une combinaison particulière de substances douées
de force, une action combinée dont nous faisons usage
sans pouvoir voir, sentir, toucher cette action. La
vapeur rejetée par la machine est une chose acces-
soire, n'a rien de commun avec le but de la machine
et peut comme matière être vue et sentie. Personne
cependant ne s'aviserait de dire, que la nature de la
machine à vapeur est de produire de la vapeur. De
même que la machine à vapeur produit du mouve-
ment, de même l'organisation du corps animal com-
posée de substances douées de forces produit, d'une
manière analogue, un ensemble d'effets que nous
appelons dans leur unité esprit, âme, pensée. Cette
réunion de forces n'a rien de matériel, ne peut être
2!8 FORGE ET MATIÈRE
perçue immédiatement par les sens, pas pluS que
toute autre force simple telle que le magnétisme,
Télectriçité, etc., et Ton ne peut l'étudier que dans
ses manifestations. Nous avons défini la force une
propriété de la matière et nous avons vu que force
et matière sont inséparables; pourtant l'idée que
l'on se fait de chacune d'elles est très-dissemblable
et comme en opposition. Nous ne saurions, du moins,
définir Tesprit, la force, que comme des phénomènes
immatériels, des effets de la matière qui n'ont eux-
mêmes aucune des qualités de la matière et qui
existent en dehors d'elle quoique produits par elle.
La bile, l'urine ne se révèlent pas par des effets
immatériels, mais sont des corps composés de sub--
stances douées de forces et sorties elles-mêmes de
substances douées de forces; il faut que le foie, les
reins cèdent des matières pour produire ces sécré-
tions. Le cerveau, au contraire, ne fournit point de
substances pour l'esprit, quoique cet organe change
continuellement sous l'influence d'une action réci-
proque. Le cerveau aussi produit une substance
matérielle; il sécrète une quantité minime de ma-
tière liquide qui s'attache aux parois de ses cavités
intérieures, quantité qui, dans l'état maladif, peut
augmenter beaucoup. Mais cette sécrétion n'a pas
la moindre part directe à l'activité de l'âme, et per-
sonne ne s'avisera aujourd'hui d'y trouver la cause
de la pensée ou seulement une analogie avec elle ^
1. Kant a cherché le siëge de Tâme dans Feau contenue dans
les ventricules du cerveau.
LA PENSÉE 219
Au contraire cette sécrétion produite en trop grande
quantité se montre absolument hostile à l'activité
de Tâme. C'est ainsi que le cerveau est le principe
et la source, ou pour mieux dire. Tunique cause de
l'esprit, de la pensée, mais il n'en est pas pour cela
l'organe sécréteur. 11 produit quelque chose qui n'est
pas rejeté, qui ne dure pas matériellement, mais qui
se consume soi-même au moment de la production.
La sécrétion du foie, des reins a lieu à notre insu,
d'une manière inaperçue et indépendante de l'acti-
vité supérieure des nerfs; elle produit une matière
palpable; l'activité du cerveau ne peut avoir lieu
sans la conscience entière, elle ne sécrète pas des
substances, elle produit des forces. Toutes lés fonc-
tions végétatives, la respiration, la pulsation du cœur,
la digestion, la sécrétion des organes excréteurs
ont lieu tout autant dans le sommeil qu'à l'état de
veille ; mais les manifestations de l'âme sont sus-
pendues au moment où le cerveau, sous l'influence
d'une circulation plus lente, est enseveli dans le
sommeil. Cette circonstance montre en même temps
que la comparaison dont il est question n'est pas
admissible. Aucun autre organe ne dort comme le
cerveau, aucun autre ne se fatigue dans son activité
comme celui-ci, aucun n'a besoin d'un temps de
relâche et de repos, particularité qui marque une
différence essentielle non-seulement entre ces orga-
nes, mais encore entre l'activité psychique et méca-
nique. Le cœur bat aussi longtemps qu'il reçoit du
sang; la machine travaille aussi longtemps qu'on
no FOHCE ET MATIÈHK
Tentretient ; ni Tun ni l'autre ne se fatiguent. La
fonction cérébrale ne peut soutenir son activité qu'un
certain temps ^ elle s'affaiblit et périt dès que le
changement et le repos lui font défaut. Il en est de
même de ces organes que le cerveau met en mou-
vement par le système nerveux de la vie animale,
c'est-à-dire, par les muscles dépendants de la vo-
lonté.
D'après les recherches toutes récentes, c'est l'é-
lectricité, cette force dont on n'avait observé jusqu'à
présent les effets remarquables que dans le monde
inorganique, qui joue un rôle essentiel dans les pro-
cédés physiologiques du système nerveux. Des cou-
rants électriques circulent continuellement autour du
nerf en repos. Ces courants cessent ou s'affaiblissent,
aussitôt que le nerf est excité ou mis en mouvement,
de quelque manière que ce soit. Les nerfs ne sont
donc pas les conducteurs mais les créateurs de l'é-
lectricité. Cette action cesse par l'activité des nerfs,
c'est-à-dire, dès qu'il y a sensation ou volonté.
Gomme une conséquence de ces faits on a défini
l'activité intellectuelle une électricité latente et le
sommeil une fonction dégagée de l'électricité des
nerfs. Peut-être le flambeau allumé par les investi-
gations expérimentales conduira-t-il un jour sur la
voie qui fera connaître la nature des fonctions psy-
chiques.
Cependant ces recherches changent de caractère,
si nous examinons l'idée plus vraie et plus profonde
(jui se trouve dans l'aphorisme de Vogt. C'est cette
LA IMCNSFÎK m
idée que nous croyons avoir élucidée par des faits
nombreux dans le chapitre précédent — c'est cette
idée qui nous révèle la loi, que l'esprit et le cerveau
se supposent mutuellement d'une manière nécessaire
et qu'ils se trouvent dans un rapport inséparable.
Gomme il n'y a pas de bile sans foie, point d'urine
sans reins, de môme il n'y a point de pensée sans
cerveau; l'activité de Tâme est une fonction de la
substance cérébrale. Cette vérité est simple, claire,
facile à démontrer par les faits, et incontestable. Les
acéphales naissent avec un cerveau rudimentaire.
Ces misérables créatures qui sont une protestation
éclatante contre la théorie des causes finales, sont
incapables de toute activité et de tout développement
intellectuels et meurent bientôt, car ils sont privés
de l'organe essentiel à l'existence et à la pensée de
l'homme..* Il n'y a rien de plus certain, dit Lotzm
lui-même, que l'état physique d'éléments corporels
peut créer un ensemble de conditions dont dépendent
absolument l'existence et la forme de notre vie in-
tellectuelle. »
SIÈGE DE L'AME
La physiologie nous enseigne avec la
plus grande certitude que le eerveau est le
siège et Torgane des facultés intellectuelles
et des perceptions sensibles.
Bbnbke.
Le cerveau est non-seulement l'organe de la pen-
sée et de toutes les fonctions supérieures de Tesprit,
mais il est encore le siège unique et exclusif de
l'âme. Toute idée prend naissance dans le cerveau,
toute espèce de sensation et de sentiment ne se forme
qu'en lui; toute espèce d'activité volontaire et de
mouvement spontané ne procède que de lui.
Cette vérité si simple, si claire, si irréfutable,
démontrée par les faits innombrables de la physio-
logie et de la pathologie, n'a été reconnue que bien
tard, et de nos jours il est même difficile d'en prou-
ver l'évidence au plus grand nombre de ceux qui
ne sont pas médecins.
Déjà Platon plaçait l'âme dans le cerveau ; tan-
dis qu'AniSTOTE la plaçait dans le cœur. Heraclite,
SIÈGE DE L'AME 'Éiâ
Critiâs et les Juifs la cherchaient dans le sang ;
Epicurb dans la poitrine.
Parmi les modernes, Figinius, adoptant l'opinion
d'Aristote, la plaçait dans le cœur, Desgartes dans
la glande pihéale, ce petit organe impair placé dans
Fintérieur du crâne et rempli d'une matière appelée
sable du cerveau. Soemmering la trouvait dans les
ventrigiles du cerveau, Kant dans Teau contenue
dans les cavités du cerveau. Puis on chercha
longtemps à découvrir l'âme dans quelque partie
isolée du cerveau , . sans penser qu'elle ne pou-
vait résider que dans l'activité de cet organe tout
entier,
Ennemosbr parmi les modernes fit, par voie spé-
culative, l'ingénieuse découverte que l'âme était
répandue dans tout le corps; tandis que le philoso-
phe Fischer ne doute nullement qu'elle ne soit
inhérente à tout le système nerveux.
Les philosophes sont des gens singuliers. Ils par-
lent de la création du monde comme s'ils avaient
été présents; ils définissent l'absolu, comme s'ils
étaient restés, pendant des années, en tête-à-tête
avec cette abstraction; ils parlent du néant et de
l'existence, du moi et du non-moi, de l'universalité
et de l'individualité, de la dissolubilité, des notions
pures et simples et de l'inconnu X, etc., etc., avec
une aussi grande assurance , que si un plan céleste
leur avait fourni les détails les plus exacts sur ces
choses et ces idées, ils torturent et embrouillent les
notions et les définitions les plus simples et les
^24 FOltCE ET MATIÈRE
ensevelissent sous un tas de mots ampoulés et
* savamment arrangés, mais vides de sens et inintel-
ligibles, de sorte qu'un homme de bon sens ne sait
plus où donner de la tète.
Cependant, malgré la hauteur métaphysique où
ils se placent, ils ne s'éloignent que trop souvent de
la science positive, et à tel point, qu'ils commettent
les erreurs les plus amusantes; cet inconvénient
leur arrive le plus souvent dans les questions où la
philosophie se rencontre avec les sciences naturelles,
et lorsque ces dernières menacent de renverser
l'échataudage de leurs spéculations métaphysiques.
C'est ainsi que presque tous les psychologues philo-
sophes ont repoussé, avec une énergie égale à leur
ignorance, l'opinion que le siège de l'âme était dans
le cerveau, et ils continuent leur opposition malgré
les progrès des sciences empiriques. Fortlage, au-
teur d'un gros Système de psychologie soi-dîsant
expérimentale, qui a paru en 1855, dit : « Il
y a certaines erreurs inhérentes à l'esprit de
l'homme, etc. Au nombre de ces erreurs il faut en-
core compter aujourd'hui celle qui place le siège de
Tâme dans le cerveau. » — Si M. Fortlage avait
seulement pris la peine de parcourir superficielle-
ment le premier manuel de physiologie, il se se-
rait bien gardé d'énoncer un tel jugement.
Le philosophe Fischer de Bâle dit : « La preuve
que l'âme est immanente à tout le système nerveux,
c'est qu'elle sent, perçoit et agit dans toutes les
parties de ce système. Je ne sens pas la douleur à
SIÈGE DE L'AME Îi5
un point central du cerveau , mais au lieu et à la
place où existe la cause de la douleur. »
Cependant le fait que Fischer veut contester est
indubitable. Les nerfs ne ressentent pas la sensation
en eux-mêmes, mais ils font naître les sensations par
les impressions qu'ils reçoivent du dehors, en les
transmettant au cerveau. Nous ne ressentons pas la
douleur à la partie qui a reçu le coup ou la blessure,
mais au cerveau. Si l'on coupe quelque part le fila-
ment du nerf sensitif entre le cerveau et la périphé-
rie, toute faculté de sensation cesse immédiatement
pour la partie du corps dont ce nerf dépend, et par
le seul motif de l'interruption du conducteur qui
met en communication cette partie du corps avec le
cerveau lui-même. Nous ne voyons pas par l'œil ou
par le nerf optique , mais par le cerveau. Si l'on
coupe le nerf et si Ton détruit sa faculté de trans-
mettre les impressions, il n'y a plus de vision. Le
même effet a lieu quand on enlève à un animal vi-
vant la partie du cerveau appelée tubercules qua-
drijumeaux, quoique les yeux de l'animal soient
parfaitement conservés.
Ce n'est que l'habitude et l'apparence qui nous
ont donné la fausse idée, que nous sentons à la par-
tie du corps impressionnée par les agents extérieurs.
La physiologie désigne ce rapport remarquable par
la dénomination de « loi des effets excentriques. »
Nous reportons à tort, suivant cette loi, les sensations
perçues par le cerveau à l'endroit où nous les voyons
agir. C'est pourquoi il est presque indifférent qu'un
45
%i6 FORCE KT MATIÈRE
nerf soit atteint en un point quelconque de sou tra-
jet, puisque nous ne ressentons cette irritation qu'à
Textrémité périphérique du nerf. Si nous nous heur-
tons les nerfs du coude^ nous ne ressentons pas la
douleur au coude mais aux doigts. Si une exostose
comprime un des nerfs de la face à sa sortie de la
cavité du crâne, le malade ressent les plus cruelles
douleurs à la figure, quoique les i^erfs périphé-
riques de la face soient parfaitement sains. Quand
on enlève une partie de la peau du front et qu'on la
place sur le nez , l'individu qui a subi cette opéra-
tion, croit sentir l'impression au front, quand on lui
touche le nez. Si Ton excite le nerf optique d'un
œil extirpé, la personne qui a été opérée éprouve
la sensation de lumière , quoique son œil ne
puisse plus voir. Les personnes qui ont subi une
amputation ressentent toute leur vie, aux change-
ments de température, des douleurs à la jambe ou
au bras amputé, quoiqu'elles soient privées de ces
membres ; souvent elles y portent machinalement la
main, parce qu'elles y ont ressenti quelque sensa-
tion pénible. Supposons qu'on ampute tous les mem-
bres à un homme, il ne les sentirait pas moins
tous.
D'après ces faits il ne peut plus être douteux qu'il
existe dans l'intérieur du cerveau une certaine
topographiey grâce à laquelle les sensations si di-
verses des nombreuses parties du corps sont perçues
séparément. Toutes les parties douées de sensilûlité
sont reliées au cerveau par des éléments déterminés
SIÈGE DE L'AME W
qui ont pour objet de transformer les impressions en
sensations. Il arrive assez souvent qu'une irritation
transmise à un point central, par le nerf qui sert de
médiateur, ne s'arrête pas à ce point seul, mais
qu'elle se communique aussi à quelques autres cen-
tresi de sensation qui en sont les plus proches. C'est
ainsi que naissent ce que nous appelons les sympa-
thies. Si quelque personne a mal à une dent cariée,
elle ressent la douleur non-seulement à cette dent,
mais à la joue entière.
Ce que nous disons des sensations, peut égale-
ment s'appliquer aux actes de la volonté. Ce n'est
pas dans les muscles, mais dans le cerveau seul que
la volonté excite un mouvement quelconque, et ce
n'est que dans cet organe que se forment les actes
de la volonté. Les nerfs sont les médiateurs de cette
irritation, ils sont, pour ainsi dire, les messagers qui
transmettent aux muscles les ordres du cerveau. Si
l'on détruit cette communication, toute action volon-
taire cesse. L'apoplexie est causée par Fépanche-
ment d'une plus ou moins grande quantité de sang
dans le cerveau. Dès qu'une extravasation sanguine
est assez abondante pour arrêter les fonctions du
cerveau à cet endroit, toute sensation et toute vo-
lonté sont abolies complètement dans la partie du
corps dont les nerfs se rendent à la portion lésée de
l'organe central. Qui n'a vu le triste état d'une
personne frappée d'apoplexie? — Une section de la
moelle épinière opérée artificiellement sur des ani-
maux vivants produit le même résultat et paralyse
228 FOUCK ET MATIÈRE
toutes les parties du corps placées au-dessous de cette
section. Gomme les nerfs sensitifs^ les nerfs destinés
à être excités par la volonté doivent être distribués
dans le cerveau, à leur origine, selon une certaine
topographie, afin d'être mus par Timpulsion de la
volonté. On a comparé ce rapport avec beaucoup de
justesse aux touches d'un piano. Tel que le pianiste,
la volonté a besoin d'un long exercice et d'une lon-
gue habitude, pour apprendre le jeu, pour pro-
duire, en frappant des touches distinctes, des mou-
vements distincts. Souvent elle ne réussit pas, elle
frappe plusieurs touches en même temps, et produit
de cette manière les mouvements accidentels. Nous
voulons, par exemple, mettre un doigt en mouve-
ment, et tous se meuvent à la fois. Les grimaces en
parlant sont dues à la même cause. Les petits en-
fants offrent de nombreux faits du même genre. Ces
petites créatures n'ayant pas encore appris à isoler
leur activité volontaire, exécutent les mouvements les
plus simples en faisant remuer tout le corps.
Écoutons les objections d'un autre philosophe :
Le professeur Erdmann à Halle dit dans ses Let-
tres psychologiques : « L'opinion que l'âme siège
dans le cerveau, poussée à ses dernières conséquen-
ces, aurait pour résultat que si la tête était séparée
du tronc, l'âme pourrait continuer à y exister ! »
Ce phénomène se produirait sans aucun doute, si
nous étions à même de perpétuer artificiellement,
dans une tête séparée de son tronc, la circulation du
sang, action dont dépend l'alimentation et la con-
SIÈGE DE L'AME 2S9
servation du cerveau; mais toute circulation, c'est-à-
dire, toute alimentation du cerveau par le cœur
cesse naturellement par cette séparation ; et par con-
séquent toute conscience, toute fonction du cerveau,
toute activité de l'âme; en un mot la vie, est
anéantie.
Nous avons quelques rares exemples de compres-
sions de la moelle épinière par la luxation des ver-
tèbres cervicales. Chez ces individus, la circulation
et la respiration persistant encore, la nutrition du
Cerveau s'accomplissait tant bien que m^. Mais la
sensibilité générale était abolie ainsi que les mouve-
ments volontaires, par suite de la rupture des rela-
tions du cerveau avec la moelle. La tête seule et les
organes des sens conservaient leur sensibilité et
leurs fonctions. Dans ces cadavres à demi animés,
l'activité cérébrale n'était point détruite, mais elle
était considérablement limitée dans ses manifesta-
tions par l'abolition de la sensibilité générale et par
la paralysie musculaire.
L'opinion que le cerveau est le siège de l'âme est
confirmée aussi par l'étude des monstruosités, dont
la classification repose en partie sur ce principe fon-
damental. Un monstre à deux têtes et un corps,
compte pour deux personnes et un monstre à deux
corps et une tête, ne compte que pour une personne.
Les monstres sans cerveau, c'est-à-dire, les acépha-
les, n'ont pas de personnalité.
M. Ennemoser enfin a trouvé que l'âme était
immanente à tout le corps. Si M. Ennemoser avait
w
230 FORGE ET MATIÈRE
été, une seule fois en sa yie, dans la nécessité de se
faire amputer une jambe, il aurait fait l'expérience,
à sa grande surprise et à ses dépens, que son &me
n'avait rien perdu en qualité ou en étendue.
On a essayé de nos jours de modifier dans les
sciences physiologiques l'opinion généralement adop-
tée du siège unique et exclusif de Tâme dans le cer-
veau, en attribuant à la moelle épinière quelque
participation à la sensation et aux mouvements vo-
lontaires. Ces essais ont été appuyés sur des expé-
riences faites sur des animaux. Ces expériences ner
sont pas suffisamment convaincantes et ^es raisons
du contraire sont si fortes et si concluantes que la
science n'a pas cru jusqu'à présent devoir admettre
cette restriction.
Enfin nous ne pouvons passer sous silence qu'on
a prétendu de difi<érents côtés que l'âme pouvait
quelquefois, et dans des cas tout à fait particuliers,
quitter le cerveau, et se placer pour peu de temps
dans une autre partie du système nerveux ; qu'une
de ces places était notamment le plexus solaire, cet
entrelacement du grand sympathique, situé au bas-
ventre. Ce nerf longe la colonne vertébrale en nom-
breux entrelacements et ramifications ; il ne com-
munique que par quelques filaments aU système des
nerfe cérébro-spinaux, et présente dans toutes ses
fonctions une telle indépendance physiologique que
les organes dont il entretient l'exercice sont, dans
leur état normal, entièrement indépendants de l'in-
fluence de l'âme, et que leurs fonctions s'exercent
*»^
SIÉQE DE L'AME 231
indépendamment de la conscience et de la volonté.
Ce nerf n'a pas le moindre rapport avec l'activité de
Fâme, et la physiologie n*a pu constater en aucun
cas son influence dans les actes psychologiques, soit
chez l'homme, soit chez l'animal.
Néanmoins, on n'a pas hésité à rendre cet inno-
cent nerf complice des péchés mystiques et spécula-
tifs de notre siècle et à lui attribuer une partie des
phénomènes qu'on a coutume d'appeler la vie noc-
turne de l'âme. C'est ce nerf qui donne aux som-
nambules la faculté de lire des lettres fermées ou
d'indiquer l'heure de la montre qu'on leur met dans
le creux de l'estomac. — Nous sommeis obligés d'en-
trer dans quelques détails sur les principaux phéno-
mènes de cette nature, non-seulement pour soutenir
l'opinion que le cerveau est le siège et l'organe exclu -
sih de l'âme, mais pour d'autres raisons encore. On
s'est servi d'une partie de ces phénomènes, notam-
ment de la clairvoyance, pour prouver l'existence
de forces et de phénomènes surnaturels et spirituels;
on y a voulu trouver le point de jonction certain,
quoique obscur, entre le monde spirituel et le monde
matériel. Quelques-uns ont poussé la folie ou le
charlatanisme jusqu'à affirmer qu'on pouvait de la
sorte pénétrer dans le monde des esprits et assister
à la vie d'outre tombe. Tous ces phénomènes ne sont
aux yeux clairvoyants de la science, que de vaines
illusions qui attestent le penchant irrésistible de la
nature humainOj dépourvue d'instruction suffisante,
vers le merveilleux et le surnaturel. Ce penchant a
♦•
ê
232 FORCE £T MATIÈRE
déjà produit les égarements les plus bizarres de l'es-
prit humain. Quelquefois, au moment où l'on croit
que les progrès de la science ont posé une digue à
ses débordements, il reparaît tout à coup du côté où
Ton s'y attendait le moins et avec une violence
extrême, comme s'il voulait se dédommager de son
long repos. Les événements des dernières années
prouvent cette vérité jusqu'à l'évidence. La croyance
aux sorcières et aux magiciens, au diable, aux pos-
sédés, au vampirisme et autres manies semblables
ont reparu de notre temps sous les noms de magné-
tisme animal, de spiritisme, etc., et enfanté dans
l'imagination troublée des adeptes de cette magie
transformée la croyance aux tables tournantes, aux
esprits frappeurs, à la psychographie , au somnam-
bulisme et autres billevesées du même genre. Les
personnes éclairées se figurent quelquefois que la
croyance aux choses merveilleuses et surnaturelles
est le partage de la classe ignorante, mais l'his-
toire de la fluidomanie a dû les détromper. On n'a-
vait pas besoin de cette preuve. Que de gens instruits
refusent de prendre place à une table où il y a treize
couverts ! Que de personnes regardent le vendredi
comme un jour néfaste, ou voient un mauvais au-
gure dans la rencontre de certains animaux ! Quels
succès n'obtiennent pas dans toutes les classes de la
société les magnétiseurs, les clairvoyants, les char-
latans, etc.
Parmi les phénomènes qui constituent ce qu'on
appelle la vie nocturne de l'âme, on compte :
SIÈGE DE L'AME 283
Les envies des femmes enceintes ; le magnétisme
animal avec les phénomènes qui l'accompagnent; ]a
lucidité ou clairvoyance ; les circonstances particu-
lières du sommeil telles que le somnambulisme et
l'état somnolent, les pressentiments, ]a seconde vue^
les apparitions des esprits, enfin les cures sympa-
thiques ou les cures merveilleuses.
Les envies des femmes enceintes ne méritent pas
de nous arrêter, ce sont des fables reconnues telles
par les autorités les plus compétentes de nos jours.
Le sommeil magnétique qu'on provoque tantôt
par des passes plus ou moins prolongées et qui
apparaît quelquefois sans cause extérieure et déter-
minée, dans l'idio-somnambulisme, est, comme on le
prétend, un état d'extase de l'âme, sans conscience
individuelle ; cet état produit quelquefois chez certains
individus privilégiés, surtout chez les femmes, la clair-
voyance. Dans l'extase, ces individus ont la faculté de
déployer des forces d'esprit supérieures et qui ne leur
sont pas naturelles, de parler avec facilité des
langues étrangères ou dialectes qu'ils ne connais-
#
sent pas et de discourir sur des choses qui leur sont
souventcomplétement inconnues après leur réveil. Le
magnétisé doit avoir, dans sa figure, quelque chose
d'éthéré, de transfiguré, et rappeler dans tout^ sa
personne les rapports qui existent entre lui et le
monde idéal. Sa voix doit être harmonieuse et so-
lennelle. Si l'extase va en progressant jusqu'à la
clairvoyance, on prétend voir des phénomènes qui
sont hors de la portée naturelle des sens; on lit des
S84 force: et matière
lettres fermées, on indique les heures de la montre
placée dansUe creux de l'estomac, on devine les
pensées des autres, on dévoile l'avenir et Ton porte
la vue à une distance infinie, etc. Enfin ces per-
sonnes nous renseignent quelquefois sur les choses
célestes et sur l'autre vie, elles dévoilent les arcanes
du ciel et de l'enfer, notre manière d'être après la
mort, etc. Il faut cependant remarquer que les révé-
lations de ces somnambules concordent toujours
singulièrement avec les articles de foi de la religion
ou des prêtres, dont l'influence se fait trop souvent
sentir dans ces pratiques.
La clairvoyance est une production de notre
temps, dans sa forme actuelle mais non dans son
essence. La Pythie des Grecs prophétisant sur le
trépied, et à laquelle on soufflait ses réponses de la
même manière qu'on le fait à nos somnambules
modernes, n'était qu'une clairvoyante selon le mode
antique. Le moyen âge, dans ses excès de démence
religieuse, montre de pareils phénomènes d'inspira-
tion. L'histoire si populaire des exaltés du Langue-
doc offre un exemple intéressant de ce genre.
La science ne doute point que tous les cas de
prétendue clairvoyance ne soient les effets de jon-
glerie et de collusion. La lucidité, c'est*à-dire la
faculté de voir au delà de la portée des ®ehs est, par
des raisons naturelles, une impossibilité. Il est dans
les lois de la nature, et personne ne peut les en-
freindre, qu'on voie avec les yetix, que l'on entende
avec les oreilles, et que les effets des sens soient
SIÈGE DE L'AME 2%(
bornés à certaines limites de l'espace sans pouvoîi"
les franchir. Personne n'a la faculté de lire une
lettre close, qui n'est pas transparente, ni de voir
d'un point de l'Europe ce qui se passe en Amérique,
ni de deviner les pensées des autres, ni de voir,
avec les yeux fermés, ce qui se passe autour de soi.
Ces vérités sont basées sur des lois naturelles im-
muables, et dont on peut dire par analogie aux lois
physiques qu'elles sont sans exception. Tout ce que
nous savons, nous le savons par nos sens, et chaque
notion particulière est acquise par un sens déterminé.
Si l'activité de ce sens est suspendue, toute connais-
sance qui en résulte est détruite. Il n'y a point de
choses ni de facultés surnaturelles et il n y en a ja-
mais eu nulle part. Il ne peut même pas y en avoiir.
De même qu'une pierre dans sa chute ne prend
jamais une direction opposée au centre de la terre,
de même un homme n'est jamais capable d'observer
sans se servir des sens. Aucun homme sensé et
exempt de préjugés n'a pu constater un seul fait qui
ait enfreint les lois immuables de la nature. Il n'y a
que les enfants, les niais et les superstitieux qui
aient vu des esprits, des revenants et des miracles.
Tout ce qu'on a raconté de l'intervention d'un
monde spirituel ou surnaturel dans notre vie ter-
restre, ou de l'existence d'âmes de trépassés^ n'a
pas le sens commun, jamais un mort n'est revenu.
Il n'y a ni esprits dans les tables, ni esprits d'au-
cune espèce. Le naturaliste judicieux, guidé par
l'observation et par l'expérience, n'a point le moin-
•*
«36 FORCE ET MATIÈRE
dre sujet de douter de ces vérités ; la nature et ses
lois dont il fait une étude continuelle, Tout pleine-
ment convaincu, que ces lois n'admettent point
d'exception. Il est vrai que le plus grand nombre
des hommes jugent autrement, et ce n'est que l'ins-
truction qui pourra les guérir.
D'accord avec les opinions généralement sanc-
tionnées par la science, tous les observateurs com-
pétents et exempts de prévention, après avoir examiné
tous les phénomènes de prétendue clairvoyance, les
ont attribués à Tartifice et à l'illusion. On sait que
la Faculté de médecine de Paris a soumis, il y a
quelques années, un certain nombre de ces phéno-
mènes à un examen scientifique. Il fut prouvé qu'ils
étaient le résultat de l'artifice. On ne put constater
un seul cas de vision surnaturelle. La même Faculté
a proposé, en 1837, un prix de 3000 francs pendant
trois ans, à celui qui pourrait lire à travers une
planche. Personne ne put gagner le prix. Dans une
des dernières années, on a nommé à Genève une
commission scientifique, pour faire des expériences
avec M. Lassaigne et Madame Prudence Ber-
nard, très-célèbre clairvoyante de Paris; toutes
ces expériences échouèrent complètement. Dès qu'on
prit les précautions nécessaires pour se prémunir
contre l'artifice, la clairvoyance cessa. Il est notoire
que le célèbre clairvoyant Alexis de Paris qui tourne
la tête à tant de gens en vidant leur bourse, entre-
tient dans tous les hôtels des agents qui l'instruisent
de la position sociale des étrangers qui y descen-
• X
SIÈGE DE L'AME 237
dent. L'auteur de ces lignes a eu l'occasion d'exa-
miner lui-même une clairvoyante, dont on racon-
tait des merveilles, et dans des circonstances qui ne
permettaient pas de supposer de collusion avec le
magnétiseur. Cette dame n'eut aucun succès dans
son rôle de clairvoyante; toutes ses indications
étaient ou fausses ou tellement ambiguës qu'on ne
pouvait rien en conclure. Elle alléguait toujours les
excuses les plus ridicules pour ses méprises. Enfin
fatiguée du mauvais succès de la clairvoyance, elle
préféra entrer en extase et se mettre en rapport
avec le ciel; dans cet état' elle parlait à son « ange »
et récitait des vers religieux ; elle eut le. malheur de
rester court et recommença la strophe pour aider
sa mémoire. Bien loin de montrer dans son extase
des facultés supérieures, son élocution était com-
mune, ses expressions gênées et peu cultivées. L'au-
teur de ces lignes s'en alla avec la conviction que
cette personne était une fourbe qui trompait son
patron. Il y eut pourtant plusieurs messieurs qui ne
furent pas convaincus de la fourberie de cette
femme.
De nombreux faits de ce genre se trouvent con-
signés dans les annales de la médecine judiciaire et
ont occasionné des enquêtes pour cause d'imposture
et de charlatanisme contre de prétendues somnam-
bules. L'examen judicieux de tous ces faits avait
toujours pour résultat que les gens avaient été dupes
de l'artifice et de l'illusion. Louise Braun, la cé-
lèbre « fille miraculeuse » de Berlin, qui attirait la
S38 FORCE ET MATIÈRE
foule en 1849, et qui avait étô appelée môme à une
cour pour rendre la vue à un roi aveugle^ fut con-
damnée quatre ans après (1853) par les assises, pour
escroquerie. Le docteur Wittgkb (Journal de mé-
decine de Henke) raconte l'histoire d'une som-
nambule d'Erfurt qui a été condamnée à un an
de réclusion et à l'exposition publique par un tri-
bunal inférieur, sur l'avis d'un collège de médecins,
pour de nombreux actes de supercherie commis au
moyen de la clairvoyance et du somnambulisme. Le
tribunal supérieur de la province cassa le jugement,
en se fondant sur le manque de preuves suffisantes,
sur quoi le scandale recommença de plus belle. La
personne gagna beaucoup d'argent, et après un nou-
vel examen long et minutieux, le docteur Wittckb
la déclara coupable de simulation et de four-
berie. Cette femme, simple paysanne, prétendait
parler des langues étrangères et un dialecte plus
recherché, le haut allemand, faire des sermons, etc.;
et en etfet il y eut des personnes qui furent dupes
de ces manœuvres. Après un examen sérieux il fat
démontré que tout reposait sur l'artifice.
Tous ces faits prouvent qu'il n'y a point de fa-
cyltés surnaturelles, qu'il n'y en a jamais eu, et que
le prétendu voyage de l'âme cérébrale dans le
grand sympathique et les phénomènes qui en résul-
tent sont absolument controuvés. « Il n'y a point
d'absurdité, dit Hirsghel, dont un Allemand n'ait
fait une théorie. »
Les cures sympathiques ou miraculeuses ne sont
SIÉr.E DE L'AME 239
dues qu*à Tartifice ou à l'illusion. Elles embrassent
le monde et datent du commencement de l'histoire.
Ce serait offenser le bon sens du lecteur que de vou-
loir entrer dans des détails et d'en démontrer l'im-
possibilité.
Il en est de même de l'apparition des esprits,
quelle que soit la forme sous laquelle ils apparais-
sent, revenants, esprits de tables ou démons de
Weinsberg.
Le somnambulisme (état lunatique, somnambu-
lisme naturel) est un phénomène dont malheureuse-
ment nous n'avons que des observations très-inexac-
tes, quoiqu'il fttt à désirer que nous en eussions des
notions précises, à cause de son importance pour la
science. Cependant, ^ans avoir des données certaines
à ce sujet, on peut reléguer parmi les fables tous les
fsûts merveilleux et extraordinaires qu'on raconte des
somnambules. Il n'est pas donné à un somnambule
d'escalader les murs, de parler des langues qu'il
ignore ou de faire un travail de tôte au-dessus de sa
portée, etc.
« Qu'on nie donc encore, dit Ule, que la per-
ception des sens ne soit la source de toute vérité et
de toute erreur, que Tâme humaine ne soit le pro-
duit de la métamorphose de la matière! »
IDÉES INNÉES
Nihil est in intellecta, qaod non fnerit
in sensa. —
H n'y a dans notre entendement rien
qoi n'y soit entré par la porte des sens.—
L'homme pensant est le produit de ses
sens.
MOLKSCHOTT.
La question de savoir s'il y a des notions innées,
des idées innées (Voltaire), « innate ideas » (Locke),
a été agitée il y a déjà bien longtemps^ et cette
question est, à notre avis, une des plus importantes
à résoudre pour le philosophe naturaliste. En effet,
il s'agit de savoir si l'homme, produit d'un monde
supérieur^ n'est qu'une forme, qu'une enveloppe
matérielle superposée à une entité spirituelle préexis-
tante et indépendante; ou si l'être humain, produit
du monde qui l'entoure, est relié au milieu extérieur
par des rapports nécessaires et indissolubles, comme
, la plante qui cesse d'être quand on l'arrache du sol
nourricier. La question n'est pas de celles qui peu-
vent être noyées dans un déluge de phrases nébu-
leuses et embrouillées; mais elle a de la chair et du
IDÉES INiNÉËS 241
sang, s'il nous est permis de nous exprimer ainsi,
et peut être résolue expérimentalement sans vain
cliquetis de mots. Voilà pourquoi elle a été surtout
discutée en France et en Angleterre ; la langue de
ces deux pays se prêtant moins que la nôtre aux
divagations puériles et creuses que les Allemands
qualifient prétentieusement du nom de philosophie
•
^t qui exaltent leur vanité au point de leur faire
prendre en pitié les autres nations. Ce qu'on appelle
ordinairement la profondeur de Tesprit allemand,
nous a toujours paru plutôt le trouble des idées que
la vraie profondeur de l'esprit. On a souvent, et non
sans raison, donné le conseil de traduire les œuvres
philosophiques des Allemands dans une langue
étrangère, pour les débarrasser de tout fatras
inutile et inintelligible; certes la plus grande partie
ne passerait pas par le tamis. Rien ne répugne
autant que de voir cette philosophie affecter des airs
d'érudition et se vanter de ses théories creuses.
Maintenant que la philosophie de Hegel est passée
do mode et qu'elle n'éblouit plus personne, les
philosophes allemands ont perdu en grande partie
leur ancienne considération; on ne les écoute plus ou
on ne les écoute que d'une oreille.
Desgartës admettait que l'âme entrait dans le
corps, douée de toutes les connaissances possibles,
et qu'elle ne les oubliait qu'en sortant du sein ma-
ternel, pour se les rappeler peu à peu. Locke
s'éleva contre cette opinion et réduisit au néant la
théorie des idées innées. En nous fondant sur des
46
242 FOHCE KT MATIÈRE
faits clairs et palpables, nous n'hésitons pas à nous
inscrire également contre les idées innées. Moles-
CHOTT appelle l'homme le produit de ses sens, et en
effet une observation impartiale nous apprend que
tout ce que nous savons, pensons et sentons n'est
que la reproduction intellectuelle de tout ce que
nous avons reçu du dehors par la voie des
sens. Toute connaissance dépassant la portée du
monde qui nous entoure et qui est accessible à
nos sens, toute connaissance surnaturelle absolue,
est impossible et n'a pas de réalité. L'expérience
démontre chaque jour, que la vie intellectuelle de
l'homme ne commence qu'avec le développement
graduel des sens, et au fur et à mesure qu'il entre en
relation avec le monde extérieur; quace développe-^
ment intellectuel est en rapport avec le développe-
ment des organes des sens et de la pensée, ainsi qu'a-
vec le nombre et l'importance des impressions reçues.
« Tout observateur exempt de préjugés, dit Vir-
GHOW, s'est convaincu que la pensée ne se développe
dans l'homme que peu à peu. » L'enfant nouveau-pé
pense aussi peu, a aussi peu d'âme que le fœtus;
il ne vit, selon notre opinion, que corporellement;
intellectuellement il est presque mort. L'homme ou
l'animal ne se développent dans le corps maternel
que par degrés et sous la forme première d'une très-
petite vésicule à peine visible à l'œil aidé du micro-
scope. Parvenu à une certaine grosseur, le fœtus a
la faculté de se mouvoir dans le corps maternel,
mais ces mouvements ne sont pas l'effet d'une fonc-
IDÉES INNÉES 243
tion intellectuelle, ils sont involontaires; le fœtus ne
pense pas, ne sent pas et n'a pas conscience de lui-
même. Nul souvenir de cet état, dans lequel les
sens ne sont ni actifs ni développés, ne revient à
rhomme dans le cours de sa vie ultérieure, pas
plus que la mémoire de sa sortie du corps ma-
ternel, pour jouir d'une existence individuelle;
et cette ignorance parfaite du passé prouve la
nullité complète de son existence spirituelle à cette
époque. La cause de ce phénomène ne peut être
attribuée qu'au manque total d'impressions exté-
rieures durant la vie intra-utérine, et de plus à ce
que dans les premiers temps qui suivent cet état,
les impressions sont tellement incomplètes, que
^intelligence de l'homme ne peut exister.
Il est intéressant et presque réjouissant parfois
de suivre à travers l'histoire la singulière contro-
verse relative à répo(iue de l'animation du fœtus
humain, controverse qui devint sérieuse et impor-
tante, au moins par ses conséquences, lorsqu'on fit
un crime moral et juridique de l'avortement provo-
qué. Il s'agissait de savoir à quel moment l'âme
personnelle prenait son siège dans le fœtus, pen-
dant la durée du développement de ce dernier,
puisqu'on n'admettait la possibilité du meurtre que
sur un être doué d'une âme immortelle et par con-
séquent après l'animation du fœtus. La difficulté
scientifique et logique pour déterminer cette époque,
prouve assez l'absurdité dé la théorie d'une puis-
sance supérieure soufflant l'esprit et l'âme dans le
24i FORCE ET MAÏlftRE
fœtus. Les légistes romains soutenaient à cet égard,
que le fœtus n'était pas un être individuel, mais une
partie intégrante du corps maternel, laquelle appar-
tenait à la mère et était par conséquent à sa dispo-
sition. C'est pour, cette raison que la loi et la morale
permettaient aux femmes romaines de tuer le fœtus.
Déjà Platon et Aristote s'étaient prononcés en fa-
veur de cet usage. Les stoïciens admettaient que
l'enfant ne recevait une âme qu'avec la respiration.
Ce n'est qu'au temps d'ULPiEN qu'on fit une loi
contre l'avortement volontaire. Le code de Justinien
fixe l'animation du fœtus à quarante jours après la
conception. Les jurisconsultes modernes admettent
la simultanéité de la conception, de l'animation et
de la vivification — idée contraire à toutes les expé-
riences de la science. Celui qui a vu sous le micro-
scope un ovule humain ou animal, avec l'animalcule
spermatique qui s'y trouve, ne pourra que rire de
l'âme renfermée dans cet ovule. Il se peut et il faut
bien que ce germe ait des dispositions corporelles ou
matérielles qui deviendront plus tard la base du dé-
veloppement de qualités spirituelles; mais il s'en faut
de beaucoup que ce germe contienne une véritable
âme. Les anciens n'avaient pas poussé aussi loin
que nous les préoccupations métaphysiques et reli-
gieuses qui nous font souvent juger les choses les plus
simples à contre-sens. Moïse et les Égyptiens avaient
la ferme conviction que l'enfant n'avait pas d'âme
dans le sein de sa mère. Dans plusieurs pays non eu-
ropéens, on ne sait rien, à ce qu'il paraît, de l'anima-
IDÉRS INNÉES â45
tion du fœtus. Williams rapporte que l'avortement
volontaire et l'infanticide sont très-ordinaires à Ma- ^'^-^
dagascar. Il en est de même à Taïti. Cet usage est '' *
très-commun dans toute la Chine et dans les îles de
la Société*. Il n'y a que la foi en opposition directe
avec les faits qui puisse admettre la possibilité d'une
animation du fœtus dans le sein maternel; aucune
raison anatomique, physiologique ou psychologique
n'autorise cette admission.
Il n'est pas non plus possible d'admettre qu'à la
naissance ou à la séparation du corps de Tenfant du
sein maternel, une âme quelconque toute formée et
épiant ce moment, se précipite pour prendre posses-
sion de sa nouvelle demeure; au contraire, cette
âme se développe par degrés et très-lentement, par
suite des rapports qui s'établissent, par l'éveil des
sens, entre l'individu et le monde extérieur. Il est
possible et même quelquefois certain, comme nous
venons de le voir, que déjà dans le sein maternel et
par transmission héréditaire, l'organisation corpo-
relle du nouvel individu] contienne certaines prédis-
positions qui, excitées par les impressions du dehors,
donnent naissance au développement de qualités, de
propriétés spirituelles, etc.; mais jamais une notion
4. Nous n'entendons pas faire Tëloge de ces coutumes, ni les
désirer pour la société européenne. Nos recherches n'ont qu'un
rapport éloigné avec ces questions pratiques. L'état peut avoir de
nombreuses raisons juridiques et politiques qui l'engagent à garan-
tir la vie d'un enfant avant ou après la naissance, contre les atta-
ques du dehors, et personne^ excepté Thomme d'État lui-môme, ne
peut lui contester ce droit.
'.'•
.'J
246 FORCE ET MATIÈRE
spirituelle, une idée ou quelque connaissance intel-
>»\ lectuelle ne peut être innée *.
M. Rodolphe Wagner, un de nos plus distin-
gués physiologistes, vient de soutenir que la géné-
ration et la transmission des qualités intellectuelles
des parents aux enfants démontrent Texistence
d'une substance intellectuelle, divisible et trans-
missible. Cette opinion n'est pas admissible, parce
qu'elle' repose sur la fausse idée que les germes
des animaux contiennent une véritable substance
intellectuelle. Une telle substance ne peut se diviser,
ni se transmettre, ni se léguer.
Le développement progressif de l'esprit de Ten-
fant au moyen des sens, et par l'instruction, l'é-
ducation, l'exemple, etc., toujours sous la condition
absolue de l'organisation et des qualités du corps,
explique d'une manière trop claire le mode de
1. La succion n'est pas le résultai de la réflexion, ni un acte de
volonté; mais il est constaté que c'est un acte réflexe produit par
les nerfs, d'une manière mécanique, à l'aide d'un procédé physio-
logique connu et indépendant de la volonté et de la conscience.
C'est pourquoi l'enfant ne suce pas seulement les mamelles mais
aussi le premier objet venu qu'il prend dans la bouche. —
N'oublions pas non plus que d'après l'opinion plus récente du
professeur Kussmaul (Sur la vie de l'âme du nouveau-né, 1859)
l'enfant peut, même avant sa naissance, avoir une certaine expé-
rience et acquérir certaines aptitudes par le sens du toucher ré-
veillé au contact de la matrice qui l'entoure, de même que le
sentiment de la faim ou de la soif peut être excité par le passage
du liquide amniotique dans la bouche et dans le tube digestif.
Ainsi déjà à cette époque l'intelligence de l'enfant commencerait
à .se développer bien que très-imparfaitement. V. aussi nos Etudes
de science naturelle, p. tW.
Note de la 8« édition.
f
t J
^* #
IDÉES INNÉES 247
naissance de Tâme pour que des théories opposées ,
puissent l'infirmer. C'est à Taide des sens fortifiés -
par l'exercice, c'est par les impressions du dehors
qui s'accumulent et se répètent, que se forme lente- ^ ^ ^
ment et peu à peu, un tableau intérieur du monde '"^ \
objectif, sur le fond matériel de Torgane présidant à
la fonction de la pensée, et que naissent les intuitions
et les idées. Il se passe un long et pénible inter-
valle avant que l'homme ait toute la conscience
de lui-même, qu'il apprenne à se servir peu à peu
de ses organes et de ses membrea^ à des fins déter-
minées, qu'il distingue sa personne de l'universalité
(on sait que les enfants ne parlent jamais d'eux-
mêmes qu'à la troisième personne). L'homme ignore
en partie cette progression insensible et graduelle de
la croissance de l'esprit ; aussi plus tard, quand il se
trouve dans la puissance complète de ses forces in-
tellectuelles, il est séduit, et se prend à mépriser
son origine terrestre et à se regarder comme le fils
immédiat du ciel qui lui a fait don de l'intelligence.
Mais un regard impartial sur son passé, ainsi que
sur les malheureux à qui la nature a refusé un ou
plusieurs sens, le détrompe bientôt de son erreur.
Que sait l'aveugle-nédes cou leurs, de la lumière,
de tout l'éclat du monde ? Pour lui , semblable aux
animaux du dernier degré de l'échelle des êtres qui
sont privés de la vue , la nuit et les ténèbres sont
l'état normal de l'existence. C'est pour cette raison
que les aveugles-nés n'ont presque point de rêves,
et s'ils en ont, ces rêves ne leur montrent point
248 FORGE ET MATIÈRE
• . d'images. Toute idée de Tespace leur est inconnue.
•f-* Q^^ ^^^ 1® sourd-muet des sons, des langues, des
* •* «aélodies^ de la musique? Pour lui le monde est tou-
>^^ s jours silencieux, et il est à cet égard au même ni-
s^ ' *'veau d intelligence que la mouche privée de Touïe
-'* "' et qu'aucun bruit n'effraie. Les sourds-muets sont
de pauvres malheureux dont l'éducation coûte beau-
coup de peines et de temps, pour les amener à la vie
intellectuelle. Hirzel parle d'un sourd-muet âgé de
18 ans qui, malgré beaucoup de dispositions, avait
une peine infinie à comprendre l'usage du langage.
Ce sourd-muet apprit d'abord à prononcer le mot
« Ami, > qui était en môme temps le nom de bap-
tême d'un aveugle de l'établissement. Toutes les
fois qu'il prononçait ce mot, l'aveugle était obligé
de se rendre auprès de lui. C'est avec une grande
surprise que Meystre s'en aperçut et découvrit
ainsi qu'à l'aide du langage on pouvait se concerter
à une certaine distance, Meystre n'avait aucune
idée de Dieu et confondait toujours Dieu avec le
soleil, quand on cherchait à lui en expliquer le
sens. C'est pour cette raison que les lois de tous les
pays civilisés mettent les sourds-muets en curatelle,
à cause de la faiblesse de leurs facultés intellec-
tuelles. Les journaux nous dépeignent assez souvent
le misérable état de ces malheureux, que l'avarice
ou la barbarie de certains parents tient à l'écart de
la société, enfermés dès l'enfance et privés de toutes
instruction. La vie physique et intellectuelle de
ces êtres n'est qu'un état végétatif; ils n'ont au-
IDÉES INNÉES 249
cune notion générale ni spécifique de l'existence
humaine. — Où sont donc pour ces hommes les
notions métaphysiques, s'il y en a? Pourquoi ne se
développent-elles pas, malgré les cinconstances exté-
rieures, et pourquoi ne triomphent-elles pas des
obstacles matériels opposés à leur développement?
Le célèbre Gaspabd Hauser ne pouvait se faire
une idée d'un cheval; dès qu'on prononçait ce
mot, il pensait à un petit cheval de bois qu'il
avait eu pendant sa réclusion; il ne pouvait se
figurer par ce mot autre chose que cet objet. Imagi-
nons un homme privé de tous les sens dès sa nais-
sance. Serait-il possible que quelque idée, quelque
conception, quelque faculté intellectuelle se dévelop-
pât en lui? Certes non. Il serait nourri et élevé ar-
tificiellement et ne végéterait que matériellement,
semblable à ces animaux auxquels Flourens enlève
le cerveau . Des observations analogues ont été faites
sur des hommes qui ont grandi loin de toute société
humaine parmi les animaux sauvages. Ils vivaient
et se nourrissaient à la manière des brutes, n'avaient
pas d'autre sensation que celle de la faim, ne sa-
vaient pas parler, et ne montraient aucun indice
de cette « étincelle divine » que l'on prétend être
innée. Les véritables maladies mentales, c'est-à-dire
celles qui se manifestent principalement dans la
sphère psychique, ne se montrent qu'exceptionnelle-
ment chez les enfants et sont tout à fait inconnues dans
les premières années de la vie, par la raison que ce
qui n'existe pas ne peut non plus être atteint de ma-
250 FORGE ET MATIÈRE
ladie. Par une analogie semblable, le nombre des
maladies mentales décroît considérablement dans la
vieillesse, par la raison que le cerveau et l'âme ré-
• trogradent comme nous venons de le voir au cha-
pitre précédent.
Le monde animal fournit aussi des preuves irré-
cusables contre les idées innées, quoiqu'on ait voulu
précisément invoquer l'instinct àeS animaux à l'ap-
pui de cette doctrine. Nous essayerons de prouver
dans un chapitre suivant qu'il n'y a point d'instinct,
dans le sens qu'on attache ordinairement à ce mot.
Cette impulsion immédiate et irrésistible qui fait agir
les animaux n'existe pas, en réalité; ces derniers pen-
sent, apprennent, distinguent et réfléchissent comme
les hommes, seulement à un degré bien moindre. Les
animaux apprennent et se forment tout autant que
l'homme par l'influence du dehors, des parents, etc.,
bien que les dispositions naturelles de leur corps
aident encore plus que celles de l'homme au déve*
loppement de certaines qualités intellectuelles. Les
chiens de chasse élevés dans la maison ne montrent
point ce puissant penchant qu'ils ont ordinairement
pour la chasse. Les animaux féroces ne deviennent
avides de chair que quand ils en ont une fois goûté,
comme on peut en faire l'observation sur les chats
domestiques. Les animaux apprivoisés changent en-
tièrement de caractère dans l'état de nature, et d'un
autre côté des animaux féroces s'apprivoisent et se
familiarisent dans la captivité. Le rossignol ne chante
pas, quand il est élevé dans la solitude; il n'apprend
IDÉES INNÉES 351
à Chanter qu'avec les autres oiseaux. On a remarqué
que les mômes oiseaux, p. ex. les pinsons, n'avaient
pas le môme chant dans les différents pays qu'ils ha-
bitent, et AuDUBON a remarqué que les nids des
oiseaux de la même espèce étaient d'une forme toute
autre dans le nord des États-Unis que dans le sud
du même pays *. On croit généralement que l'abeille
est forcée par un instinct inné de bâtir ses cellules
d'une forme hexagonale, mais l'abeille bâtit aussi des
cellules d'une autre forme, et quand on lui donne
une ruche d'un système cellulaire artificiel, elle a
assez d'intelligence et assez peu d'instinct pour ne
pas faire de cellules et pour porter son miel dans
celles qui sont toutes prêtes, etc. Pour soutenir la
thèse des idées innées, on a argué de ce que les
animaux, malgré la perfection de leurs sens souvent
supérieurs à ceux de l'homme, restent pourtant des
animaux. Cette objection est purement spécieuse. Les
4. J.-G. Fischer (sur la vie des oiseaux) dit qu'il y a une très-
grande diiTérence dans la voix des oiseaux et dans les différentes
modulations par lesquelles ils expriment la joie^ la crainte, Ta-
mour, etc. De plus, leur chant n'est plus le môme dans les difTërents
pays. D'après Sigismund les oiseaux ne chantent pas d'instinct;
il faut le leur enseigner. D'après Lungershausen le chant ne
peut pas être inné chez les oiseaux, parce que les oiseaux élevés en
cage et seuls, n'apprennent jamais bien le chant de leur espèce et
qu'ils reproduisent des parties de mélodies d'autres espèces. Ce
dernier fait arrive aussi aux oiseaux libres. Enfin la mélodie de
chaque espèce varie beaucoup selon le pays, le climat et l'indi-
vidu. Il paraît qu'au Nord tous les oiseaux chantent peu ou mal;
le voyageur et envoyé Anglais Alcock rapporte qu'au Japon les
oiseaux ne chantent pas du tout.
Note de la 8* édition.
252 FORGE ET MATIÈRE!
sens ne perçoivent pas directeraent, ils ne sont que les
médiateurs des facultés intellectuelles ; ils transmet-
tent les impressions extérieures au cerveau qui les
reçoit, les élabore et les reproduit en raison de son
énergie fonctionnelle. Cet acte complexe ne peut se
produire sans les sens, et toute connaissance intel-
lectuelle a par conséquent son origine dans les sens ;
mais les sens les plus subtils ne nous donneraient au-
cune notion s'ils n'étaient reliés au cerveau par
l'intermédiaire des nerfs. Nous croyons avoir suffi-
samment démontré le rapport du cerveau de l'ani-
mal et de celui de l'homme. 11 y a des dispositions
innées qui dépendent des diverses qualités maté-
rielles de l'organisation animale; mais il n'y a
point d'intuitions, d'idées innées. Ces dispositions
mêmes resteraient toujours sans réalité, sans déve-
loppement, si les sens n'existaient pas ; ces derniers
sont aussi essentiels pour produire les idées que
l'existence d'un corps qui entre en combinaison
avec un autre corps, pour ^n former un troi-
sième. Encore faut-il avouer qu'un examen appro-
fondi démontre que beaucoup et même la plus
grande partie de ce qu'on appelle dispositions innées,
talent naturel, est le résultat d'un exercice fréquent
et précoce de certains sens; tel est le talent delà
musique, de la peinture, du calcul, de l'observa-
tion, etc. — Quelle diversité infinie dans les
degrés de l'intelligence des individus par suite du
nombre et de la nature des impressions extérieu-
res ! Quelle supériorité le savant, l'homme instruit
nVt-ilpas sur rhornme sans culture ou ignorant!
Plus nos perceptions sont nombreuses, plus le nom-
bre de nos pensées augmente , plus notre point de
vue intellectuel gagne en étendue.
On a fait valoir, pour réfuter la doctrine sensua-
liste , l'existence de certaines idées intellectuelles
qu'on trouve dans la vie des individus ainsi que dans
celle des nations, et qui sont tellement puissantes,
déterminées et générales qu'on ne peut admettre
qu'elles soient le résultat de Texpérience mais
qu'elles sont innées dans l'homme. Au nombre de
ces notions, il faut principalement compter les idées
métaphysiques, esthétiques et morales, par consé-
quent celles du vrai, du bien et du beau. On remar-
que, dit-on, que l'enfant se révolte à la vue d'une
injustice avec une force qui témoigne de la puissance
de ses sentiments, et le plaisir qu'il éprouve à la
vue de ce qui est beau se manifeste déjà à une épo-
que ou il n'est pas encore capable de faire lui-
même des comparaisons. Nous répondrons d'abord
que ce qu'on entend généralement par le mot idée
n'est pas le produit direct de l'intelligence d'un
individu isolé, mais la conquête lente et pénible des
combats intellectuels du genre humain. L'idée naît,
quand l'homme choisit dans le monde objectif qui
l'entoure ce qui est commun à plusieurs objets, s'en
fait une forme idéale et lui donne pour attribut le
nom de vrai, de beau ou de bon- Mais ce procédé
intellectuel s'accomplit d'une manière continue, de-
puis l'époque où le genre humain est entré dans la
â$4 FORCE KT MATIÈRE
période historique ; l'idée prend peu à peu le droit
de cité et acquiert en quelque sorte une forme objec-
tive, et l'individu qui vient alors n'a plus besoin de
recommencer le travail intellectuel de ses prédé-
cesseurs ; il n'a qu'à s'approprier ce qui existe. Sans
faire attention à cette origine de l'idée, il la croit
innée ; cependant jamais l'idée n'eût pu se dévelop-
per au début de la civilisation sans un rapport dé-
terminé du monde objectif avec la faculté intuitive
de l'individu. « L'icfée, dit Œrsted, est l'unité
intuitive de la pensée; elle a été conçue par la
raison, mais comme intuition. » Libre à l'homme
d'employer les idées qu'il acquiert comme individu,
tantôt immédiatement par ses sens, tantôt par l'in-
tuition de ce qui s'est passé et de ce qui a été connu
avant lui, et d'élaborer, de combiner ces matériaux,
pour en tirer des conclusions générales et même pour
en construire des sciences^ comme p. ex, les mathé-
matiques ; et cela indépendamment des impressions
sensitives. Ces impressions étaient le seul et unique
moyen qui pût livrer ces matériaux à son élabora-
tion ; jamais il n'a eu une notion innée, immédiate.
Œrsted explique l'histoire de l'origine des idées en
ces termes : « L'homme dut nécessairement con-
sidérer son semblable comme un être intelligent ; il
se retrouvait lui-même dans le monde extérieur, etc.
Le premier qui éveilla des sentiments agréables chez
son semblable donna naissance à l'amitié ou à
l'amour; tandis que l'effet contraire provoquait la
haine. Ces premières impressions firent naître en
IDÉRS INNÉES 255
même temps daps l'eisprit de l'homme le sentiment
du bien et du mal et^ par suite, l'idée du juste et de
l'injuste. » Il n'y a que les esprits aveuglés par le
surnaturalisme qui puissent soutenir avec Liëbio que
nous ignorons « l'origine des idées. »
En outre, il faut remarquer un fait qui renverse
entièreipent la théorie des philosophes idéologues
sur l'origine divine ou surnaturelle des idées innées.
Si les idées esthétiques, morales ou métaphysiques,
étaient innées, immédiates, il faudrait qu'elles fus-
sent partout d'une concordance parfaite, il fau-
drait qu'elles' fussent identiques ; il faudrait qu'elles
eussent une valeur absolue. Nous voyons, au con-
traire, qu'elles sont au plus haut degré relatives,
et qu'elles montrent dans les individus comme
dans tous les peuples et à dilférentes époques, la
plus grande diversité; c'est au point qu'elles diffè-
rent complètement les unes des autres suivant l'im-
pression qui les fait naître et le milieu où elles se pro-
^duisent. L'homme blanc peint le diable en noir, le
nègre en blanc. Des peuples sauvages se passent
pour ornements 4es anneaux dans le nez et se pei-
gnent d'une manière qui répugne à notre goût. Y
a-t-il rien de plus capricieux que la mode et de plus
variable sous ce rapport que la fantaisie du public?
11 en est de l'esthétique comme de la conformité au
but. Nous trouvons une chose belle, parce qu'elle
existe de telle façon, mais nous ne la trouverions ni
moins belle, ni moins conforme au but si elle se pré-
sentait à nous sous une autre forme. Les Grecs, ce
256 FORGE ET MATIÈRE
peuple si éminemment doué du sentiment esthétique ^
accouplaient volontiers la forme humaine avec celle
de certains animaux, ce qui paraîtrait étrange de
nos jours. Ni eux ni les Romains n'étaient frappés
comme nous le sommes aujourd'hui, par les beautés
de la nature. Il en est de même des montagnards
qui ne songent guère la plupart du temps aux
splendeurs naturelles qui les entourent. Les Chinois
trouvent admirable qu'une femme ait le plus d'em-
bonpoint possible, et qu'elle ait les pieds petits au
point de ne pouvoir marcher. Les Javanais ne trou-
vent la beauté que dans un teint jaune et ils se tei-
gnent les dents en noir, parce qu'il leur semble
abominable d'avoir, « les dents blanches comme un
chien, » tandis que nos poètes exaltent dans leurs
vers la blancheur des dents de leurs amantes. Selon
les rapports de M. L. G. Sghmarda, les habitants de
Geylan sont tellement habitués à la vue des dents
rendues noires par la mastication du bétel, que les
dents blanches leur inspirent du dégoût; et, selon le
même auteur, les conquérants chinois de celte île ont
trouvé le nez long des Ceylanais tellement abomi-
nable, en le comparant au nez aplati de leurs com-
patriotes, que dans les lettres qu'ils écrivaient à
leurs parents ils disaient que les habitants de Gey-
lan étaient un peuple horrible, portant un bec d'oi-
seau au lieu de nez.
Les Batocas de l'Afrique méridionale ont la cou-
tume d'enlever les incisives de la mâchoire supé-
rieure à leurs enfants, quand ceux-ci sont en âge
IDÉES INNÉES 257
de puberté. Cette opération fait grandir d'autant
celles de la mâchoire inférieure et donne à leur fi-
gure un air repoussant et vieux; Toute fille qui n'a
pas subi cette opération se croit d'une laideur ex-
trême. Les Taïtiens croient se rendre plus beaux en
s'^platissant le nez, et selon les récits du D. Krapf,
les Somalis regardent les cheveux roux dont l'éclat
nous choque, comme le plus grand ornement, et pour
faire prendre cette couleur à leurs cheveux, ils les
frottent de chaux, de beurre, de boue et de matières
colorantes.
Les Botocous portent des clous de bois dans
la lèvre inférieure et dans les oreilles, et ils
regardent cette prolongation en forme de bec
comme un embellissement extraordinaire *. Nous
pourrions citer encore un très-grand nombre d'exem-
ples pour montrer la diversité des conceptions esthé-
tiques. Ce qu'il y a de commun dans les idées des
différents peuples provient de l'usage que tous ont
fait de l'expérience et de la conformité plus ou
moins complète du milieu où ils se sont développés.
Cette influence du milieu se manifeste à chaque
instant dans les œuvres littéraires et artistiques.
Les idées morales résultent également d'une
i. Les femmes de quelques tribus de nègres du sud de l'Afri-
que se donnent un air repoussant en portant dans la lèvre supé-
rieure un anneau creux ou de la forme d'un plat. Livingslone en
demanda la raison à un des chefs qui lui répondit tout ëlonné :
Eh! c'est pour se faire belles I Les femmes, manquant de barbe,
n'ont pas d'autre moyen -pour s'embellir t Que seraient-elles sans
palalé? (nom de cet anneau).
Noie de la 8^ ddilion.
17
158 FORCE ET MATIÈRE
éducation progressive. Les peuples dans Tétat de
nature sont dépourvus de presque toutes les qualités
morales, et commettent des excès et des cruautés
dont les nations civilisées n'ont pas l'idée ; pourtant
ami et ennemi trouvent une telle conduite naturelle.
Quant à l'idée de la propriété, elle n'existe pas pour
eux ou, si elle existe, ce n'est qu'à un degré extrê-
mement faible ; de là le grand penchant des sauvages
pour le vol. Chez les Indiens, un vol bien exécuté est
Factionla plus méritoire. Selon les récits du capitaine
MoNTRAVEL, Ics Nouveaux-Calédonieus partagent
tout ce qu'ils possèdent avec ceux qui en ont besoin
et donnent au premier venu l'objet qu'ils viennent
d'obtenir, de sorte qu'un objet d'une grande va-
leur passe rapidement par des milliers de mains, etc.,
L'idée morale de la propriété est souvent très-faible,
même chez les peuples qui ont atteint un degré de
civilisation plus avancée. Nous savons que les Qii-
nois respectent assez peu la propriété.
Le vol, l'assassinat et le meurtre par vengeance
sont très-ordinaires chez certains peuples sauvages.
U existe même aux Indes une secte célèbre, celle
des Thugs, pour laquelle l'assassinat est une pra-
tique religieuse. Les Damaras, peuplade des tro-
piques (Afrique méridionale) sont polygames et
incestueux. Anderson (Explorations in South
Western Africa, London, 1856 j trouva la mère
et la fiUe ensemble dans le harem d'un des chefe
de ce peuple. Brehm (Esquisses de voyage du
nord-est de l'Afrique, 1855) rapporte que les
\^^
IDÉES INNÉES 259
nègres du Soudan oriental (pays du Nil) pratiquent
hautement la fraude, le vol et le meurtre et consi-
dèrent ces crimes comme des actes méritoires qui
sont l'indice de la supériorité intellectuelle. Le ca-
pitaine Speke raconte des Somalis, habitants d'un
canton méridional d'Aden et séparé par le golfe
d'Aden de la côte de l'Arabie, qu'une fourberie
bien exécutée leur était plus agréable que toute
autre manière de gagner leur vie, et que les
récits de ces exploits faisaient l'amusement prin-
cipal de leurs entretiens. (Blackwood's Edinburg
Magazine.) Verser du sang n'est pas un crime
chez les Fidschis, mais une action glorieuse ; quelle
que soit la victime, homme, femme ou enfant,
tuée à la guerre ou par trahison. Passer pour un
meurtrier est le but de l'ambition eifrénée de ces
insulaires. Les enfants tuent sans remords leurs pa-
rents, et les parents leurs enfants. Ils n'ont pas le
sentiment de la reconnaissance; le capitaine d'un
vaisseau étranger ayant pris à bord un des indigènes
qui s'était blessé à la main, le soigna pendant deux
mois et le guérit. A son départ l'insulaire voulut
que le capitaine lui fit présent d'un fusil, et ce
dernier le lui ayant refusé, notre sauvage mit le ,
feu au séchoir et brûla ainsi pour 300 dollars de
marchandises. Werner Munzinger (Des mœurs et
du droit des Bogos, Winterthur) raconte des Bogos,
que les idées du bien et du mal se confondent
entièrement dans leur esprit, et ne signifient pas
autre chose qu'utile et inutile. L'intrépidité, la ven-
260 FORGE ET MATIÈRE
geance, la dissimulation, la politesse, la fierté, la
paresse, le mépris du travail, la générosité, l'hos-
pitalité, l'amour du faste, la prudence sont à leurs
yeux les marques de l'homme vertueux. Le vol
à main armée est en honneur, le larcin méprisé.
Waitz raconte (Anthropologie des peuples dans
Tôtat de nature, 1859) qu'un sauvage, interrogé sur
la différence du bien et du mal, avoua d'abord son
ignorance, mais il ajouta après réflexion : bien est,
quand nous enlevons les femmes aux autres et mal
quand les autres nous enlèvent les nôtres. C'est
ainsi que les enfants qui ont grandi loin de la société
avec les bêtes des forêts, n'ont aucune idée morale,
ni aucun autre instinct que le besoin de se nour-
rir. Nous avons déjà mentionné, dans un chapitre
précédent, l'absence presque totale de toute idée
morale chez les nègres. Comme tous les peuples
dans l'état de nature, ils se servent de leur intelli-
gence pour le mal plutôt que pour le bien.
Nous savons aussi par expérience que même chez
les peuples civilisés, les idées morales diffèrent
beaucoup et sont tellement relatives, contradic-
toire^ et dépendantes du milieu et de l'éducation,
.qu'il a été impossible, et qu'il le sera toujours,
de trouver une définition absolue de. l'idée du
bien * .
4 . Tout le inonde sail qu*on ne peûl définir Tidée du bien. Les
théologiens ont su se tirer d'affaire en disant : Ce qui est con-
forme aux commandements de Dieu est bien. — Mais comme ce
sont eux qui ont fait ces commandements, on voit que leur ré-
ponse est purement arbitraire.
IDÉES INNÉES 26i
Mille exemples de la vie journalière le démon-
trent. Si les principaux commandements de la mo-
rale nous semblent, au premier abord, contenir
quelque chose de fixe, d'invariable, il faut en cher-
cher la cause dans la forme déterminée des lois ou
des coutumes sociales que la société a jugées néces-
saires à sa conservation, et qu'elle a établies peu à
peu par expérience. Ces lois et ces coutumes varient
indéfiniment, en raison des circonstances extérieures,
des temps et des opinions. L'avortement provoqué
ne semblait pas aux Romains une atteinte à la mo-
•raie; aujourd'hui les lois le punissent sévèrement.
Le paganisme glorifiait la haine des ennemis comme
la plus grande des vertus, le christianisme veut
qu'on les aime. (Moleschott.) De quel côté est la
morale? Une foule de choses que les mœurs flétris-
sent aujourd'hui, étaient autrefois conformes à Tor-
dre, etc.; l'éducation, l'instruction, l'exemple nous
familiarisent journellement avec ces préceptes et
nous font croire à une loi morale innée ; mais un
examen plus approfondi démontre qu'ils émanent
des articles du code pénal. De plus, il y a une très-
grande diflférence entre les lois de l'État et celles
de la morale, une plus grande encore entre les lois
de l'État, de la morale, de la religion et celles
que le sentiment et la réflexion inspirent aux
individus dans chaque cas particulier. Ces diffé-
rences ont fourni de tout temps, à l'histoire et à la
poésie, les plus grands sujets tragiques, et elles les
fourniront toujours. L'État, la société flétrit souvent
262 FORGE ET MATIÈRE
du nom de crime ce que la morale glorifie comme
une action héroïque. En général cette distinction
radicale entre ce que nous appelons « juridique »
« et moral », est le résultat des circonstances, et
prouve que l'idée du bien n'a pas de valeur absolue.
La plupart des crimes sont commis par des individus
*de la basse classe et sont presque toujours les suites
d'une éducation et d'une instruction défectueuses ou
d'une faiblesse naturelle des facultés intellectuelles.
Toute la nature morale de l'homme est intimement
liée à ses rapports extérieurs. Plus Tinstructiou fait
des progrès, plus les mœurs se purifient et moins iL
y a de crimes.
« Si nous jetons un regard sur l'histoire de la civi-
lisation des peuples, dit Krahmer, nous voyons que
dans tous les temps on a pensé très-diverserûent sur
la vertu, sur Dieu et sur le droit, sans risquer de
passer pour déraisonnable. » Il est évident qu'on
ne peut admettre l'idée d'un droit inné. « Tous les
jurisconsultes, dit Czolbe, admettent pour le droit
une réciprocité réelle parmi les hommes, sans la-
quelle le droit est aussi peu concevable que les pro-
positions de la géométrie sans l'admission de lignes,
d'angles, de figures ou de corps déterminés. » Si en
effet il y a un droit objectif, comment se fait-il que
ce droit se trouve si souvent en opposition avec la
loi écrite? Enfin l'idée du vrai doit son existence
et son développement aux progrès des sciences,
et si les lois de la pensée montrent selon les cir-
constances une certaine nécessité^ elles sont ana-
IDÉES INNÉES i63
logues aux lois de la nature et dépendantes de
certains rapports fixes. C'est ainsi que les mathé-
matiques sont basées sur des rapports réels, pal-
pables, objectifs, sans lesquels leurs lois seraient
impossibles; c'est pourquoi la plupart des mathé-
maticiens de nos jours mettent les mathématiques
au nombre des sciences naturelles, et non pas au
nombre des sciences philosophiques ou spéculatives.
Les idées d'espace, de grandeur, d'étendue, de hau-
teur, de largeur, de profondeur nous viennent de
l'expérience, des sens, et n'existeraient pas sans la
perceptiou. Les nombres ne sont pas des notions ab-
straites, mais des signes arbitraires pour désigner un
ou plusieurs objets. Les nègres de Surinam ne savent
pas compter au delà de vingt, et ils se servent des
doigts de leurs mains et de leurs pieds, et du nom de
ces doigts pour désigner les nombres. Tout ce qui
dépasse le nombre vingt n'est plus à leur portée^
et s'appelle « viriviri » ou beaucoup. Quant à une
science métaphysique ou transcendante, il n'en
existe point, car, tous les systèmes métaphysiques,
quelque bien imaginés qu'ils aient été, se sont écrou-
lés dans le cours des siècles. Tous les raisonnements
philosophiques s'écartant des faits et des objets, de-
viennent aussitôt inintelligibles et absurdes, et ne sont
pour la plupart que les résultats arbitraires et sub-
jectifs d'un jugement obtenu antérieurement par la
voie empirique ; jeu fantastique d'idées et de mots.
Que chacun en fasse soi-môme l'expérience en se
demandant s'il a jamais pu comprendre une propo^
f64 FORCE ET MATIÈRE
sîtion générale, c'est-à-dire une abstraction, sans
recourir aux exemples, aux objets extérieurs. « Les
idées les plus élevées, dit Virghow (Les tendances
à l'unité dans la médecine scientifique, nouvelle
édition 1855), se développent lentement et graduel-
lement du trésor croissant de l'expérience, et leur
vérité n'est reconnue que par la possibilité de trouver
pour elles des exemples concrets dans la réalité. »
Quant aux idées générales qui se manifestent sou-
vent chez l'enfant, nous nions qu'un tel phénomène
puisse se produire où les influences de l'éducation
et les impressions extérieures manquent totalement.
L'idée du juste ne peut se développer chez l'enfant
que par la vie commune et par la comparaison de
certains actes avec d'autres qui l'affectent de diffé-
rentes façons. Le plaisir qu'il éprouve à la vue de
ce qui est beau, ne peut pas avec plus de raison
être attribué à l'idée innée de la beauté. Au con-
traire, nous voyons que le goût des enfants est par-
fois tellement bizarre, qu'il prête souvent à rire
aux grandes personnes. Les enfants n*ont qu'une
idée confuse de la propriété; ils ignorent le mal
qu'il y a à mentir ou à voler, et le sentiment de la
pudeur, qui se manifestera plus tard avec tant de
puissance, leur est complètement étranger. Ce n'est
que dans un âge assez avancé que l'État admet le
discernement personnel de l'individu, preuve suffi-
sante qu'on ne reconnaît pas à l'enfant l'idée innée
de la justice. Les peuples sauvages sont comme les
ènfantSj ils n'ont pas de discernement moral, de
lOËES INNÉES 1^
pudeur, etc., ils sont privés de toute idée élevée*.
Les anciens Grecs eux-mêmes avaient à peine un
pressentiment de ce que nous entendons par pudeur
et moralité, dans les rapports du sexe; l'adultère
et la promiscuité étaient ordinaires, sans qu'ils
craignissent le blâme ou la publicité. Les Ismaé-
lites, secte religieuse de l'Orient, n'ont point de
pudeur ; des doctrines abominables et des pratiques
d'un cynisme révoltant forment les dogmes fonda-
mentaux de leur culte*. Soutenir avec Libbig, que
4. Outre les exemples déjà donnés, il y en a beaucoup d'au-
tres. Ainsi le docteur Duboc décrit les habitants de la Nouvelle-
Zélande comme des sauvages tout à fait dépourvus d'habitations,
ne connaissant rien du mariage, de la famille et de la pudeur.
L'homme et la femme ne restent que peu de temps* ensemble.
Semblables aux femelles des animaux, les mères ne s'occupent de
leurs enfants que dans les premiers temps. Plus tard ce lien de
famille disparait. Quant à la propriété, il y règne un commu-
nisme complet. Le voyageur Burton décrit les nègres de Test de
l'Afrique sous des couleurs encore plus sombres. Leur raison ne
ressemble en rien à la nôtre et n'offre que des contradictions
illogiques. Ils ne connaissent ni pitié, ni probité^ ni reconnais-
sance, ni prévoyance, ni amour pour leurs familles^ ni pudeur, ni
. bienveillance, ni conscience, ni remords. Ils n'ont pas d'histoire,
pas de poésie, pas de morale; l'imagination et la mémoire leur font
défaut presque complètement : leur pensée ne va pas au delà de
ce qui frappe immédiatement leurs sens. Ils ne se doutent pas
des grands secrets de la vie et de la mort. Ils sont adonnés à l'i-
dolâtrie la plus grossière. La mort de leurs parents ne leur cause
aucune douleur ; les liens de la famille n'existent pas pour eux; au
contraire, comme chez les animaux, le fils est l'ennemi naturel du
père. Ils assassinent, dérobent, volent, mentent, boivent, jouent
et mendient tant qu'ils peuvent.
Note de la 8« édition.
2. Les Japonais sont un peuple bien avancé dans la civilisation.
Cependant leurs notions morales et de convenance diffèrent entiè-
A- i
'• l S66 FORGE ET MATIÈRE
la natare morale de rhomme est éternellement la
même, c'est montrer qu'on ignore complètement
les faits qui démontrent le contraire.
Le sentiment du beau, du juste et du vrai, quoi-
qu'il soit imposé à chacun de nous par le monde
extérieur, doit être exercé pour acquérir une cer-
taine force et une certaine valeur. Quelle diflfë-
rence entre le jugement du savant habitué à la
réflexion, et celui de l'homme qui se livre aux
occupations manuelles! Quelle différence entre le
jugement de l'historien et de l'artiste et celui du
jeune homme guidé uniquement par l'impulsion
naturelle du cœur et de l'esprit! De môme que
la plante a ses racines dans la terre, de môme les
racines de notre savoir, de nos pensées, de nos sen-
timents se trouvent dans le monde extérieur, dont
l'idée est le reflet lumineux. Dès qu'elle veut sortir
de la réalité objective, l'intelligence languit et finit
par être anéantie comme la plante qu'on arrache
du sol.
Tous les faits que nous venons de citer et qui sont
dans un rapport intime prouvent que nous n'avons
point de science, point d'idée de l'absolu , c'est-à-
dire de ce qui est au delà des bornes du monde
sensible qui nous entoure. C'est en vain que les^
métaphysiciens ont essayé de définir l'absolu et que
les religions ont tenté d'en imposer la croyance à
rement des nôtres et nous paraissent tellement contraires aux
.bonnes mœurs qu'une comparaison devient tout à feit impossible.
Note de la 8« édition.
IDÉES INNÉES Ul
l'homme par une prétendue révélation divine. En
réalité l'absolu n'çxiste pas. Toutes nos connais-
sances sont relatives et dérivent de l'expérience et
de la comparaison. Nous n'aurions point d'idée de
l'obscurité sans la lumière, de la grandeur sans la
petitesse, de la chaleur sans le froid, etc., en un
mot, nous n'avons point d'idées absolues. Nous
ne sommes pas capables de nous faire une no-
tion, môme appro^mative, de l'éternel , de l'in-
fini, parce que notre esprit, renfermé dans les li-
mites des sens, par rapport à l'espace et au temps, ne
saurait franchir ces bornes pour s'élever à cette
idée. Partout où nous voyons un effet dans le monde
sensible, nous avons l'habitude d'en rechercher la
cause, mais c'est à tort que nous concluons à l'exis-
tence d'une cause première; car cette cause, en
supposant qu'elle existe, ce qui serait en contradic-
tion avec les données de l'expérience et de la
science, est complètement inaccessible à notre es-
prit. « Tous ces phénomènes de la nature, dit
CzoLBE, ont, il est vrai, une cause prochaine; mais
il ne s'ensuit nullement que la nature elle-même
soit un effet ; car rien ne montre qu'elle ait eu un
commencement. Tout prouve, au contraire, que le
monde et l'espace sont éternels. »
Les phrénologaes soutiennent que les facultés
morales et intellectuelles ne sont pas uniformément
répandues, dans la masse cérébrale ; mais que, cha-
cune d'elles se localisant dans une partie déterminée
du cerveau, son développement est toujours en rap-
S68 FORGE ET MATIÈRE
port avec la structure anatomique de la partie qui
lui correspond. Cette doctrine vraie au fond, quoi-
que inexacte dans les termes où elle a été formulée
par Gall et par ses disciples, semble de prime abord
en contradiction avec Topinion de ceux qui rejettent
les idées innées. Mais il n'en est rien. Sons doute le
cerveau a des propriétés qui lui sont inhérentes; mais
les idées qui en découlent n'en sont pas moins subor-
données dans leur développemenî à l'influence des mi-
lieux. Car toute idée résulte directement d'une impres-
sion extérieure transmise au cerveau par les sens
externes. S'il est vrai que les facultés intellectuelles se
localisent dans certaines parties du cerveau, cela
tient uniquement à la nature diverse des impressions
originelles et aux. propriétés spéciales des divers
éléments qui constituent la masse cérébrale. 11 est évi-
dent dès lors que ces éléments répondront avec d'au-
tant plus d'intensité aux excitations sensorielles qu'ils
seront eux-mêmes plus développés. Mais l'impression
initiale n'en est pas moins nécessaire et indispensable
à la production de la pensée. Il se produit entre le cer-
veau et les impressions extérieures une attraction ana-
logue à celle qui préside à l'assimilation des aliments
et à l'action des substances médicamenteuses. Les mé-
dicaments sont attirés dans certains tissus plutôt que
dans les autres. Quelques-uns s'adressent spécialement
au système vasculaire, etc. ; tandis qu'un petit nombre
manifestent surtout leur action sur certaines parties
d'un système, sur la moelle par exemple, ou sur un
élément spécial. La localisation de^ impressions
IDËlîS INNÉES S69
extérieures dans les diiférentes parties du cerveau
se produit d'une façon analogue. Noël dit avec rai-
son qu'il y a chez les enfants des prédispositions na-
turelles qui impriment une direction plus ou moins
déterminée à leur esprit. Mais cela ne veut pas dire
qu'ils aient des idées innées. Leur constitution céré-
brale les rend plus ou moins aptes à réagir sur les
impressions extérieures et à utiliser les notions qui
leur sont fournies par les sens; ni plus, ni moins. On
n'a jamais vu une faculté se développer chez un in-
dividu sans l'intervention de l'expérience. Ainsi,
l'amour des enfants ou philogéniture ne se montrera
jamais chez un homme qui n'aura jamais vu d'en-
fant. De même, la constructivité, la destructivité,
l'acquisivité ne peuvent se développer qu'en face des
objets qui ont fait naître une première fois ces pen-
chants dans Tesprit. On ne parviendra jamais à faire
d'un sourd-muet un musicien ou un peintre d'un
aveugle-né. Pour juger il faut comparer et pour
comparer il faut des termes de comparaison. Du
resté, s'il est vrai que la masse primitive du cerveau
est une des conditions de l'activité intellectuelle, il
est également incontestable que cet organe se déve-
loppe comme tous les autres par l'exercice et que
l'activité intellectuelle augmente sous l'influence
répétée des impressions extérieures.
Ainsi, il n'y a aucun fait, établi par la science,
qui puisse faire admettre l'existence des idées innées.
La nature n'a ni dessein ni but; aucune puissance
surnaturelle ne lui a imposé des conditions spiri-
270 FORCE ET MATIÈRE
tuelles OU matérielles ; du commencement à la fin
elle s'est développée organiquement de soi-même et
se développe encore sans cesse. Nous citons en ter-
minant les paroles de Moleschott qui méritent
d'être rappelées. « Dans les leçons de logique, on
a l'habitude de rendre aux jeunes gens la concep-
tion aussi pénible que possible, parce que le système
des écoles répugne à former et à développer le ju-
gement et les notions qui résultent de la réalité de la
nature. Quel que soit l'insuccès de la méthode, on
n'en persiste pas moins à inculquer à l'élève qu'il
doit détourner la vue de Tarbre vert et abstraire la
pensée de la matière, pour avoir autant d'idées
abstraites que possible; c'est ainsi que le cerveau
tourmenté par les entités finit par se mouvoir dans
un monde fantastique. »
L'IDÉE DE DIEU
Dieu est un tableau vide sur lequel il n*y
a d'autre inscription que celle que tu y
mets toi-même.
Luther.
L'homme se dépeint dans ses dieux.
Schiller.
Primus in orbe Deos fecit timor.
Petronius.
Dieu est comme rien, il n'est ni ici, ni
là; plus tu voudrais le saisir, plus il te
fuit.
Angélus Silesius (i6S4-77).
S'il est vrai qu'il n'y a point d'idées innées, il est
également manifeste que l'idée de Dieu ou l'idée
d'un être suprême et personnel, qui a créé le monde,
le gouverne et le conserve, ne peut être innée, et
que ceux qui soutiennent que cette idée est néces-
saire et par conséquent irréfutable, sont dans
l'erreur. Les partisans de cette doctrine allèguent
qu'il n'y a point de peuple ni d'individu, quel-
que sauvage ou peu civilisé qu'il soit, chez le-
* quel on ne trouve l'idée de Dieu ou la croyance
à un être supérieur individuel. Cependant une
»
tn FOKCE ET MATIÈRE *
connaissance exacte et une observation impartiale,
tant* des individus que des peuples dans l'état
de nature, démontrent précisément le contraire. En
effet, il; n'y a que les gens prévenus qui puissent
reconnaître, dans le culte que les anciens et les
modernes ont rendu aux animaux, quelque chose
d'analogue au dogme de l'existence de Dieu. Si
nous voyons les hommes se livrer à une adora-
tion particulière pour les animaux qui leur font
du bien ou du mal, si l'Égyptien adore la vache
ou le crocodile, l'Indien le serpent à sonnettes,
TAfricain le serpent du Congo, etc., ce culte ne
répond nullement à l'idée que nous nous faisons de
Dieu. Une pierre, une bûche, un arbre, un fleuve,
un alligator, un chiffon, un serpent sont les idoles
des nègres de la Guinée. Un tel culte n'est pas con-
forme à ridée d'un être tout-puissant et parfait,
dominant la nature et les hommes et gouvernant
l'univers; elle montre plutôt une crainte aveugle
des forces physiques qui paraissent terribles ou sur-
naturelles à l'homme ignorant, parce qu'il n'est pas
à même de comprendre Tenchalnement intime et
naturel des choses. Si, en effet, une sagesse céleste
avait ineffaçablement imprimé à la nature humaine
ridée d'un être suprême et personnel, il serait im-
possible que cette idée se manifestât d'une manière
si peu claire, si imparfaite, si grossière et si déna-
turée^ qu'elle l'est dans le culte des animaux. L Ra-
nimai dans sa nature est inférieur et non supérieur
à l'homme, et un Dieu sous la forme animale n'est
^ .
LIDÉE DE DIEU 273
plus on Dieu, mais une caricature. Des voyageurs
anglais dans l'Amérique du Nord (London Athe-
naeum, juillet 1849), racontent que les idées reli-
gieuses des Indiens du territoire de TOrégon sont
très-bornées. Il est douteux qu'ils aient la notion
d'un être suprême. On essaya d'abord de leur tra-
duire le mot Dieu, mais les missionnaires et les
interprètes les plus habiles ne purent trouver un
mot convenable dans tous les dialectes de l'Orégon.
Leur principale divinité s'appelle le loup, et paraît,
selon leur description, une espèce d'être participant
de la divinité et de l'animal. — Les Galoches, tribu
indienne, n'ont pas de culte extérieur, et se repré-
sentent l'être suprême sous l'image d'un corbeau.
Le lieutenant anglais Hooper dit des Tuscs, peu-
plade d'un naturel très-doux de la race des Mongols,
à l'extrémité nord -est du continent de l'Asie : « U
n'y eut pas moyen de vérifier s'ils ont le pressenti-
ment d'une puissance divine, une lueur d'un gou-
vernement supérieur de l'univers, s'ils adorent un
bon génie ou des démons. » Burmeister rapporte
que les Gorrados, anciens habitants de la province .
de Rio de Janeiro, ne semblent pas éprouver le moin- -' ^
dre sentiment religieux. Ils passaient furtivement ,
devant les portes de l'église sans tourner la tête ni .,"■
ôter leurs chapeaux. Le sauvage ou l'autochthone de
l'Amérique du Sud n'a aucune idée religieuse ; il .
se soumet à la cérémonie du baptême, mais il en
ignore la signification. Les indigènes de l'Océanie,
ainsi que le raconte Hasskarl (l'Océanie et ses
18
«s
•1
" il
»
274 FORCE ET MATIÈRE
colonies, 1849) n'ont point d'idée d'un créateur
ou d'un être moral gouvernant le monde, et toutes
les tentatives pour les instruire, aboutissent toujours
à des propos déraisonnables ou à couper court à la
conversation. Les Bechuanas ou Betjuanes, une des
tribus les plus intelligentes de l'intérieur de l'Afrique
méridionale, n'ont pas de notions d'un être suprême,
et leur langue n'a pas de terme pour exprimer l'idée
f . d'un créateur (Voyage d'Anderson dans l'Afrique mé-
ridionale, Londres, 1856). Le missionnaire Moppat
dit en parlant de ce peuple : « J'ai souvent désiré
trouver quelque chose qui touchât le cœur de ces
indigènes; j'ai cherché à découvrir chez eux un
autel au Dieu inconnu, quelque trace de la croyance
de leurs ancêtres, l'immortalité de Tâme ou quelque
autre idée religieuse; mais ils n'ont jamais songé à
de telles choses. Quand je m'entretenais avec les
principaux d'entre eux, et que je parlais d'un créa-
teur qui gouverne le ciel et la terre, — de la chute
de l'homme et de la rédemption du monde, — de la
résurrection des morts et de la vie éternelle, — il
^leor semblait entendre des choses plus fabuleuses,
^^^^bis insensées et plus ridicules que leurs contes
* ••^éi3&âgérés de lions, de hyènes et de chacals. Quand
/jéleur disais qu'il fallait connaître et croire ces
.jpréceptes de la religion, ils poussaient des excla-
*^ft jfcations de surprise, comme si cela était trop dérai-
sonnable pour eux. » Oppermann dit des Cafres,
race d'une très-bonne constitution et pleine d'intelli-
gence, qu'ils n'ont pas la moindre idée d'un être
t .
L'IDÉE DE DIEU S76
suprême — leur chef est leur Dieu. L'inoffensif
peuple des Hottentots reconnaît bien un bon et un
mauvaîis principe divin, mais il n'a ni temple ni
culte, excepté les danses solennelles en l'honneur
de la pleine lune et d'un petit scarabée luisant. Et
les Boschismans à la taille de nains, race dégénérée
de ce dernier peuple, n'ont aucune espèce de culte !
Quand le tonnerre gronde, ils croient entendre la
voix des mauvais génies et y répondent par des ma-
lédictions et des imprécations. Les Indiens Schinuk
paraissent, d'après les descriptions de Paul Kanb,
être privés de tout sentiment religieux, comme la
plupart des autres tribus des Peaux-Rouges. Ils rap-
portent tout au Grand-Esprit, mais ce Grand-Esprit
est, selon leurs idées, un être bien vague et nulle-
ment l'objet d'un culte. Randall raconta aux mis-
sionnaires sur les indigènes des lies de Kingsmill
(Micronésie méridionale) : « Ils n'ont pas de véri-
table religion, ni temples ni idoles. Ils adorent des
esprits, mais depuis qu'ils ont été décimés par une
aifreuse épidémie, ils n'y ont presque plus de con-»
fiance. » Un correspondant de la Revue des Deux
Mondes dit des Indiens de la Nouvelle-Grenade :
« Ils ne semblent connaître d'autre religion que
l'amour de la liberté, et je n'ai jamais pu parvenir
à savoir s'ils croient sincèrement au Grand-Esprit
et à l'immortalité de l'âme. Seulement, quand le
tonnerre gronde, ils lancent des tisons enflammés
autour d'eux et poussent de grands cris, comme
s'ils voulaient rendre bruit pour bruit, éclair pour
276 FORGE ET MATIÈRE
éclair. » D'après les rapports d'un officier anglais,
les Karens, dans le royaume de Pegou (Indes), ne
croient pas en Dieu, ils ne reconnaissent que Tin-
fluence de deux mauvais génies. Les habitants de
Tîle de Sumatra n'adorent ni idoles ni autres
objets extérieurs; ils n'ont pas d'idée d'un être su-
prême ayant tout créé. Ladislas Magyar n'a pu
trouver aucune trace de religion parmi les nègres
d'Oucanyama , une des nombreuses stations de
l'Afrique méridionale; il paraît qu'ils rendent un
culte divin à leur roi, et cherchent à se le rendre
favorable par de nombreux sacrifices d'hommes et
d'animaux. Les insulaires Fidschis se représentent
leur Dieu suprême (Ndengei) comme un être qui
n'est sujet à aucune sensation, si ce n'est à la -faim;
il vit dans une caverne isolée avec son compagnon
Uto, mange, boit, répond aux questions que lui
adressent les prêtres, etc. Toutes les descriptions de
voyage contiennent des faits semblables ou analogues
touchant les divers peuples dans l'état de nature. La
religion primitive de Bouddha n'enseigne ni l'exis-
tence de Dieu, ni l'immortalité de l'âme. Les deux
systèmes religieux des Chinois sont aussi athées que
le bouddhisme, de sorte que, selon Sghopenhauer (De
la racine carrée de la proposition de la raison suffi-
sante, deuxième édition, 1842), la langue chinoise
n'a pas de mot pour désigner : Dieu et : créer.
Selon le môme auteur, la révélation et l'idée d'un
Dieu personnel ne dérivent que d'un seul peuple,
les Juifs, et se sont propagées dans le christia-
L'IDÉE DE DIEU S77
nisme et le mahométisme^ tous deux issus du judaïsme.
Tous^ les voyageurs sont d'accord que les Japo-
nais ont une excellente morale, beaucoup de mœurs
et d& bonnes institutions politiques. Cependant ils
ne croient ni en Dieu ni à l'immortalité. D'après
l'expression du voyageur américain Burrows, qui
visita leur nécropole disposée avec magnificeiice,
c'est une nation d'athées. Cependant le voyageur
anglais Algogk soutient qu'à l'exception peut-être
des Chinois, c'est chez eux qu'il y a le plus d'ins-
truction populaire.
La société offre les mêmes phénomènes; on ren-
contre des individus dont l'éducation et l'instruction
ont été tellement négligées, qu'ils n'ont aucune
idée d'un être suprême. Les annales de la police
correctionnelle des grandes villes, telles que Paris
et Londres, montrent fréquemment des hommes qui
n'ont pas la moindre idée de Dieu, de l'immortalité,
de la religion, etc. Le dernier recensement en An-
gleterre a révélé qu'il y a, dans ce pays, six millions
d'hommes qui n'ont jamais franchi le seuil d'une
église, et qui ignorent A quelle secte ou à quelle con-
fession ils appartiennent. Le sourd muet Meystre
n'avait aucune idée de Dieu (voir le chapitre pré-
cédent), et on ne pouvait le lui faire comprendre,
quelques efforts qu'on se donnât.' Nous avons montré
dans le même chapitre la nature tout animale et
l'absence de tojite intelligence des êtres humains
élevés loin de leurs semblables, et privés de tout
stimulant intellectuel. Si la nature ne peut pas faire
•■
%«
278 FORGE ET MATIÈRE
prévaloir ses droits sans instruction et sans éduca-
tion, il faut en conclure qu'elle ignore ces idées
primitives. Si Ton prétendait que Tidée de Dieu est
innée, il faudrait, pour être conséquent, admettre
l'idée innée d'un esprit malin doué d'une puissance
supérieure, d'un diable, de Satan, d'un où de plu-
sieurs démons. La croyance à des esprits malins,
hostiles aux hommes, est encore plus généralement
répandue et a plus d'empire parmi les peuples à
l'état de nature, que la croyance à un Dieu bien-
veillant. Toutes ces idées sont le résultat de Tins-
truction, de notre réflexion ou de la réflexion des
autres; ce sont des idées traditionnelles, abstraites
mais non innées.
Personne n'a mieux expliqué et démontré l'ori-
gine tout humaine de l'idée de Dieu que Louis
Feuerbagh; il donne à toutes les idées de Dieu et
de l'essence divine le nom d'anthropomorphisme,
c'est-à-dire productions de l'imagination et de la
conception humaine, portant l'empreinte de son in-
dividualité. Feuerbagh attribue la cause de cet
anthropomorphisme au sentiment de dépendance
et d'esclavage qui se trouve dans l'homme. « Le
Dieu objectif et surnaturel, dit Feuerbagh, n'est
rien autre que le moi surnaturel, l'être subjectif de
l'homme sorti de ses limites et placé au-dessus de
son être objectif. » En efifet l'histoire de toutes les
religions est la confirmation continuelle de cette
assertion, et comment en serait-il autrement? Sans
la connaissance ou l'idée de l'absolu, sans une rêvé-
t *
L'IDÉE DE DIE a 279
lation immédiate dont toutes les sectes soutiennent
l'existence, sans pouvoir la prouver, toutes les idées
de Dieu, de quelque religion qu'elles dérivent, ne
peuvent ôtre que des idées humaines; et puisque
l'homme ne connaît pas d'être intellectuel qui lui soit
supérieur dans la nature animée, les idées qu'il se
fait de l'être suprême ne peuvent porter d'autres
empreintes que celles de sa propre personne; ces
idées doivent représenter l'idéal de son individua-
lité. C'est aussi par ces raisons que l'état, les vœux,
les espérances, le développement intellectuel même
de tout peuple, se reflètent de la manière la plus
fidèle et la plus caractéristique dans ses idées reli-
gieuses, et nous avons l'habitude d'inférer du culte
d'un peuple son ' individualité intellectuelle et sa
civilisation.
Qu'on songe au ciel poétique des Grecs, peuplé
de figures idéales, où les dieux, éternellement jeunes
et beaux, jouissent^ rient, combattent comme les
hommes, intriguent et trouvent le plus grand charme
de leur existence à se mêler personnellement aux
destinées humaines — c'est ce ciel qui a inspiré à
Schiller son beau pof'me : Les dieux de la Grèce.
Qu'on pense au sombre et irascible Jéhovah des
Juifs, qui punit jusque dans la troisième et la qua-
trième génération ; au ciel des chrétiens où Dieu
partage sa toute-puissance avec son fils, et où les
bienheureux sont rangés dans un ordre hiérarchique
tout conforme aux idées humaines ; au ciel des ca-
tholiques, où la Vierge près du Sauveur plaide avec
280 FORGE ET MATIÈRE
sa tendresse et son éloquence de femme, en faveur
des coupables, devant le juge céleste ; au ciel des
Orientaux, qui promet aux fidèles de nombreuses
houris d'une beauté inaltérable, une fraîcheur per-
pétuelle au milieu de cascades ruisselantes et la jouis- *
sance éternelle des sens; au ciel du Groenlandais,
où le plus grand bonheur consiste en une grande
quantité de poisson et d'huile de baleine; au ciel du
chasseur indien, où une chasse éternellement abon-
dante récompense le bienheureux ; au ciel des Ger-
mains qui boivent au Walhalla de l'hydromel dans
les crânes des ennemis tués, etc. C'est aussi dans le
culte extérieur que Feuerbagh montre partout l'idée
tout humaine de Dieu. Le Grec sacrifie à ses dieux
de la viande et du vin ; le nègre sacrifie à ses idoles
en leur crachant à la figure les mets mâchés ; l'Os-
tiaque barbouille ses idoles de sang et de graisse et
leur remplit le nez de tabac ; le chrétien et le maho-
métan croient réconcilier leur Dieu par des exhorta-
tions et par des prières. Partout faiblesses humaines,
passions humaines, désir de jouissances humaines!
Tous les peuples et toutes les religions ont coutume
de mettre les hommes extraordinaires au nombre des
*
dieux ou des saints — preuve évidente que l'idée de
Dieu dérive de la nature humaine ! La remarque de
Feuerbagh, que l'homme civilisé est un être infini-
ment supérieur au dieu des sauvages, dont les qua-
•• *i^ lités spirituelles et corporelles se trouvent en rapport
Jfj *fr avec le degré de culture de ses adorateurs, est pro-
ie ^\ fonde et juste. Luther lui-môme doit avoir senti le
L'IDÉE DE DIEU S8i
rapport intime qui existe entre ce qui est humain et ce
qui est divin et la dépendance de ce dernier du pre-
mier, quand il dit : « Si Dieu était assis seul au ciel
comme une solive, il ne serait pas Dieu. » Déjà le
philosophe grec Xénophanes (572 avant J.-G.)
combat la superstition de ses compatriotes en ces
termes : « Les mortels semblent croire que les dieux
ont leur forme, leurs vêtements et leur langage. Les
nègres adorent des dieux noirs au nez aplati, les
Thraces des dieux aux yeux bleus et aux cheveux
roux. Si les bœufs et les lions avaient des mains
pour faire des images, ils dessineraient des formes
divines qui ressembleraient à leurs propres figu-
res, etc. »
Si le simple bon sens de l'homme n'a pas été à
môme de se faire une idée pure et abstraite de l'ab-
solu, l'intelligence des philosophes a été encore plus
malheureuse dans ces tentatives. Si l'on voulait se
donner la peine de rassembler toutes les définitions
philosophiques qu'on a données de Dieu, de l'absolu
ou de ce que les philosophes de la nature appellent
Tâme du monde, on aurait un singulier galimatias
qui, depuis l'origine des temps historiques jusqu'à
nos jours, et malgré les prétendus progrès des
sciences philosophiques^ n'offrirait rien d'essentielle-
ment nouveau ni de raisonnable. Certes on ne man-
querait pas de belles paroles et de phrases ronflantes,
mais ces phrases ne suppléeraient pas au manque de
vérité intrinsèque. « En admettant, comme on le fait
encore aujourd'hui, la notion du surnaturel, a-t-on
S8S FORGE ET MATIÈRE
fait, demande Czolbe, un pas de plus qu'autre-
fois? Qa'a-t-oa de plus, sinon des mots sans
valeur. » — « De là résulte, dit Virchow, que
l'homme ne peut rien concevoir de ce qui est en de-
hors de lui, et que tout ce qui est en dehors de lui
est transcendantal. »
Voici, par exemple, de quelle manière le philoso-
phe naturaliste Feghner s'exprimait, il y a peu de
temps, dans son Zendavesta : « Dieu, comme l'en-
semble de l'existence et de l'activité, n'a pas de
monde extérieur en dehors de lui ; il est seul et uni-
que ; tous les esprits se meuvent dans le monde in-
térieur de son esprit ; tous les corps dans le monde
intérieur de son corps ; il se meut purement en lui-
même, n'est déterminé par rien au dehors, se déter-
mine purement lui-même, en renfermant les motifs
de détermination de toutes les existences. » Quel
homme sensé est capable de comprendre une telle
définition ? un Dieu dans l'intérieur corporel et spi-
rituel duquel doivent se mouvoir^ tous les esprits et
tous les corps, et qui ne se meut qu'en lui-même et
qui n'est plus limité par rien au dehors ! Si tous les
esprits se meuvent dans l'esprit de Dieu et tous les
corps dans son corps, s'il n'y a plus de monde exté-
rieur en dehors de lui, comment peut-il être un Dieu
personnel individuel, comme le désigne Feghner en
d'autres endroits ? Dieu n'est plus dès lors que le
résumé de toute existence corporelle et spirituelle,
ou le total du monde môme représenté par le philo-
sophe sous la forme d'une personne ; tandis que le
L'IDÉE DE DIEU 283
monde dans sa multiplicité et sa variété infinie est
précisément la négation de cette personnification?
Cette notion d'une divinité répandue dans tout l'uni-
vers, et se manifestant immédiatement dans ses
œiïvres, a été appelée panthéisme, dans un temps où
l'on ne pressentait pas encore le dernier mot
des sciences naturelles. Nos philosophes modernes
aiment à nous réchauffer de vieux mets, en leur
donnant des noms nouveaux, pour les servir comme
la dernière invention de la cuisine philosophique.
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT
Dès le moment de la mort^ le corps
ainsi que l'àme n'ont pas plus de sen-
sation qu'avant la naissance.
Pline.
Ton meilleur repos est le sommeil.
Tu rappelles souvent et tu trembles devant la mort.
Qui n'est rien de plus ! —
Shakspbarb {Meiure pour mesure).
Dans un chapitre précédent nous croyons avoir
démontré par des faits irrécusables l'union intime et
inséparable de Tesprit et du corps, de Fâme et du
cerveau; nous avons vu cette âme naître, croître,
décroître et tomber malade en même temps que le
cerveau. S'il est au-dessus de notre portée de nous
rendre compte du mode d'union de ces deux termes,
les faits que nous avons rapportés nous autorisent à
déclarer que leur séparation est impossible. De même
qu'il n'y a pas de pensée sans cerveau, il n'y a
pas non plus de cerveau d'une forme et d'une gran-
deur normale qui ne pense pas, et cette loi nous ra-
mène à l'axiome que nous avons cité en tête de ces
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 285
études^ Point de matière sans force ! point de force
sans matière ! « Il est impossible, dit Molesghott,
qu'un cerveau non endommagé ne pense pas, comme
il n'est pas possible que la pensée provienne d'une
autre substance que du cerveau son générateur * . » Un
esprit sans corps est aussi peu concevable qu'une élec-
tricité, un magnétisme sans métal ou sans les matières
dans lesquelles ces forces se manifestent et apparais-
sent à nos yeux. Conformément à cette opinion, nous
avons démontré que l'âme animale ne vient pas au
monde avec des idées innées, qu'elle ne représente
pas un ensper se^ mais qu'elle est le produit des in-
fluences des choses extérieures, et qu'elle ne serait
jamais parvenue à l'existence sans ce monde visible
qui l'entoure. En présence d'un tel ensemble de faits
le naturaliste impartial et guidé par la vérité n'hési-
tera pas à protester avec énergie contre l'idée d'une
existence personnelle après la mort. Avec le dépé-
rissement et la perte de l'organe matériel, et en
sortant de ce milieu par lequel un être spirituel par-
vient à l'individualité et à la conscience de son exis-
tence, il faut que cet esprit que nous avons vu gran-
dir sur ce double terrain et en dépendre entièrement
4. A la vérité, M. Ringseis nous apprend que des morts
revenants, c'est-à-dire des esprits, « pensent sans cerveau ! «Pour-
quoi M. Ringseis n*a-t-il pas ajouté pour confirmer son alléga-
tion, qu'on a vu la nuit des hommes portant leur tête sous le bras?
— Les infusoires auxquels on n*a pu encore trouver d*organe
analogue au cerveau ou au système nerveux, ne peuvent par des
raisons nombreuses dont la discussion nous mènerait trop loin,
servir de preuve pour infirmer notre opinion.
286 FORGE ET MATIÈRE
cesse d'exister. Toutes les connaissances que cet
être a acquises, se rapportent à des choses terrestres;
il ne s'est reconnu, il n'a eu la conscience de lui-
môme que dans ces choses, avec ces choses et par
ces choses ; il n'est devenu une personne que par
son opposition à des individualités limitées et terres-
tres ; comment serait-il concevable ou possible, que
cet être enlevé à ces conditions qui lui sont aussi né-
cessaires que l'air vital, fût capable d'exister plus
N
longtemps avec la même conscience et la môme
personnalité ? Ce n'est pas la réflexion, mais la vo-
lonté arbitraire, ce n'est pas la science, mais la foi
seule qui peuvent soutenir l'idée d'une existence
après la mort. « La physiologie, dit Vogt, se pro-
. nonce d'une manière péremptoire et catégorique
contre l'immortalité individuelle, comme en général
contre toutes les conceptions qui ont rapport à l'exis-
tence spéciale d'une âme. L'âme n'entre pas dans le
fœtus, comme le démon dans le possédé ; elle est le
produit du développement du cerveau, tout aussi bien
que l'activité des muscles est le produit du dévelop-
pement des muscles, la sécrétion le produit du déve-
loppement des glandes. Partout où les substances qui
forment le cerveau attestent la même disposition,
elles donnent lieu aux mêmes fonctions, etc. » Nou3
avons vu que nous pouvons détruire l'activité intel-
lectuelle, en lésant le cerveau ; il est aisé de nous
convaincre, en observant le développement de l'em-
bryon et celui de l'enfant, que l'activité intellectuelle
se développe en raison du perfectionnement successif
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 287
du cerveau. On. ne constate point d'activité intellec-
tuelle chez le fœtus. Ce n'est qu'après la naissance que
se développe l'activité de l'âme, mais ce n'est aussi
qu'après la naissance que le cerveau acquiert insen-
siblement le développement matériel qu'il peut
atteindre. Dans le cours de la vie, l'activité de l'âme
subit un certain changement et cesse complètement
avec la mort de l'organe. » En effet, l'expérience
et l'observation la plus simple nous montrent jour-
nellement que l'effet spirituel périt avec la destruction
de son organe matériel ; l'homme meurt tout entier.
« C'est la coutume, dit Macbeth, que l'homme
meure quand le cerveau est dehors. 11 n'y en a
jamais eu qui puisse nous faire croire ou admettre,
que l'âme d'un individu mort continue d'exister;
elle est morte pour ne plus revenir. » « Aucun homme
raisonnable, dit Burmeister, ne contestera que
l'âme d'un individu mort ne cesse de se mani-
fester après la mort. Il n'y a que des gens malades
ou superstitieux qui aient vu des esprits ou des ap-
paritions d'esprits. »
Après avoir donné ainsi des preuves de notre
opinion, nous ne pouvons nous empêcher de discuter
quelques-uns des principaux arguments, en faveur
de l'immortalité individuelle. Nous aurons l'occa-
sion d'examiner de plus près cette question intéres-
sante, en la considérant sous quelques points de vue
empiriques. Le zèle outré avec lequel on s'est
efforcé de défendre cette doctrine en tout temps,
peut paraître suspect, surtout quand on voit les
S88 FORCE ET MATIÈRE
arguments accumulés avec tant de soin pour la sou-
tenir. Rarement, en effet, elle a suscité des attaques
sérieuses. Tant de zèle de la part de ses défenseurs
semble donc prouver qu'ils ont eux-mêmes conscience
du peu de valeur de leur hypothèse, puisqu'ils re-
doutent pour elle le contrôle du bon sens et de l'ex-
périence. En tout cas, il est étrange que ceux qui,
de tout temps, ont combattu avec tant de fracas pour
l'immortalité aient été, en général, les moins dignes
d'une si longue et si soigneuse conservation.
C'est d'abord l'école naturaliste qui a essayé d'in-
férer l'immortalité de l'âme de l'immortalité de la
matière. Gomme il n'y a pas, dit-elle, d'anéan-
tissement absolu, il n'est pas non plus concevable
ni possible que l'âme humaine, une fois qu'elle existe,
puisse être anéantie ; la raison et les lois de la na-
ture repoussent une telle idée. On peut objecter
qu'une analogie pareille n'existe pas entre la matière
et Tâme quant à leur indestructibilité. Tandis que la
matière visible et palpable prouve son indestructibi-
lité d'une manière sensible, il est impossible de sou-
tenir la môme chose de l'esprit ou de Tâme qui n'est
pas elle-même matière, mais seulement le produit
idéal d'une certaine combinaison de matières douées
de forces. Avec la décomposition de ces matières,
avec leur dispersion et leur union à d'autres combi-
naisonsincohérentesentreelles, disparaît aussi ceteffet
que nous appelons âme. Si nous brisons une montre
elle n'indique plus les heures, et nous détruisons en
même temps toute l'idée que nous avons l'habitude
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 289
de nous faire d'un tel instrument ; nous n'avons plus
de montre indiquant les heures, mais un amas de
matières qui ne forment plus un tout. Nous discute-
rons en détail, au chapitre qui traitera de la force
vitale, que cette analogie s'applique aussi au monde
organique qui n'a pas de lois exceptionnelles,
comme beaucoup aiment à le croire, et qui est
formé des mômes matières et des mômes forces
physiques que le monde inorganique. L'expérience,
d'accord avec ce point de vue, nous apprend que
l'âme personnelle, malgré sa prétendue indestruc-
tibilité, n'a pas toujours existé. Si elle était indes-
tructible , comme la matière , elle serait éternelle
comme elle. Mais il est loin d'en ôtre ainsi. Où donc
était l'âme quand le corps dont elle fait partie n'était
pas encore formé? Elle n'existait pas, car il n'y a
pas le moindre indice qui annonce son existence, et
on ne peut l'admettre que par hypothèse. Ce qui n'a
pas toujours existé, peut aussi périr et ôtre anéanti.
Il est conforme aux lois de la nature, que tout ce
qui naît, meure. Si pourtant on voulait inférer l'im-
mortalité de l'âme, de l'immortalité de la force, on
confondrait (abstraction faite de l'erreur qui identi-
fierait les idées de force, d'esprit, d'âme), une forme
passagère ou une manifestation de force avec la force,
elle-môme. Dans le mouvement éternel des substances
et des forces, il n'y a rien de mortel, mais ceci n'est
vrai que pour l'ensemble; car Tindividualité est sou-
mise au changement perpétuel de la naissance et de la
moi t. 11 y a un état qui pourrait nous fournir une
49
290 FORCK ET AJATIÉRE
preuve toute directe et empirique de l'anéantissement
possible de l'âme individuelle — c'est le sommeil. Par
suite de rapports corporels, la fonction de l'organe
de la pensée est suspendue pendant quelque temps
durant le sommeil, et l'âme en est anéantie. L'es-
sence spirituelle s'est envolée, le corps existe et vé-
gète inconscient de sa propre existence dans un état
analogue à celui de ces animaux, auxquels Flourens
avait enlevé l'hémisphère du cerveau. Au réveil
l'âme se retrouve exactement là où elle s'était oubliée
en s'endormant; le long intervalle du sommeil est
passé inaperçu pour elle pendant le repos de l'activité
cérébrale. Ce rapport singulier saute tellement aux
yeux, que de tout temps on a comparé le sommeil
à la mort, qu'on les a appelés frère et sœur. Pendant
la révolution française le fameux Chaumette * fit
ériger dans les cimetières des statues représentant
le sommeil et écrire sur les portes de ces lieux
funèbres : « La mort est un sommeil éternel , » An-
DREAE, auteur d'une « Descriptio reipublicae chris-
tianopolitanse, » de 1819, dit : « Cette seule répu-
4. Chaumette, procureur de la commune de Paris pendant la
révolution de 4789 et l'un des chefs du parti des Hébertistes, avait
pris le nom du philosophe grec Anaxagore. Il recommanda les
bonnes mœurs, le travail, les vertus patriotiques, la raison, supprima
les maisons publiques, chassa les mendiants et les ûlles publiques,
établit un asile pour procurer du travail aux pauvres, et fit clore
le club des femmes qui négligeaient les affaires domestiques pour
se mêler de politique. Il fit passer à la Commune un arrêté qui
interdit Texercice de tout culte hors des églises ; il défendit le
trafic des reliques et la pompe publique du culte et des funérailles,
et fit planter dans les cimetières des fleurs qui étaient agréables
à la vue et répandaient de doux parfums.
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 191
blique ne connaît point la mort ; pourtant elle est
très-familière chez eux, mais ils la nomment som-
meil. » Pour infirmer le fait de l'anéantissement de
l'âme par le sommeil, on allègue les songes, et Ton
soutient que ces derniers prouvent aussi l'activité de
Tâme pendant le sommeil, quoique d'une manière
subordonnée. Cette objection n'est fondée que sur
une erreur de fait. Il est assez connu que les songes
ne marquent pas l'état du véritable sommeil, mais
qu'ils n'indiquent que le temps de transition entre le
sommeil et la veille, par conséquent une espèce de
demi-veille. Tout homme qui observe avec attention
peut le remarquer sur sa propre personne. L'homme
qui jouit d'une santé parfaite ne connaît pas mdme
cette transition ; il est notoire qu'il ne rêve pas. Le
sommeil profond n'a pas de songes, et l'homme
éveillé tout d'un coup est à l'ordinaire si peu
maître de ses esprits pendant quelques instants, que
la loi considère l'action commise dans cet état comme
faite sans discernement, parce que la transition de
cet état à l'autre est brusque et inconsciente. A. Maury
a fait des observations intéressantes sur sa propre
personne ; il en conclut que le rêve est presque tou-
jours le résultat d'une perturbation ou du moins
d'un changement de quelque partie de notre orga-
nisation et d'une réaction de ces perturbations sur le
cerveau. L'homme durant le rêve ressemble, selon
Maury, à un aliéné.
Une preuve encore plus certaine que le sommeil
pour démontrer la destructibilité de notre âme, ce
292 FORCE ET MATIÈRE
sont certaines affections morbides. Il y a certaines
maladies du cerveau provenant par exemple de l'é-
branlement du cerveau, de lésions, etc. , qui dérangent
tellement les fonctions de cet organe que la cons-
cience en est complètement anéantie, et que les ma-
lades n'ont plus le moindre sentiment ni le moindre
souvenir, ni Tidée de leur existence corporelle ou
intellectuelle. Cet état d'absence complète de la
conscience peut durer, suivant les circonstances,
très-longtemps, môme des mois entiers. Si de tels
malades ' guérissent , on remarque ordinairement
qu'ils n'ont aucun souvenir de ce qui s'est passé pen-
dant leur maladie, et la vie intellectuelle ne recom-
mence pour eux qu'à partir du moment où ils ont
repris connaissance ; tout le reste du temps a été
pour eux un sommeil profond ou une mort intel-
lectuelle ; ils étaient morts, en quelque sorte, et ont
reçu la vie pour la seconde fois. Si, au lieu de guérir
après cette période , l'individu meurt, le moment de
cette catastrophe ne l'affecte nullement; la mort cor-
porelle a succédé à la mort intellectuelle , sans que
pour cela il ait eu la conscience de ce moment ; l'in-
dividu comme être spirituel est mort auparavant,
c'est-à-dire, au moment où il a perdu connaissance
par la maladie. Il serait difficile à ceux qui soutien-
nent l'immortalité de l'âme d'expliquer ce phéno-
mène; je crois qu'il leur serait même impossible d'é-
mettre une conjecture fondée, pour nous apprendre où
s'est trouvée Tâme dans ces intervalles de temps, et
ce qu'elle a fait. Il y a un infusoire qui vit dans les
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT W3
gouttières de nos maisons, qui se dessèche avec
Técoulement de Teau et cesse d'exister par le fait
même de la dessiccation. Cette mort apparente dure
jusqu'à ce qu'une nouvelle pluie le rappelle à un
nouveau cycle de vie. De tels exemples ne prouvent-
ils pas que l'âme est un procédé vital, dépendant
absolument du mouvement de la matière?
Nous ne protestons pas moins contre l'opinion de
ceux qui, renonçant à l'âme personnelle, croient de-
voir admettre une matière spirituelle répandue dans
tout l'univers, une âme universelle de laquelle sort
toute âme à sa naissance et à laquelle elle retourne
à sa mort. De telles idées sont aussi hypothétiques
qu'inutiles. L'admission d'une matière spirituelle
renferme en outre une contradiction insoluble.
« Impondérable matière, dit Burmeister, implique
contradiction. » La lumière n'est point une matière,
comme on le croyait autrefois; mais elle nous montre
la condition caractéristique de la vibration des
moindres molécules de la matière existante. Par
conséquent nous repoussons l'idée d'une matière spi-
rituelle ou d'une substance intellectuelle, comme une
chimère éprouvée par la logique et par l'expérience.
En outre, les partisans de l'immortalité individuelle
ne gagneraient rien â l'admission d'une telle idée ;
le retour à une âme universelle, avec l'anéantisse-
ment de l'individualité, avec la perte de la person-
nalité, par conséquent l'oubli de toute condition
concrète, serait un état peu différent du néant et
d'ailleurs sans profit pour nous.
194 FORGE ET MATIÈRE
Tout récemment on a môme essayé de se servir
de la matière spirituelle ou de la substance de l'âme,
pour prouver l'existence individuelle ou personnelle
après la mort. Rodolphe Wagner a parlé d'une
substance immatérielle, individuelle qui , combinée
avec le corps, pendant la vie, pourrait peut-être,
après son dépérissement, passer, comme la lumière,
d'un point de l'espace à l'autre pour retourner en-
suite sur notre terre. L'inanité d'une telle théorie et
l'ignorance des lois physiques impliquée par cette
comparaison grossière entre les vibrations de l'éther
et la prétendue substance de l'âme, ont permis à
VoGT de réléguer dans le royaume des fictions spé-
culatives toute cette prétendue confirmation de l'exis-
tence personnelle après la mort. (Voyez : Supersti-
tion et science, 1855 ^).
La croyance que l'âme humaine ne serait pas
séparée de la matière après la mort, mais qu'elle
passerait à^.is un corps plus parfait, plus délicat,
n'est qu'une hypothèse contraire à tous les faits de
la physiologie. Ces faits nous apprennent que le
corps humain est un composé organique tellement
perfectionné qu'on n'en peut imaginer aucun de plus
parfait en son genre.
Si la philosophie a protesté jontre l'anéantisse-
ment de l'âme après la mort, la morale n'a pas man-
4 . L'ouvrage de Yogt ne nous est parvenu qu'au moment où la
première édilion de notre écrit était sous presse. L'analogie que
le lecteur trouvera dans quelques passages de son œuvre et de la
nôtre n'est donc que l'effet du hasard.
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 295
que non plus de faire entendre ses doléances. Voyons
jusqu*à quel point ces plaintes sont justifiées. On sou-
tient, par exemple , que l'idée du néant éternel est
tellement contraire à tous les sentiments de l'homme ,
et le révolte tellement, que cette raison seule suffi-
rait pour en prouver la fausseté. Sans nous arrêter
à cet appel au sentiment absolument sans portSe au
point de vue scientifique, nous pouvons tout d'abord
constater que l'idée de la vie éternelle a quelque chose
de plus effrayant et de plus choquant que l'idée du
néant éternel. Cette idée, en effet, n'a rien d'effrayant
pour l'homme nourri des principes de la philosophie.
L'anéantissement, le néant est le repos parfait, la
délivrance de toute douleur, de toutes les impres-
sions fâcheuses qui troublent l'être spirituel, par
conséquent, un tel état n'est pas à craindre. Il ne
peut y avoir de douleur dans le néant, pas plus que
dans le repos du sommeil; c'est la pensée seule de
l'anéantissement qui nous effraie. Cette crainte de
la mort, qui est naturelle à tous les hommes, aux
plus malheureux et même aux plus sages, n'est pas
l'horreur de la mort, mais, comme dit Montaigne
avec justesse, la pensée d'être mort, pensée que
celui qui meurt croit devoir persister encore après la
mort, car il voit en*idée dans le sombre tombeau ou
autre part, le cadavre qui n'est plus lui-même, mais
qui est pourtant sa propre personne. Fighte dit avec
beaucoup de vérité : « 11 est clair que celui qui
n'existe pas n'éprouve pas de douleur. L'anéantis-
sèment, s'il a lieu, ne saurait donc être un mal. »
296 FORCE ET MATIERE
Au contraire, Tidée de la vie éternelle, la pensée
de ne pouvoir mourir, est ce que l'imagination de
l'homme a pu inventer de plus effrayant , et Thor-
reur que cette idée inspire depuis longtemps, se
montre dans le mythe du juif errant Ahasvérus.
Les philosophes de l'école, sentant le peu de fon-
dement de la doctrine de l'immortalité de l'âme,
mais voulant cependant concilier la philosophie avec
la foi dans une alliance contre nature, ont eu re-
cours à des expédients très^singuliers et très-peu
philosophiques. « Le désir de notre nature, dit
Carrière, le penchant irrésistible de connaître la
solution de tant d'énigmes demande l'immortalité,
et beaucoup de maux sur la terre feraient une dis-
sonance choquante dans l'harmonie du monde, si
elle ne trouvait pas sa solution dans une harmonie
supérieure, pour que ces maux servissent à la puri-
fication et aux progrès de l'individualité. Cette con-
sidération et d'autres de même nature donnent, à
notre point de vue, la certitude subjective, la con-
viction du cœur de l'immortalité de l'âme, etc. »
Chacun peut, il est vrai, avoir des convictions de
cœur ; mais vouloir les confondre avec les questions
philosophiques, c'est sortir de la science. Ou une
chose est conforme à la raison et à l'expérience —
alors elle est vraie : ou elle y est contraire — alors
elle n'est pas vraie et ne peut trouver de place
dans un système philosophique. Il se peut que nous
Çjoyons entourés de bien des mystères; n'en déplaise
à maint philosophe allemand, il serait peut-être bien
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT !297
beau que dans le ciel, comme dans le dernier acte
d'un drame attendrissant , le dénoûment de la pièce
finît par une harmonie mélancolique ou par une joie
et une reconnaissance générale — mais la science
n'a pas à s'occuper de ce qui pourrait être , mais
seulement de ce qui existe, et par suite de nom-
breuses expériences, elle est obligée de conclure que
rhomme n'existe que pour un temps. La solution
complète de Ténigme de l'univers, comme Car-
rière le demande, c'est-à-dire une connaissance par-
faite, est une impossibilité pour Tesprit humain. Au
moment bùrhomme serait parvenu à ce point, il serait
créateur lui-même et pourrait gouverner la matière
à son gré. Cette connaissance équivaudrait à la dis-
solution, à la mort, à l'anéantissement, et il n'y a
point d'être qui puisse la posséder. Point de vie là
où il n'y a point d'effort ; la vérité entière serait
une condamnation à mort pour celui qui l'aurait
comprise, et il périrait infailliblement d'apathie et
d'inaction. Déjà Lessing, en se rendant compte de
cette idée, sentit un tel ennui qu'il en fut saisi « d'an-
goisse et de douleur. » En admettant, dans une autre
vie, une tendance continuelle vers la dernière so-
lution du fini et de l'infini de l'esprit humain , on ne
gagnerait rien, malgré le perfectionnement relatif,
et l'on n'aurait pas la conclusion ; la seconde vie se-
rait une répétition augmentée et corrigée de la pre-
mière, avec les mêmes défauts fondamentaux, avec
les mêmes contradictions et avec le même manque
de résultat. Cependant comme le surnuméraire pré-
298 FORGE ET MATIÈRE
fère un emploi provisoire à rien, de môme des mil-
liers d'hommes, dans leur esprit borné, s-attachent à
la perspective incertaine et problématique d'une
existence éternelle ou temporaire.
Enfin ces philosophes, qui n'hésitent pas, quand il
s'agit de l'immortalité de Tâme, à abandonner tous
les principes dont ils aiment à faire parade en toute
autre occasion et à en appeler à un vague surnatura-
lisme, ne valent guère la peine qu'on les écoute.
Voici ce que décrète Fichte : « L'existence infinie,
après la mort, ne peut être expliquée par de simples
conditions naturelles, et n'a pas besoin de l'être,
parce qu'elle est hors de toute nature. S'il est im-
possible de comprendre comment au point de vue
empirique, une existence éternelle est possible, il faut
pourtant qu'elle soit possible ; car elle réside en ce
qui est au-dessus de toute nature. » De telles asser-
tions n'ont de valeur que pour celui qui croit et veut
croire, et qui par conséquent n'en a pas besoin ;
toutes les autres personnes trouveront naturel que,
dans une controverse, l'homme ait recours à la cri-
tique et qu'il examine si les arguments sont con-
cluants, d'après l'expérience, la raison et les faits
des sciences naturelles. Par l'examen de cette ques-
tion on trouvera que Fichte avait raison de dire qu'il
faut renoncer à la raison et à la perception des sens
pour concevoir l'existence personnelle après la mort.
Les inventions de quelques philosophes natura-
listes qui s'imaginent donner, par des hypothèses,
une base scientifique à la doctrine de l'immortalité
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT S99
de Tâme n'ont pas plus de valeur que ces oracles
philosophiques. Ainsi M. Drosbagh a découvert
que chaque corps contenait un nombre infini de mo-
nades capables d'avoir la conscience d'elles-mêmes,
qui parviennent peu à peu au développement de la
conscience, mais qui retournent à leur origine après
la mort. Ces monades se réunissent de nouveau, ou
dans un temps très-éloigné, ou dans d'autres globes,
et forment un nouvel homme avec le souvenir de sa
vie antérieure. Ces monades problématiques sont
trop peu palpables pour qu'on soit tenté de s'en oc-
cuper.
Au reste, qu'il nous soit permis de faire une re-
marque à propos de rimmortalité individuelle; nous
voulons indiquer seulement la foule d*impossibilités
impliquées par l'existence éternelle et la réunion en
un même lieu de ce nombre infini d'âmes humaines,
dont la culture intellectuelle est si différente et si
infiniment divergente. La vie éternelle doit être,
selon les avis assez unanimes, un perfectionnement,
un développement de la vie terrestre. D'après cette
donnée, il serait absolument nécessaire que chaque
âme atteignît sur cette terre, au moins un certain
degré de culture qui servit de point de départ à des
degrés plus élevés. Que Ton songe maintenant aux
âmes des enfants morts en bas âge, ou à celles des
peuples sauvages ou seulement à celles des basses
classes de la société européenne! L'instruction vi-
cieuse du peuple ou celle des enfants doit-elle être
continuée dans Taulre vie, sur une échelle plus éten-
300 FORCE ET MATIÈRE
due? « Je suis las de traîner ma vie sur les bancs de
Técole, » dit Danton, dans la Mort de Danton par
George Buchner. Que fera-t-on, demandons-nous,
des âmes des animaux? L'orgueil humain n'a songé
qu'à lui-même dans cette occasion, il n'a pas voulu
voir qu'il convenait de concéder à l'animal le môme
droit qu'à l'homme. Nous démontrerons dans un
autre chapitre, que les sciences naturelles no con-
naissent pas de différence essentielle et marquante
entre l'homme et Tanimal, mais que dans ce point,
comme partout dans la nature, il n'y a que des
transitions insensibles, et que l'âme humaine et l'âme
animale ne sont au fond que la même chose. Il se-
rait difficile, nous disons même impossible, aux
partisans de l'immortalité individuelle qui n'admet-
tent pas l'existence éternelle de l'âme des animaux,
de déterminer la différence qui existe à la limite
entre l'âme humaine et celle de l'animal. Cette
dernière ne se distingue pas de l'autre en qualité ,
mais en quantité, et la validité d'une loi géné-
rale de la nature doit être de rigueur pour l'une et
pour l'autre. « Si l'âme de Thomme est immortelle,
il faut que celle de l'animal le soit aussi. Toutes
deux ont les mêmes droits à l'existence après la
mort, à cause de leurs mêmes qualités fondamen-
tales. » (BuRMEiSTER.) Si l'ou dcsccud de consé-
quence en conséquence jusque dans les classes des
animaux les plus inférieurs, auxquels on ne peut
pas non plus refuser une âme, toutes les raisons
morales que l'on a fait valoir en faveur de Timmor-
r.
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 301
talité individuelle s'écroulent d'elles-mêmes, et il en
résulte des absurdités qui renversent tout Tédifice
de ces belles espérances * . Il suffira d'ailleurs de se
reporter aux notions établies dans les chapitres con-
sacrés à l'étude du ciel et à la démonstration de
l'universalité des lois naturelles, pour comprendre
l'impossibilité scientifique de Texistence extra-ter-
restre d'un monde supérieur, où se réuniraient défi-
nitivement les âmes des morts délivrés à jamais des
liens de la matière.
On a enfin soutenu et on soutient encore que
ridée de l'immortalité de l'âme comme celle de Dieu
est innée dans l'homme, et par conséquent irré-
futable; que pour cette raison il n'y a point de
religion qui n'ait adopté Timmortalité de l'âme
comme l'un de ses premiers dogmes fondamentaux.
Nous croyons avoir assez parlé des idées innées, et
quant aux religions et aux sectes auxquelles l'idée
de l'immortalité de l'âme était inconnue, elles n'ont
jamais manqué. Les principales sectes des Juifs ne
se doutaient point de la prétendue immortalité de'
l'âme. Selon Righter (Cours sur l'existence indivi-
i. Le missionnaire Moffat raconle une anecdote intéressanle.
Un membre de la tribu des Bechuanas (intérieur de l'Afrique
méridionale) se présenta un jour chez lui et demanda, en montrant
son chien : « Quelle est la différence entre moi et cette créa-
ture? Vous prétendez que je suis immortel, pourquoi mon chien
et mon bœuf ne le seraient-ils pas? Ils meurent^ et voyez-vous
quelque chose de leurs âmes? Quelle différence y a-t-il entre
rhomme et l'animalf Aucune, si ce n'est que Thomme est un plus
grand fourbe. »
aOÎ FORCE ET MATIÈUË
duelle après la mort) le plus grand nombre de nos
théologiens sont d'accord, que, dans les livres du
Vieux Testament écrits avant l'exil de Babylone, il
n'y a pas de traces certaines d'une doctrine touchant
rimmortalitô de l'âme. La doctrine de Moïse ne
renvoie jamais à une récompense au ciel ou après la
mort. La religion primitive du grand Gonpucius ne
dit rien de l'autre monde. Le bouddhisme, qui compte
deux cent millions d'adhérents, ne connaît pas d'im-
mortalité et enseigne le néant, comme le but le plus
élevé de l'affranchissement *.
La noble nation des Grecs, supérieure à bien des
titres à notre siècle infatué, ne connaissait qu'un
empire des ombres, et on sait que dans toute l'anti-
quité romaine le dogme de l'immortalité n'a eu que
de faibles racines et de rares partisans. Les voya-
4. Cette religion remarquable, dont la doctrine fondamentale
est puisée dans la nature seule, a été instituée 600 ans avant J.-C.
par un prince royal de Tlnde. (Gautama ou Buddah.) Elle ensei-
gna Talbéisme et le matérialisme, abolit les castes et les sacrifices,
prêcha régalité des hommes, et ne pril tous ses principes que
dans Thomme même; elle conquit tous les cœurs en peu de temps
et fut professée par presque un tiers des hommes d'alors, jusqu'en
Tan 800 après J.-G. où la réaction des prêtres ou Bramins Textirpa
dans rindo^ après les guerres religieuses les plus sanglantes. Se-
lon cette doctrine, la matière primitive ou Procriti est la seule
chose existante, divine en soi et par soi. Cette matière contient
deux espèces de forces qui peuvent effectuer deux manières
d'être de cette matière, le repos et Tactiviié. En conséquence elle
reste, d'une part, en repos avec la conscience, dans un état
absolu et inactif, et c'est l'étal de la béatitude ou du néant- pri-
mitif (Çunja). Mais d'autre part, la ipatière veut sortir d'elle-
même, en vertu de son activité. Elle devient active et produit des
formes passagères. Par cet acte elle perd la conscience, et ce
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 303
geurs citent un grand nombre de peuples qui ne
savent rien de la croyance d'une existence indivi-
duelle après la mort, ou chez lesquels cette croyance
est tellement vague qu'elle n'a aucune valeur . (Voyez
Histoire critique des religions parMeiners, 1806 et
1807.) Le docteur J.-G. Helfer rapporte que les
Seelongs de • l'Inde croient à de bons et à de
mauvais esprits qui dirigent les mouvements des
choses naturelles, qui font croître les plantes, etc.;
n'est que dans l'homme qu'elle la reprend; il y a donc, de cette
manière, une conscience primitive et une conscience secondaire.
La tâche de l'homme est de reproduire cette conscience primiiive,
de se replonger dans cet état du néant en repos et de s'identiûer
avec le néant. Parvenu à ce degré, il reconnaît qu'il n'y a rien de
réel que cette matière primitive et que rien n'existe en dehors
d'elle. L'homme, en atteignant ce second degré de la conscience,
s'identifie par son esprit avec le néant qui a la conscience, et lui-
même devient un bouddah, c'est-à-dire : un homme qui sait, ou
homme-dieu, etc. — De la doctrine de Bouddah découla, comme
développement du système^ la doctrine appelée Vaiceseica, qui
s'accorde dans toutes ses parties avec les résultats des sciences
naturelles modernes. Le fondateur de cette doctrine s'appelle
Kanada ou le donneur d'atoiùes. Selon lui, la matière primitive
n'a pas de conscience. Elle n'est que matière et n'a pas de principe
spirituel; l'homme seul a la volonté avec la conscience. Ce n'est
que la combinaison des atomes qui produit la série des développe-
ments. Le monde est éternel et existe par lui-même ; mais il ne peut
parvenir à la conscience que dans l'homme. La conscience ne
s'acquiert qu'au moyen de la perception par les sens. L'âme
n'est qu'une forme du corps, laquelle dépend des modifications
des forces résultant de la combinaison des atomes. L'âme périt
avec la décomposition des atomes ; il n'y a pas d'immortalité in-
dividuelle. Les écoles principales de cette doctrine sont les
Tscharvakas et les Lokajatikes. — Le bouddhisme représentant le
principe de Thumanité par excellence, dégénéra plus tard en di-
verses sectes dans le pays où il avait dominé. Cependant les prin-
cipes en sont encore aujourd'hui si puissants dans une partie de
304 FORCE ET MATIÈRE
mais qu'ils n'ont point d'idée d'une vie éternelle et
qu'ils répondent ordinairement à ces sortes de ques-
tions : Nous n'y pensons pas.
Parmi les hommes éclairés de toutes les nations
et de tous les siècles le dogme de l'immortalité de
l'âme n'a eu qu'un très-petit nombre de partisans,
bien qu'ils ne cherchassent pas à faire triompher leur
opinion. Quelles tracasseries Voltaire n'eut-il pas
à endurer pour avoir osé confesser la fragilité de
l'esprit humain ! Mirabeau dit sur son lit de mort :
« Je vais entrer dans le néant ! » et Danton, inter-
rogé par le tribunal révolutionnaire sur ses qualités
seâ adhérents que, selon le rappori du docteur J. G. Hblpbr sur
les provinces du Tenasserim, les bouddhistes qui habitent ces
pays, n'ont pas la manie du prosélytisme, comme les sectateurs
d'autres religions, et qu'ils montrent une égale tolérance pour
toutes les confessions. Ils ne prétendent pas que leur religion soit
la meilleure ou la seule vraie, mais ils déclarent qu'elle leur con-
vient le mieux.
Ceux qui jugent que le dogme de l'immortalité de l'âme est
nécessaire au maintien de la morale publique, ne seront pas peu
surpris en lisant la note de l'argument du dialogue du Phédon de
la traduction de Dacier qui se trouve dans le Système de la nature
page 280 du premier volume, no 78. La voici :
< Lorsque le dogme de l'immortalité de l'âme, sorti de l'école de
Platon, vint à se répandre chez les Grecs^ il causa les plus grands
désordres et détermina une foule d'hommes mécontents de leur
sort à terminer leurs jours. Ptolomée Philadelphe, roi d'Egypte,
voyant les effets que ce dogme, regardé aujourd'hui comme
si salutaire, produisait sur le cerveau de ses sujets, défendit
de l'enseigner sous peine de mort. • Un événement analogue
est arrivé de nos jours. Il s'est formé au commencement de
notre siècle au Birman (Inde), où domine le bouddhisme, une secte
déiste qui admet pour créateur du mtfnde un esprit de Nat tout-
puissant et sachant tout, et qui enseigne une espèce d'immortalité.
Le roi actuel livra quatorze de ces hérétiques au bûcher et per-
sécute encore la secte à outrance.
EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 305
et sa demeure, s'écria : « Ma demeure sera bientôt
le néant! » Frédéric le Grand avouait qu'il ne
croyait pas à l'immortalité de Pâme. Celui qui est à
même d'observer les hommes dans leur famille et
dans les situations critiques de la vie, peut voir
combien les idées de la classe éclairée et môme du
peuple diffèrent des dogmes de TÉglise, et notam-
ment de celui de l'immortalité de l'âme. Il verra
souvent les faits en opposition directe avec les idées
reçues, et il aura souvent occasion d'entendre des
propos qui lui prouveront que la croyance à l'exis-
tence après la mort n'a que de très-faibles racines,
ou qu'elle n'existe point.Toutes les tendances de notre
temps, tout le travail de la société est contraire à ce
dogme. « Qui peut méconnaître, dit Feuerbach,
s'il a des yeux pour voir, que la croyance à l'im-
mortalité de l'âme est effacée depuis longtemps de
la vie ordinaire, et qu'elle n'existe plus que dans
l'imagination des individus, il est vrai très-nombreux
encore? » — Gomment expliquer la crainte de la
mort, malgré toutes les consolations de la religion,
si elle n'était pas la fin des plaisirs passagers de
cette existence ?
Écoutons enfin sur ce sujet les paroles aussi belles
que vraies du philosophe italien Pomponatius, qui
vivait au commencement du xvi® siècle : « Si l'on
veut admettre l'immortalité de l'âme, il faut prouver
avant tout de quelle manière l'âme peut vivre,
sans avoir besoin du corps comme sujet et objet de
son activité. Sans les perceptions nous ne saurions
30d FORCE ET DIATIËRË
rip.n penser; mais celles-ci dépendent d^i corps et
de ses organes. La pensée en soi est éternelle et
immatérielle; mais la pensée humaine est liée aux
sens, ne reconnaît l'abstrait que dans le concret,
n'existe pas sans la perception, et est toujours sou-
mise au temps, puisque les idées viennent et partenj;
Tune ?iprès l'autre. C'est pourquoi notre âme est en
effet mortelle, puisqu'il ne nous reste ni la con-
science ni le souvenir. »
Ce philosophe ajoute que la vertu qui se pratique
pour elle-même est plus pure que celle qui vit dans
l'attente d'une récompense. Cependant on ne peut
blâmer les hommes politiques qui font enseigner
l'immortalité de l'âme, pour le bien public, afin que
les fdbles et les méchants prennent, du moins par
crainte et par espérance, le vrai chemin que les
cœurs nobles et libres choisissent par prédilection
et par amour. Car c'est un mensonge grossier que
de dire qu'il n'y a que le rebut des savants qui
aient nié l'immortalité, et que tous les sages esti-
mables l'aient admise; Homère, Pline, Simonidb,
et Sénèque n'étaient pas méchants, pour n'avoir
pas eu cette espérance; c'étaient des hommes libres
de tout esprit mercenaire.
FORCE VITALE
S'il était possible de croire de bonne foi,
que la vie pût une seule fois suspendre
arbitrairement les lois physiques, il faudrait
renoncer à Tétude de toute science natu-
relle et psychologique.
Ule.
De toutes les idées mystiques qui ont fasciné la
vue des philosophes de la nature, et qui ont pris
naissance dans un temps où les sciences naturelles
étaient encore au berceau, il n'y en a pas qui ait
fait plus de mal aux progrès de la science que celle
que nous connaissons sous le nom de force vitale et
que la science moderne, basée sur l'empirisme, a
reléguée au nombre des fictions. On prétendait que
cette force organique était l'adversaire des forces
inorganiques (pesanteur, affinité, lumière, électri-
cité, magnétisme) et constituait pour les êtres vivants
des lois exceptionnelles dans la nature, capables de
se régir par elles-mêmes, de former, pour ainsi dire,
un État dans l'État, et par lesquelles il serait possible
à ces êtres de se soustraire à l'influence et à Taction
des lois générales de la matière. Si un tel principe
a06 FORCE ET MATIÈRE
venait à prévaloir, il infirmerait notre thèse de
l'universalité des lois physiques et de l'immutabilité
de Tordre mécanique du monde ; nous serions forcés
de concéder qu'une puissance suprême intervient
dans le cours de la nature, et. crée des lois excep-
tionnelles qui se refusent à tout calcul; ce serait une
brèche dans le plan de l'univers; il faudrait que la
science désespérât d'elle-même et, comme Ule le
remarque avec justesse, il faudrait renoncer à l'é-
tude de toute science naturelle et psychologique.
Heureusement la science, loin de céder dans cette
question aux attaques insensées des partisans de la
dynamique, a partout triomphé de ces derniers;
elle a amassé un nombre de faits si évidents que la
force vitale n'est plus qu'une ombre sans corps
dans les sciences exactes, et n'existe plus que dans
le cerveau de ceux qui ne sont pas à la hauteur de
la science. Tous ceux qui font une étude spéciale
de quelque branche des sciences naturelles, ayant
quelque rapport avec le monde organique, rejettent
unanimement la force vitale ; son nom est tellement
discrédité qu'on l'évite. Gomment en serait-il autre-
ment ? Personne ne peut plus croire que la vie soit
sujette à des lois exceptionnelles et qu'elle échappe
à l'influence des forces inorganiques ; on pense au
contraire qu'elle n'est pas autre chose que le produit
de l'action commune de ces forces elles-mêmes.
En premier lieu, la chimie a été à même de
constater que les éléments de la matière du monde
organique et inorganique sont partout les mêmes.
FORCE VITALE 309
que par conséquent ces deux mondes sont formés
des mêmes éléments, et que la vie, dans ses éléments,
ne peut offrir aucun atome matériel qui ne se trouve
également dans le monde inorganique, et qui ne
manifeste son action dans le cercle de la métamor-
phose. La chimie a analysé de môme les corps or-
ganiques, a décomposé les substances de ce& corps
en leurs éléments qu'elle a extraits chacun en par-
ticulier, comme elle Tavait fait pour les corps inor-
ganiques. Cette humeur primitive ( Urschleim)^ comme
on l'appelait, et dont on faisait naître tous les êtres,
n'est qu'un non-sens chimique. Ce fait seul aurait
pu suffire pour bannir de la science toute idée d'une
force vitale. Nous savons que les forces ne sont
rien autre que les propriétés ou les mouvements des
matières, ou que chaque particule ou atome d'un
corps simple possède les mêmes forces ou les mêmes
qualités d'une manière invariable et inséparable.
C'est pour cette raison qu'un tel atome, n'importe
où il se trouve, quelle que soit la combinaison dans
laquelle il entre, quel que soit le rôle qu'il joue,
qu'il réside dans la nature organique ou inorganique,
doit nécessairement se produire partout et dans toutes
les circonstances de la même manière , développer
les mêmes forces et manifester les mêmes effets. Les
qualités des atomes sont indestructibles, comme on
dit scientifiquement. Or, comme l'expérience jour-
nalière montre que tous les organismes sont formés
des mêmes atomes que les corps inorganiques, et
qu'ils n'en diffèrent que dans la manière de se
310 FORCE RT MATIÈRE
grouper, il ne peut y avoir non plus de forces orga-
niques spécifiques, par conséquent point de force
vitale. Toute la vie organique, dit Mulder avec
justesse, s'explique par l'action des forces molécu-
laires. Il est constaté qu'on ne peut rien importer
dans la nature mais qu'on doit tout y trouver.
Mulder compare avec raison l'admission d'une
force vitale à une bataille livrée par des milliers
de combattants, comme s'il n'y avait en activité
qu^une seule force, qui fît tirer les canons, agiter
les sabres, etc. L'ensemble de cet effet n'est pour-
tant pas le résultat d'une seule force, d'une « force
de bataille, » mais la somme des forces et des com-
binaisons innombrables qui sont en activité dans un
pareil événement.
La force vitale n'est donc pas un principe , mais
un résultat. Une combinaison de substances orga-
niques, en s'assimilant des substances inorganiques
qui sont à sa proximité, et en les transformant en
un état identique à celui de ces substances organi-
ques elles-mêmes, ne fait pas cette métamorphose
au moyen d'une force particulière, mais par une
espèce de contagion qui transmet les rapports molé-
culaires de ses propres atomes à ces substances à
assimiler — de la môme manière que nous voyons
passer, dans le monde inorganique, des forces de
certaines substances à d'autres substances.
C'est ainsi que nous sommes à môme d'expliquer
sans peine la naissance de tout le monde organique
sans l'aide de la force vitale, mais d'un seul ou
FORGE VltÀLfi àil
dé quelques points primitifs, quelque faibles qu'ils
soieiit. Nous avons démontré, dans le chapitré qtii
traité de la génération primitive, comment ce com-
mencement a pu ou a dû avoir lieu. Si doûc il faut
reconnaître, d'après les principes généraux de la
philosophie de la nature, qu'il n'y a t)as de lois
exceptionnelles pour le monde organique, cette vé-
rité sera encore plus claire et plus manifeste dans
les cas particuliers ou dans les rapports concrets.
La chimie et la physique nous offrent les preuves
les plus claires que les forces connues des substance^
inorganiques exercent leur action de la même ma-^
nière dans la nature vivifiée que dans la nature
morte. Ces sciences ont suivi et démontré Taction
de ces forces, dans les organismes des plantes et des
animaux, quelquefois jusque dans les combinaisons
les plus subtiles. Il est à présent généralement con-
staté que la physiologie ou la science de la vie ne
peut plus se passer de la chimie et de la physique^
et qu'aucun procédé physiologique n'a lieu sans leS
forces chimiques et physiques. « La chimie, dit
MiALHE, a sans contredit part à la création, à la
croissance et à l'existence de tous les êtres vivants,
soit comme cause, soit comme effet. Les fonctions
de la respiration, de la digestion, de l'assimilation
et de la sécrétion n'ont lieu que par la voie chimi-
que, la chimie seule peut nous dévoiler les secrets
de ces importantes fonctions organiques. > L'oxy-
gène, l'hydrogène, le carbone, l'azote entrent sous
les conditions les plus diverses dans les combinaisons
312 FORCE ET MATIÈRE
des corps, s'allient, se séparent, agissent conformé-
ment aux mêmes lois que quand ils se trouvent en
dehors de ces derniers. Les corps composés mômes
peuvent présenter les mêmes caractères. L'eau, qui
entre pour une si grande part dans la substance des
êtres organisés, sans laquelle il n'y a ni vie ani-
male ni vie végétale, qui pénètre, amollit, dissout,
coule, suivant les lois de la pesanteur; l'eau s'éva-
pore, se précipite et se forme exactement au dedans
de l'organisme comme au dehors. Les substances
inorganiques, les sels calcaires que l'eau renferme à '
l'état de combinaisons sont déposés par elle dans les
os des animaux et dans les vaisseaux des plantes, où
ces substances affectent la même solidité que dans
la nature inorganique.
Dans les poumons, l'oxygène de l'air, par son
contact, communique au sang veineux de couleur
noire la même couleur vermeille que l'on obtient
en agitant du sang dans un vase au contact de l'air.
Le carbone qui se trouve dans le sang, éprouve dans
ce contact les modifications amenées par la combus-
tion, et là, comme partout ailleurs, se change en
acide carbonique.
On peut avec raison comparer l'estomac à une
cornue, dans laquelle les substances mises en con-
tact se décomposent, se combinent, etc., confor-
mément aux lois générales de l'affinité chimique.
Un poison qui est entré dans l'estomac peut être
neutralisé, comme si l'on agissait au dehors; une
substance morbifique qui s'y est fixée est neutralisée
FORCE VITALE 3i3
et détruite par les remèdes chimiques, comme si ce
procédé avait lieu dans un vase quelconque, et non
dans rintérieur de l'organe. Les changements chi-
miques que les aliments subissent par leur séjour
dans l'estomac et dans le canal intestinal, ont été
constatés de nos jours, pour la plupart, jusque dans
les moindres détails, et leur assimilation aux vais-
seaux et aux substances du corps a été reconnue.
On a observé de même que les corps simples des
aliments sortaient du corps exactement dans la
même quantité, par différentes voies, qu'ils y sont
entrés, les uns sans avoir subi d'altération, les
autres sous d'autres formes ou combinaisons. Rien
ne se perd dans cette opération, ni aucun atome ne se
change en un autre. La digestion est un acte de
simple chimie. L'action des médicaments n'est pas
autre chose non plus, à moins que d'autres forces
ne s'y opposent. Tous les médicaments qui sont in-
solubles dans les parties fluides de l'organisme, et
par conséquent inaccessibles à l'action chimique,
doivent être considérés comme entièrement ineffi-
caces.
Nous pourrions citer une infinité de ces faits.
« Ces observations, dit Mialhe, nous apprennent
que toutes les fonctions organiques ont lieu à l'aide
de procédés chimiques, et qu'un être vivant peut
être comparé à un laboratoire chimique, dans lequel
s'accomplissent les actes qui constituent la vie dans
leur ensemble. Les procédés mécaniques, déterminés
par les lois physiques de l'organisme vivant, ne sont
814 FORGB ET MATIÈRE
pas moins clairs. La circulation du sang a lieu par
un mécanisme aussi parfait qu'on puisse Timaginer,
Tappareil qui la produit ressemble tout à fait aux
œuvres mécaniques, exécutées par la main de
rhomme. Le cœur est pourvu de valvules et de
soupapes, comme une machine à vapeur, et leur jeu
produit un bruit distinct. L'air, en entrant dans les
poumons, frotte les parois des bronches et caùise le
bruit de la respiration. L'inspiration et la respira-
tion sont le résultat de forces purement physiques.
Le mouvement ascensionnel du sang, des parties in-
férieures du corps au cœur, contrairement aux lois
de la pesanteur, ne peut avoir lieu que par un appa-
reil purement mécanique. C'est par un procédé mé-
canique que le canal intestinal, au moyen d'un
mouvement vermiculaire, évacue les excréments de
haut en bas; c'est encore d'une manière mécanique
qu'ont lieu toutes les actions des muscles, et que les
hommes et les animaux exécutent les mouvements
de locomotion. La construction de l'œil repose sur
les mômes lois que la chambre obscure, et les ondu-
lations du son sont transmises à l'oreille, comme à
toute autre cavité. » La science, dit Krahmer, ne
doute plus aujourd'hui de l'impossibilité de désigner
une qualité physique, qui soit le partage exclusif d'une
espèce de corps ou d'une autre. On sait de plus que
les procédés organiques ne sont nullement spon-
tanés, puisqu'ils s'accomplissent, comme les méta-
morphoses du monde inorganique, à l'aide du monde
extérieur et de forcés physiques inhérentes à ce der-
FORGE VITALE 315
nier. « La physiologie a donc parfaitement raison^
comme le remarque Sghaller, en se proposant au-
jourd'hui de prouver qu'il n'y a pas de différence
essentielle entre le monde organique et le monde
inorganique. »
Si les effets des combinaisons organiques nous
causent parfois quelque surprise, s'ils nous semblent
extraordinaires, inexplicables, en contradiction avec
les effets ordinaires des forces physiques , cela ne
tient nullement à leur spécificité, mais uniquement
à leur extrême complexité. Nous avons vu dans
un chapitre précédent, comment de telles combinai-
sons sont capables de produire des effets en appa-
rence extraordinaires. — Reconnaître ces différentes
combinaisons, tel eit le but actuel de la physio-
logie. — Beaucoup de difficultés, dont la solution
semblait impossible, ont été déjà résolues par la
science, et l'avenir lui réserve la solution d'un
plus grand nombre. Le temps approche où, selon
l'expression de Liebig, la physiologie, aidée de la
chimie organique, sera à môme de rechercher les
causes des phénomènes qui se cachent à nos yeux.
Cependant, parce que dans ces phénomènes beau-
coup de procédés, la plupart même, sont encore
inexplicables, parce que leurs rapports intérieurs
ne sont pas encore dévoilés, parce que la dépen-
dance des lois chimiques et physiques de chacun de
ces procédés n'est pas constatée, faut-il en conclure
que ces phénomènes ne soient pas soumis à ces lois
et qu'il y ait une force inconnue, dynamique qui les
316 FORGE ET MATIÈRE
régit? Un tel raisonnement serait contraire à la
science. La science nous impose, au contraire, le
devoir de déclarer, en inférant, selon les lois im-
muables de l'induction , du connu à l'inconnu ,
qu'une loi universelle, constatée pour une partie
des phénomènes organiques, s'applique à tous ces
phénomènes.
Rappelons seulement les expériences qui ont été
faites tout récemment, et considérons qu'il n'y a
que peu de temps que nous connaissons une foule
de procédés, dont l'ignorance avait été le principal
argument en faveur des merveilleuses forces vitales.
Depuis quand connaît-on le procédé chimique de la
respiration et de la digestion, les procédés mysté-
rieux de la génération et de la fécondation, qui
peuvent être comparés aux plus simples actes mé-
caniques du monde inorganique? Le sperme n'est
plus, comme on croyait, l'émission liquide d'une va-
peur vivifiée et vivifiante, mais une matière se por-
tant en avant d'une manière mécanique, à l'aide dey
animalcules spermatiques, et ce que l'on prenait
autrefois pour l'effet de cette vapeur vivifiante, est
l'effet immédiat et mécanique du contact de l'ovule
et du sperme. Combien de procédés du corps animal,
telle que l'excrétion de particules de substance sur
la membrane muqueuse et en dehors, contrairement
aux lois de la pesanteur, ont semblé inexplicables,
et ont contribué à accréditer l'admission d'une force
vitale, jusqu'à ce qu'on ait découvert l'intéressant
phénomène du mouvement vibratile, procédé basé
FORGE VITALE 3*7
sur des principes purement mécaniques. Ce mouve-
ment remarquable est indépendant de l'influence de
la vie, et dure encore longtemps après la mort, pour
ne finir qu'avec le complet ramollissement des par-
ties organiques par la putréfaction. On a observé
sur une tortue, que quinze jours après la mort de
l'animal, les cellules élémentaires conservaient en-
core leur mouvement, tandis que la chair se dis-
solvait en humeur putride. Quelles lumières la
découverte des cellules sanguines n'a-t-elle pas jetées
. sur les propriétés du sang ; celle de l'endosmose et
de l'exosmose sur l'absorption et la résorption !
Quelle clarté ne vient pas de répandre aujourd'hui
la physique sur l'action physiologique la plus mer-
veilleuse, et en apparence la plus incompréhensible
du corps animal, l'activité des nerfs? Il en ressort
toujours avec plus d'évidence le rôle important que
joue la force inorganique, l'électricité, dans ces pro-
cédés organiques.
« Vivre, dit Virghow, n'est qu'une forme parti-
culière de la mécanique, et même la forme la plus
compliquée, celle dans laquelle les lois ordinaires
de la mécanique s'accomplissent sous les conditions
les plus extraordinaires et les plus variées, et dans
laquelle par conséquent les résultats définitifs sont
séparés des commencements de la métamorphose
par une si longue série de termes intermédiaires qui
disparaissent avec tant de rapidité que nous n'en
saurions rétablir la liaison qu'avec la plus grande
difficulté. »
ai8 FORGE ET MATIÈRE
On a objecté, pour montrer la nécessité de la force
yitale, que la chimie ne pouvait pas créer des com-
binaisons organiques^ c'est-à-dire ces groupements
particuliers d'éléments chimiques dans les combi-
naisons ternaires et quaternaires, dont la composition
suppose toujours un être organique doué de vie et
de force vitale ; on leur a opposé en outre le singu-
lier argument que, s'il n'y avait pas de force vitale
et que la vie fût le résultat de procédés chimiques, il
faudrait que la chiinie pût créer des êtres orga-
niques et faire des hommes.
A cette objection les chimistes ne sont pas restés
sans réponse. Us ont montré que la chimie était ca-
pable de créer immédiatement des éléments orga-
niques. Les chimistes ont créé le sucre de raisin et
plusieurs acides organiques. Ils ont créé diflféreiites
bases organiques et entre autres l'urée, cette subs-
tance organique par excellence, en réponse aux
médecins qui leur objectaient leur impuissance à
créer les produits de l'organisme (Mialhe). Chaque
jour nous voyons s'accroître la puissance des chi-
mistes pour créer des combinaisons très-complexes
avec les éléments des corps simples. Tout récem-
ment, le chimiste français Berthelot a réussi à faire
la synthèse des différents carbures d'hydrogène et
cette découverte a servi de point de départ pour la
composition artificielle des principes immédiats de
l'organisme. « Il y a à peine quinze ans, dit le doc-
teur ScHiEL, dans \xn article qui nous a été commu-
niqué en manuscrit, qu'on a jugé presque impossible.
FORCE VITALE 3lft
non dans le laboratoire de la nature, mais dans celui
du chimiste, de faire la synthèse de substances orga-
niques, c'est-à-dire la création de substances orga-
niques à l'aide de substances inorganiques, et aujour-
d'hui on fait de l'alcool et de précieux parfums avec
du charbon de terre, des bougies avec l'ardoise, de
l'acide prussique , de l'urée, de la taurine et une
quantité d'autres corps, qu'on croyait autrefois ne
pouvoir être créés que de substances végétales ou
animales , avec de simples matières que fournit la
nature inorganique. Aussi la distinction qu'on fait
entre les chimies organique et inorganique, n'a-
t-elle plus aujourd'hui qu'une valeur conventionnelle
pour la classification; elle ne répond nullement aux
phénomènes , seulement elle rend leur classification
plus facile *. Au reste, si l'on voulait admettre que la
création des combinaisons ternaires et quaternaires
ne peut s'accomplir qu'à l'aide de la force vitale, il
faudrait admettre aussi que les êtres organisés, qui
développent le principe de la vie au plus haut de-
^ , En 1828 WoEHLER, en produisant Turée d'une manière arti-
ficielle, renversa l'ancienne théorie qui soutenait que les combi-
naisons organiques ne pouvaient être formées que par des corps
organiques. En 4S56M. Berthelot créa Tacide formique avec des
substances inorganiques (l'oxyde de carbone et l'eau), en chauf-
fant ces matières avec de la potasse caustique et sans la coopé-
ration d'une plante ou d'un animal. Bientôt après on parvint à
obtenir, directement avec ces éléments^ la synthèse de l'alcool. On
peut même aujourd'hui tirer la graisse artificielle de l'acide oléique
et de la glycérine, — deux substances qui peuvent être créées par
la voie purement chimique; c'est là le résultat le plus extraordi-
naire que la chimie synthétique ait fourni jusqu'à nos jours.
320 FORCE ET MATIÈRE
gré, n'oi^t pas de force vitale, puisque les animaux
n'ont pas la faculté de créer des combinaisons inor-
ganiques, et qu'ils dépendent absolument du monde
végétal qui seul peut transformer les substances
inorganiques en substances organiques.
Il résulte de toutes ces données, et il n'est plus
douteux pour celui qui sait apprécier les faits et la
méthode d'induction, qu'il faut bannir de la science
l'idée d'une force organique produisant les phéno-
mènes de la vie d'une manière arbitraire et indé-
pendante des lois générales de la nature, — que la
nature, ses substances et ses forces ne forment qu'un
seul tout sans bornes et sans lois exceptionnelles,
— et enfin que cette séparation rigoureuse qu'on
prétend faire «ntre le monde organique et inorga-
nique, n'est qu'une distinction arbitraire, de sorte
que ces deux mondes ne diffèrent entre eux que dans
la forme extérieure et dans le groupement des atomes
matériels, mais non dans leur essence.
« C'est une vérité pour qui veut l'admettre, dit
Krahmbr, que les métamorphoses des corps orga-
nisés répondent à l'idée d'une classe, d'une espèce
ou d'un genre, tandis que les métamorphoses des
corps inorganiques ne sont pas soumises à une pa-
reille restriction. Si la tôle prend la forme du clou,
répond-elle à l'idée de tôle? ne répond-elle pas plutôt
à l'idée de clou? Et pourtant la tôle et le clou sont
du fer. Si la chenille devient papillon, qu'y a-t-il de
plus ou de moins dans cette métamorphose, que la
tôle changée en clou? » La distinction entre les
FORGE VITALE 32i
formes organiques et inorganiques, n'est que le ré-
sultat du premier groupement des molécules qui
donne naissance à la variété de ces formes. Mais
la formation du cristal démontre que le monde inor-
ganique a aussi pour ses formes des lois détermi-
nées, qui ne peuvent être transgressées et qui se
rapprochent de celles du monde organique, « Allé-
guer la force vitale, dit Vogt, n'est qu'une circon-
locution pour cacher notre ignorance. Elle est du
nombre de ces portes de derrière si nombreuses dans
les sciences par lesquelles se sauvent toujours les
esprits superficiels, qui reculent devant l'examen
d'une difficulté pour se contenter d'admettre un mi-
racle imaginaire ».
La doctrine de la force vitale est aujourd'hui une
cause perdue. Ni les efforts des naturalistes mys-
tiques pour ranimer cette ombre, ni les lamenta-
tions des métaphysiciens conjurant les prétentions et
rirruption imminente du matérialisme physiolo-
gique, et lui contestant sa part aux questions philo-
sophiques, ni les voix isolées qui signalent des faits
encore obscurs de la physiologie, tout cela ne peut
sauver la force vitale d'une ruine prochaine et com-
plète .
24
AME ANIMALE
L'intelligence de Tanimal se manifeste
de la même manière que celle de l'homme.
On ne peut admettre une diCFérence d'es-
sence, mais seulement de degré entre l'ins-
tinct et la raison.
Krahmer.
Le corps humain est une forme modi-
fiée du corps animal; l'âme humaine est
une âme animale à une plus haute puis-
sance.
BURMEISTER.
Le grand abtme qu'on admet encore en-
tre l'entendement et 1 instinct sera comblé
entièrement, et Tesprit sera soumis à la
juridiction de lois physiques déterminées.
Les meilleures autorités en physiologie sont ac-
tuellement d'accord sur ce point que l'âme des
animaux ne diffère pas de l'âme humaine en qualité,
mais seulement en quantité. Tout récemment encore
VoGT a traité cette question, avec le rare talent
qu'on lui connaît, et il l'a décidée dans le sens que
nous venons d'indiquer; nous n'avons donc pas
grand'chose à ajouter à sa discussion. L'homme n'a
pas de prééminence absolue sur l'animal, sa supé-
AME ANIMALE 333
riorité intellectuelle sur ce dernier n'est que relative.
Il n'a aucune faculté intellectuelle en privilège;
ce n'est que la plus grande intensité de ces facul-
tés et leur union qui lui donnent la supériorité.
La cause naturelle et nécessaire de la perfection des
facultés de Thomme se trouve dans le développement
plus parfait de l'organe matériel de la pensée. De
même qu'il y a une échelle non interrompue dans
le développement physique de cet organe, du plus
inférieur des animaux au plus parfait des hommes,
de môme il y a une échelle de qualités intellectuelles
correspondant au plus ou moins grand développe-
ment de l'organe, depuis le degré le plus inférieur
jusqu'au plus élevé. On ne peut trouver de diffé-
rence essentielle, ni dans la forme ni dans la compo-
sition chimique, entre le cerveau de l'homme et
celui des animaux; quoique les différences soient
grandes, elles ne consistent qu'en degrés. Ce fait
seul, joint à ceux que nous avons rapportés sur la
dépendance des fonctions intellectuelles, de la forme,
de la grosseur et du mode de composition du cer-
veau, pourrait suffire pour prouver cette vérité.
C'est par une singulière présomption que l'homme
s'est complu à donner le nom d'instinct aux mani-
festations intellectuelles des animaux. Mais il n'y a
pas d'instinct dansle sens qu'on attache ordinairement
à ce mot ; ce terme ne prouve évidemment, selon
l'expression du docteur Weinland^ * que notre pa-
resse d'esprit, et nous épargne les efforts que réclame
l'étude pénible de l'âme animale « , ou, comme dit
324 FORGE ET MATIÈRE
l'Anglais Lewes, » c'est un de ces mots qui cachent
aux hommes leur ignorance. « Il n'y a pas de né-
cessité immédiate résultant de l'organisation intel-
lectuelle, ni de penchant aveugle et arbitraire qui
fassent agir les animaux, mais une réflexion résul-
tant de comparaison et de jugement. Le procédé
intellectuel par lequel a lieu cette opération est le
môme que celui de l'homme, quoique la force du
jugement soit plus faible. Sans doute cet acte de
volonté produit par la réflexion est tellement res-
treint par les conditions extérieures et intérieures
que la liberté du choix est souvent nulle ou circons-
crite dans des limites extrêmement étroites. Mais il
en est de même des actions de l'homme, et le libre
arbitre dont il croit jouir dans le sens étendu du
mot n'est qu'une chimère. On aurait le môme droit
de dire, en faisant dériver de l'instinct toutes les
actions des animaux, que l'homme ne suit dans ses
actions qu'une impulsion instinctive. Mais Tune et
l'autre de ces conclusions sont fausses. L'animal
réfléchit, pense, acquiert de l'expérience, se rappelle
le passé, songe à l'avenir, sent comme l'homme, et
il n'est pas difficile de prouver que ce qu'on a cru
un instinct aveugle dans l'animal est le résultat de
la conscience, de l'intelligence. « L'opinion, dit
GzoLBE, que les animaux n'ont pas d'idées, de juge-
ment et de raisonnement, est démentie par l'expé-
rience. * C'est le comble de la folie, dit le fameux
Système de la nature, de refuser les facultés intel-
lectuelles aux animaux; ils sentent, ils ont des idées,
AME AI^IMALE 325
ils jugent et comparent, ils choisissent et délibèrent,
ils ont de la mémoire, ils montrent de l'amour et de
la haine, et souvent leurs sens sont plus fins que les
nôtres. » — Ce n'est pas par instinct que le renard
établit sa tanière avec deux issues, et vole les poules
de la basse-cour, au moment qu'il sait que le maître
et les valets sont absents ou à table, mais par déli-
bératicfti. Ce n'est pas l'instinct qui rend les animaux
plus âgés plus prudents que les jeunes, mais l'expé-
rience. Ces exemples, qui sont nombreux et connus
de tout le monde, prouvent que les animaux ont delà
réflexion et du jugement. Tous ceux qui ont l'occa-
sion d'observer les chiens, peuvent raconter des
choses surprenantes de leur intelligence et de leurs
ruses ^ Qu'on lise ce que Dujardin raconte de l'in-
4. M. le professeur HiNRiCHS (La vie dans la nature, etc., 4854)
croit que Tanimal n'a ni idées ni aperceptions, parce que dans ce
cas, il pourrait p. ex. se promener seul sans maître et entrer par
hasard dans quelque auberge. M, Hinrichs, sans doute, n'a pas
eu occasion d'observer les chiens. Que ces derniers se promènent
sans maître et entrent dans les auberges qui leur sont connues,
c'est un fait qu'on peut voir tous le& jours. Il n'y a pas de question
en histoire naturelle qui montre avec plus d'évidence la position
fâcheuse des philosophes théoriciens^ que celle de l'activité de
l'âme animale. Qu'on se donne la peine de lire p. ex. les disserta-
tions philosophiques de M. Jules Schaller, qui d'ailleurs fait une
rare exception parmi les philosophes de l'école, dans son livre inti-
tulé « Corps et âme», 4855, ouvrage qui jouit d'une grande vogue
et dont on a fait plusieurs éditions. M. Schaller établit la diffé-
rence entre l'homme et l'animal, en représentant ce dernier comme
le seul exemplaire de son espèce et l'homme comme individu,
comme Moi. Quelle objection raisonnable pourrait-on faire, si l'on
renversait la construction et qu'on dit : l'animal n'a de valeur que
comme individu, l'homme au contraire comme hotnme ou comme
représentant de son espèce t
326 FORGE KT MATJÉRE
telligence des abeilles, ce que Burdach dit de Tes-
prit des corneilles, ce que Voax rapporte des dau-
phins et de rétonnante éducation d'un jeune chien
par un vieux. Qu'on se rappelle Tanecdote connue
de l'hirondelle qui, au retour du printemps, trou-
vant son nid occupé par un moineau, se vengea de
l'usurpateur, qui se défendait, en se mettant à mu-
rer rentrée du nid ! Pourquoi les animaui qu'on
tire à la chasse, notamment les oiseaux (corbeaux,
moineaux), n'ont-ils pas peur des gens qui ne sont
pas armés de fusils? Qui ne connaît la belle des-
cription de VoGT sur le gouvernement des abeilles?
Qui n'a lu le récit des établissements des chiens dans
les prairies de l'Amérique du Nord? L'Anglais
HooKER dit de l'éléphant : « La docilité de ces ani-
maux était connue de Tantiquité, mais elle perd
infiniment par le récit ; leur bonté, leur docilité et
leur intelligence me surprenaient tellement, qu'il
me semblait que je n'en avais jamais rien lu ni en-
tendu. Notre éléphant était excellent; il était si
docile qu'on lui faisait ramasser avec sa trompe
une pierre ; il la jetait par-dessus sa tête au cava-
lier qui, de cette manière, n'était pas obligé de
descendre dans ses excursions géologiques. » — Il
faut avoir vu et fréquenté certaines classes infé-
rieures de notre société pour comprendre que l'é-
chelle intellectuelle de l'animal à l'homme n'est
nullement interrompue. Sans' parler des races hu-
maines inférieures, on trouve quelquefois des indi-
vidus dans la population européenne, dont l'état
AMË ANIMALE 327
intellectuel est tel qu'on se demande s'ils sont supé*
rieurs à un animal intelligent? Un crétin qui est
aussi une créature humaine, n'est-il pas inférieur à
ranimai? Quelle différence notable y a-t-il entre le
nègre et le singe? Nous avons vu, au jardin zoolo-
gique d'Anvers, un singe qui avait dans sa cage un
lit complet dans lequel il se couchait le soir et se
couvrait comme un homme. Il faisait des tours avec
des cerceaux et des balles et s'adressait aux specta-
teurs, comme s'il voulait leur parler et leur montrer
son adresse. On avait remarqué qu'il suivait du doigt
sa silhouette sur le mur. La vue de cet animal faisait
naître un sentiment pénible, on ne pouvait se défen-
dre de l'idée qu'un être pensant, sensible, semblable
à l'homme, était renfermé dans cette cage. Le nègre
de son côté, selon Texcellente description de Bur-
MEiSTER, se rapproche de la manière la plus frap-
pante du singe, tant dans sa nature intellectuelle
que physique; il a la môme manie d'imitation, la
même lâcheté, en un mot les mômes traits de carac-
tère. L'histoire des nègres les montre, suivant l'ex-
pression d'un correspondant de la Gazette univer-
selle, moitié tigres, moitié singes, comme aussi les ha-
bitants de Taïti. Burmeister dépeint l'homme pri-
mitif du Brésil comme un animal privé j dans toutes
ses actions, de toute intelligence supérieure. Hope
rapporte (Essay on the origin of man, 1831) que dans
les déserts de l'intérieur de Bornéo et de Sumatra
et dans les îles de la Polynésie, errent des hordes
sauvages qui ont une ressemblance parfaite avec le
¥
398 FORGE ET MATIÈRE
babouin, et dont le corps et Tesprit oflPrent à peine
quelque supériorité sur ceux de la brute. Ils ont peu
de mémoire, encore moins d'imagination. Ils sem-
blent incapables de tout souvenir du passé, de toute
prévoyance de l'avenir, etc. Rien ne les fait sortir de
leur apathie, si ce n'est la faim, etc. On ne remarque
en eux aucune autre faculté intellectuelle que cette
ruse basse et bestiale qui appartient au singe, etc. »
On cite souvent le langage comme le trait carac-
téristique qui distingue l'homme de l'animal, et qui
ne laisse pas de doute qu'il n'y ait un abîme entre
les deux. Ceux qui font cette objection ne savent
certainement pas que les animaux aussi parlent. Il
y a une foule d'exemples qui prouvent que les ani-
maux ont, au plus haut degré, la faculté de se
communiquer leurs idées, môme sur des choses
toutes concrètes. Dujardin plaça dans la niche d'un
mur, bien loin des ruches, un vase avec du sucre.
Une seule abeille qui avait découvert ce trésor,
imprima à s^ mémoire l'état des lieux, en volant
autour des bords de la niche et en y heurtant de
la tête; après cet examen, elle s'envola et revint
avec un essaim de ses compagnes qui se jetèrent
sur le sucre. Ces animaux ne s'étaient-ils pas parlé?
Que d'exemples démontrent que les oiseaux se font
des communications détaillées, se concertent, etc.
M. de Frarière, dans son ouvrage sur les abeilles et
leur éducation, raconte les choses les plus extraor-
dinaires établies par l'observation la plus minutieuse,
sur le langage et la faculté de communiquer de ces
1
AME ANIMALE 329
insectes. La manière dont les chamois s'y prennent
{)our placer des sentinelles et pour s'instruire de
l'approche du danger, ne montre pas moins cette
faculté. Est-ce l'instinct qui leur a appris cette pré-
caution, puisque les chasseurs de chamois n'ont pas
existé avant les chamois ?
Beaucoup d'animaux vivant en société, se choisis-
sent un guide et se rangent volontairement sous ses
ordres. Gela peut-il être sans une communication de
part et d'autre ? Mais, l'homme ne comprenant pas
la langue des animaux, croit qu'il vaut mieux la
pier. L'Anglais Parkyns, qui a voyagé en Abyssi-
nie, observa quelque temps les mœurs des singes et
trouva « qu'ils avaient une langue aussi intelligible
pour eux que la nôtre pour nous. » (Revue britan-
nique.) « Les singes, dit Parkyns, ont des chefs,
auxquels ils obéissent mieux que les hommes n'o-
béissent aux leurs, et ils ont organisé un véritable
système de pillage. Si l'une de leurs tribus descend
des fentes de rochers qu'ils habitent, pour piller par
exemple un champ de blé, elle emmène tous ses mem-
bres, mâles et femelles, vieux et jeunes. Après avoir
choisi des avant-gardes parmi les plus âgés de la
tribu qu'on reconnaît à leurs poils longs et touffus,
ils examinent avec soin chaque fondrière avant de
descendre, et grimpent sur tous les rochers d'où l'on
peut découvrir la contrée. D'autres sentinelles cou-
vrent les flancs et les derrières ; leur vigilance est
remarquable. De temps à autre elle s'appellent et
se répondent pour annoncer que tout va bien ou
330 FORCE ET MATIÈRE
qu'il y a du danger. Leurs cris sont si fortement
accentués, si variés, si distincts qu'on les comprend
à la fin, ou que du moins on croit les comprendre.
Au moindre cri d'alarme, toute la troupe s'arrête et .
prête l'oreille, jusqu'à ce qu'un second cri d'une
intonation différente leur fasse reprendre leur
marche. »
Un observateur a raconté récemment qu'il avait
assisté, un jour de printemps, à l'intéressant spec-
tacle d'une délibération d'hirondelles. Un couple
d'hirondelles avait commencé à bâtir son nid sous
le faîte d'une maison. Un jour il arriva une foule
d'autres hirondelles, et une longue discussion s'en-
tama entre celles-ci et les propriétaires du nid.
Toutes sur le toit de la maison et non loin du nid
commencé, elle jetèrent de hauts cris et gazouil-
lèrent à gorge déployée. Après que cette délibéra-
tion eut duré quelque temps, pendant que, quelques
hirondelles se détachaient de la troupe pour ins-
pecter le nid, l'assemblée se sépara. Le résultat fut,
que le couple abandonna le nid commencé, et se
mit à en bâtir un autre à un endroit mieux choisi ^
Les animaux, nous dira-t-on, ont une langue,
mais elle n'est pas susceptible de perfectionnement..
Encore une pure assertion ! Sans parler du perfec-
tionnement possible ou réel de la langue des ani-
maux, par la raison même que nous n'en savons
\ . Un fait plus remarquable encore a été rapporté récemment.
Aux environs d'une ferme dans le village de Weldendorf, près
de Magdebourg, des cigognes, après une délibération sérieuse,
AME ANIMALE 33i
immédiatement que très-peu ou rien, puisque nous
ne la comprenons pas, nous avons pourtant une
foule de faits et d'observations qui démontrent que
la voix des animaux ainsi que leurs gestes et leur
mimique, sont susceptibles, à un certain degré, de
développement et de perfectionnement — faits qui sont
inconnus, sans doute, à ceux qui ont l'habitude de
conclure superficiellement des apparences ou des
abstractions philosophiques. C'est ainsi qu'on re-
marque des différences essentielles dans les sons de
la voix d'animaux sauvages et apprivoisés de la
même espèce. (Fuchs, Vie intellectuelle des ani-
ont jugé une cigogne adultère. Son mari et les autres cigognes la
tuèrent à coups de bec et la jetèrent hors du nid. D'après les ob-
servations de certains bateliers anglais, appelés punters, des
canards sauvages ont des réunions parlementaires et votent. Jus-
qu'à présent ces bateliers ne connaissent de cette langue des
canards que les cris d'avertissement et de sécurité. Mais ces
oiseaux ont^ comme toutes les bêtes, des expressions spéciales
pour marquer leurs sensations de joie, de douleur, de faim, d'a-
mour, de crainte, de jalousie, etc., et certains punters expéri-
mentés les comprennent quand ils parlent de départ, de repos, de
danger, de colère, etc. Ces termes varient même selon les espèces.
Avant chaque départ matinal une discussion très-bruyante et
très-vive a lieu pendant dix à vingt minutes, et ce n'est qu'après
cette délibération qu'on procède au départ. On rapporte aussi
qu'uuQ oie tombée malade en couvant^ se rendit chez une autre
éi lui parla à sa façon; par suite de cette conversation la dernière
remplaça la malade, celle-ci prit place à côté d'elle et mourut une
heure après. D'après F. W, Gruner, le renard a dans la voix des
inflexions et des intonations très - différentes, le chien joyeux
aboie autrement que lorsqu'il est en colère. Le langage des in-
sectes (abeilles, fourmis, scarabées, etc.) au moyen des antennes
et par les mouvements divers des ailes, etc., est, comme on sait,
très-riche et trè?-varié.
Note de la 8» édition.
332 FORGE ET MATIÈUE
maux, 1854.) Si SOUS ce rapport nous revenons à
Thomme, il faut demander de quel développement
est susceptible le langage d'un nègre ou, en géné-
. rai, celui des peuplades sauvages dont les voyageurs
disent, qu'ils parlent plutôt par des signes que par
des sons articulés? La langue des sauvages que nous
venons de voir dépeinte par Hope, consiste en quel-
ques sons rauques et croassants. La langue du
BosGHiMAN est si pauvre de mots, selon Reighen-
BAGH, qu'elle ne consiste qu'en glapissements pro-
duits par la langue, en tons rudes et gutturaux
pour lesquels nous n'avons pas de caractères, et qu'il
est forcé, en beaucoup de cas, de se servir de
gestes. Nous savons au contraire que les facultés
intellectuelles des animaux sont en général suscep-
tibles d'être développées et perfectionnées comme
celles de l'homme. Que de choses admirables ne
voyons-nous pas exécuter par des animaux dressés !
Quelle différence entre le chien de chasse dressé et
celui qui ne l'est pas ! Cette instruction n'est pas,
comme on s'imagine, simplement mécanique ; elle
consiste dans une véritable éducation, dans la ma-
nière de faire comprendre à l'animal le but qu'on
désire lui faire atteindre. Ou bien est-il possible que
le chien arrête le gibier, sans avoir connaissance du
but de ce procédé ? Encore ne faut-il pas attribuer la
cause de la longue et pénible éducation de l'animal
à son manque d'intelligence, mais plutôt, à l'impos-
sibilité de communication directe ; il faut employer
avec lui les mêmes moyens — et on les emploie en
AME ANIMALE 333
eifet — dont on se sert dans l'instruction pénible des
sourds et muets. Mais on sait que, sans être dressés,
tous les animaux apprivoisés ou domestiques de-
viennent, par le commerce de l'homme, des êtres
plus intelligents que dans l'état de nature.
L'assertion que l'intelligence de l'homme est seule
susceptible de développement et de progrès, de son
propre mouvement intérieur, et que celle de l'ani-
mal reste éternellement stationnaire, sans l'impul-
sion de l'homme, manque, d'une part, de justesse, et
ne peut, d'autre part, établir d'une manière sûre
la différence essentielle entre l'âme humaine et l'âme
animale. C'est un fait notoire que l'intelligence des
races humaines les moins élevées n'a pas ce mou-
vement spontané, et ne trouve pas, pour cette rai-
son, de place dans l'histoire de la civilisation; de
pi as, nous avons déjà mentionné dans un chapitre
précédent que le genre humain, dans sa totalité,
a eu besoin d'un temps infiniment long, compara-
tivement au temps historique, pour sentir enfin
cette impulsion spontanée.
Il est donc impossible de nier la transition insen-
sible qui, par d'innombrables degrés intermédiaires,
relie l'animal à l'homme, tant pour les qualités
intellectuelles que corporelles, et ceux qui la nient
préfèrent mettre leur opinion au-dessus des faits.
Toutes les distinctions connues qu'on a fait valoir
en faveur d'une séparation rigoureuse ne sont que
relatives par leur nature, elles ne sont pas absolues.
Gomment peut-il en être autrement ? L'action réci-
334 FORGE ET MATIÈRE
proque des substances et des forces est infiniment
variée dans la nature vivante et doit nécessairement
donner lieu aux productions les plus variées qui
n'ont pas de limites entre elles et se développent en
tous sens et dans une continuité sans interruption.
La nature n'a pas de limites, mais l'intelligence
de l'homme qui a la manie de mettre tout en système,
croit les connaître. Pour cette raison il ne convient
pas à l'homme de se placer au-dessus du monde or-
ganique, et de se considérer comme un être d'une
autre nature et d'une origine supérieure; il lui sied
mieux, au contraire, de reconnaître le lien solide et
indissoluble qui le lie à la nature entière ; il a la même
origine et la môme fin que tout ce qui vit et fleurit.
« Ce qui contribue surtout, dit l'auteur des
hommes et choses (Communications du journal d'un
naturaliste en voyage, 1855), à nous cacher si long-
temps et si hermétiquement le côté psychologique
du monde animal, c'est l'ancienne croyance que
l'homme, doué seul de raison, est séparé des ani-
maux par un abîme infranchissable. Une fois déli-
vrés de ce préjugé et pénétrés de l'idée que le monde
animal, non-seulement sous le rapport physique,
mais aussi sous le rapport intellectuel et moral, con-
tient tous les éléments de l'âme et du corps humains,
nous pourrons créer tout aussi bien une psychologie
comparée qu'une anatomie comparée ^ . »
Le professeur Gotta raconte un fait remarquable,
4 . a Actuellement, dit très-bien F. Frirdrich, il n'y aurait
pas seulement de l'injustice mais aussi de Tineplie à méconnaître
AME ANIMALE 335
et que Darwin a observé le premier dans les îles de
Keeling. Il s'agit d'une écrevisse qui ouvre, d'une
manière singulière, les noix de cocos avec ses pinces
et mange l'amande qu'elles contiennent. On a voulu
trouver dans ce rapport les preuves d'un instinct
inné, et le naturaliste qui raconte ce fait, semble en-
clin à y voir une preuve de la suprême sagesse du
créateur, qui doit avoir créé un animal pour ce but !
Il est étrange qu'un naturaliste puisse avoir une telle
idée, et nous croyons avoir réfuté toute cette doc-
trine dans un chapitre précédent. Il est indubitable
que cet animal a dû tout naturellement se servir de
ses pinces pour ouvrir les noix de cocos; mais cher-
cher dans ce fait autre chose qu'un phénomène na-
turel et croire que l'animal a été gratifié de cet ap-
pareil de pinces à cause des noix de cocos, serait
téméraire. On pourrait soutenir au môme titre, que
l'homme a été créé pour se faire transporter par les
chemins de fer, qu'il a construit les locomotives par
instinct et qu'il a reçu des jambes pour monter dans
les wagons.
les rapports incontestables qui existent entre l'homme et Tanimal.
Il faut être complètement dépourvu de jugement pour refuser à ce
dernier toute aptitude intellectuelle.
Note de la 8e édition.
LE LIBRE ARBITRE
L'homme est libre comme Toiseau dans
sa cage; ses actions sont circonscrites dans
certaines limites.
Lavateb.
il n'y a pas de libre arbitre, d'acte yo-
lonlairequi ne dépende des influences qui
déterminent l'homme à tout instant, et qui
opposent des bornes môme aux plus puis-
sants.
MOLESGHOTT.
L'homme, comme être physique et intelligent, est
l'ouvrage de la nature. Il s'ensuit par conséquent
que non-seulement tout son être, mais aussi ses
actions, sa volonté, sa pensée et ses sentiments sont
fatalement soumis aux lois qui régissent l'univers.
Il n'y a qu'une observation superficielle et bornée
de l'être humain qui puisse nous amener à admettre
la liberté absolue de nos actes. Au contraire, une
étude plus approfondie nous fait voir que l'individu
se trouve dans un rapport tellement intime et né-
cessaire avec la nature, que le libre arbitre et la
spontanéité jouent un rôle très-secondaire dans ses
actions ; cette étude nous montre que tous les phé-
nomènes qu'on a attribués jusqu'ici au hasard et au
LE LIBRE ARBITRE 337
libre arbitre sont régis par des lois déterminées. « La
liberté humaine dont tous les hommes se vantent,
dit Spinoza, n'est que la conscience de leur volonté,
et que l'ignorance des causes qui la déterminent. »
Les connaissances que nous avons de ces lois ne
sont plus le résultat de la théorie ; elles sont prou-
vées par des faits nombreux, et c'est principalement
à la statistique que nous les devons. Cette science
moderne a révélé des lois déterminées dans une
infinité de phénomènes qu'on attribuait au hasard
ou aiu libre arbitre. Souvent, en considérant cha-
cun de ces phénomènes séparément nous perdons
de vue le point d'appui, nécessaire pour reconnaître
la vérité de ces lois. Dans l'ensemble au contraire,
nous voyons l'humanité et les hommes soumis à un
ordre de choses qui les domine fatalement à un cer-
tain degré. On peut dire sans exagération que le
plus grand nombre des médecins et des psycholo-
gistes pratiques .se rangent aujourd'hui, dans l'an-
cienne controverse de la liberté humaine, à l'opi-
nion de ceux qui soutiennent que les actes des
hommes dépendent partout, et en dernier lieu, de
certaines nécessités physiques déterminées, et. que
le libre arbitre joue un rôle très-subordonné et quel-
quefois nul dans tout acte isolé. Pour prouver cette
vérité importante, nous n'avons pas la prétention de
traiter à fond cette inépuisable matière, puisqu'il
faudrait parcourir presque toute l'étendue des con-
naissances humaines. Toutefois notre démonstration
est trop intimement liée à l'idée de l'étude empirique
22
33d FORCE ET MATIÈRE
et philosophique de la nature, pour ne pas appuyer
notre thèse par quelques faits.
Les actions et la conduite de l'individu dépendent
du caractère, des mœurs et du jugement du peuple
ou de la. nation dont il est membre; mais cette
même nation est, à un certain degré^ le produit né-
cessaire du milieu extérieur où elle vit, et dans le-
quel elle s'est développée.
Galton (London Journal of the royal geogr. Soc.
Vol. XXll) dit : « La différence du caractère mo-
ral et de la constitution physique des diverses tri-
bus de l'Afrique méridionale se trouve en rapport in-
time avec la forme, le sol et la végétation des divers
pays qu'elles habitent. Les Boschimans au corps ner-
veux et à la taille de nains occupent les pays arides et
élevés du plateau intérieur, qui ne sont couverts que
d'épaisses broussailles et d'arbustes. Dans les con-
trées ouvertes, montagneuses, ondoyantes et propres
au pâturage résident les Dammares, peuple de pâtres
indépendants, où chaque chef exerce la souveraineté
dans sa petite famille. La race la plus civilisée et la
plus avancée des Ovampos, occupe les riches con-
trées du nord appartenant à l'Angleterre . » Selon
Desor, l'histoire, les mœurs et le caractère des tri-
bus indiennes de l'Amérique, qu'il divise en Indiens
des prairies et des bois, correspondent parfaitement
aux différences du sol qu'elles habitent. Selon l'ex-
pression de Charles Muller, le désert a transformé
en chat le bédouin son habitant, et la devise de cette
race perfide est, comme dit le rapport du général
LE LIBRE ARBITRE 330
Dàumas : « Baise le chien sur la bouche jusqu'à ce
qu'il te donne ce que tu veux. »
« Il y a environ 230 ans, dît Desor, que les pre-
miers colons anglais abordèrent à la Nouvelle-
Angleterre. Dans ce peu de temps il s'est opéré
un changement profond dans ces colons ; le type
américain s'est développé. Ce résultat peut être at-
tribué principalement à l'influence du climat. Le
type américain se distingue par le peu d'embon-
point, par le cou allongé, par le tempérament actif
et toujours fiévreux. Le peu de développement du
système glandulaire, qui donne à la figure des Amé-
ricaines cette expression tendre et éthérée, l'épais-
seur, la longueur et la sécheresse des cheveux,
peuvent provenir de la sécheresse de l'air. On croit
avoir remarqué que l'agitation des Américains aug-
mente beaucoup avec le vent du nord-est. » Tl résulte
de ces faits que le développement grandiose et ra^-
pide de l'Amérique serait en grande partie le résul-
tat des influences physiques. De même qu'en Amé-
rique, les Anglais ont aussi donné naissance à un
nouveau type en. Australie, notamment dans la Nou-
velle-Galles méridionale. Les hommes y sont très-
grands, maigres et musculeux, les femmes d'une
grande beauté, mais très-passagère. Les nouveaux
colons leur donnent le sobriquet de Cornstalks (brins
de paille).
Le caractère de l'Anglais porte l'empreinte du
ciel sombre et nébuleux, de l'air pesant, des li-
mites étroites de son pays natal; l'Italien, au con^
340 FORCE ET MATIÈRE
traire, nous rappelle dans toute son individualité le
ciel éternellement beau et le soleil ardent de son.
climat. Les idées et les contes fantastiques des
Orientaux sont en rapport intime avec la luxuriance
de la végétation qui les entoure. La zone glaciale
ne produit que de faibles arbustes, des arbres rabou-
gris et une race d'hommes petits, peu ou point
accessibles à la civilisation. Les habitants de la zone
torride sont de même peu propres à une culture su-
périeure. Il n'y a que dans les pays où le climat, le
sol et les rapports extérieurs de la superficie terrestre
offrent une certaine mesure et un terme moyen, que
l'homme puisse acquérir le degré de culture intel-
lectuelle qui lui donne une si grande prépondérance
sur les êtres qui l'entourent *.
Comme le caractère et l'histoire des peuples dé-
pendent, en général, de la nature du pays et de
l'état social où ils ont pris leur développement,
l'individu de son côté n'est pas moins le pro-
duit, le résultat d'eflfets extérieurs et intérieurs de la
4. Môme dans celle culture Thomme resle toujours le produit
des rapports auxquels il est soumis. L'histoire nous fournit de
nombreux exemples de ce fait. Les mômes Romains qui^ à l'épo-
que de la république, avaient montré tant de vertus sublimes,
arrivés à Tempire se firent un honneur d'offrir leurs femmes et
leurs ûlles aux désirs de leurs maîtres et de leurs créatures. Cette
Rome aulrefors si rigide se remplit de tous les vices, de tous les
crimes. Aux époques pleines d'une agitation grandiose les grands
hommes et les caractères dignes d'admiration apparaissent en foule,
à d'autres moments il se produit une stagnation qui tue l'esprit et
rend impossible tout acte généreux.
Note de la 8« édition.
LE LIBHË ARBITRE 34t
nature, non-seulement quant à son existence physique
et morale, mais encore à tous les instants de sa vie.
Sa conduite dépend d'abord de son individualité in-
tellectaelle. Mais quelle est cette individualité intel-
lectuelle qui exerce son action d'une manière absolue
sur l'homme et détermine sa conduite dans tout acte
particulier, sans parler des circonstances extérieures
qui interviennent, de sorte que le libre arbitre n'y
joue qu'un rôle très-subordonné? Cette individualité
intellectuelle est-elle autre chose que le résultat né-
cessaire des dispositions corporelles et intellectuelles
avec l'éducation, l'instruction, l'exemple, la position,
la fortune, le sexe, la nationalité, le climat, le sol,
l'époque, etc.? L'homme est soumis àlamêmeloi que
les plantes et les animaux^ et cette loi se manifeste,
comme nous l'avons vu, en traits bien marqués dans
le monde primordial. De môme que la plante dépend
du sol où elle a pris racine, non-seulement par rap-
port à son existence, mais encore par rapport à sa
grandeur, sa forme et sa beauté, de même que l'a-
nimal est petit ou grand, apprivoisé ou sauvage,
beau ou vilain, selon ses rapports extérieurs, tel
qu'un entozoaire change de forme suivant l'animal
dans lequel il séjourne, de môme Thomme dans son
être physique et intellectuel est le produit des mêmes
rapports extérieurs, des mêmes accidents, des mêmes
dispositions et par conséquent n'est pas l'être spiri-
tuel, indépendant et libre que les moralistes dépei-
gnent. L'un a un penchant décidé à la bienveillance;
toutes ses actions dénoncent ce trait de caractère.
342 FORCE £T MATIÈRE
il est charitable 9 conciliant^ aimé de tout le monde^
et il n'a pas d'autre jouissance que de satisfaire ce
penchant. La probité est le trait caractéristique de
tel autre ; dans toutes les situations de sa vie il rem-
plira fidèlement ses devoirs et il mettra peut-être fin à
ses jours, s'il ne peut pas tenir sa parole. L'étourdi
est entraîné par sa disposition naturelle à des actions
qui le rapprochent du scélérat, et qui l'égalent
môme quelquefois à ce dernier. Un quatrième a le
caractère violent, destructeur, la raison et la ré-
flexion le retiennent à grand'peine dans les bornes.
Un cinquième a une grande affection pour les en-
fants, il est le meilleur des pères, l'ami le plus
tendre des enfants, tandis qu'un sixième, qui n'a
pas cette qualité, nous semble peut-être dur et in-
sensible. La vanité ou le désir de plaire peut deve-
nir la source des plus grands crimes ou des actions
les plus perverses, et la fermeté de caractère peut
conduire l'homme, doué de talents très-médiocres,
aux résultats les plus éclatants. Quelles perversités
et quels excès incroyables n'a pas déjà causés le
penchant de l'homme pour le surnaturel !
Toutes ces inclinations qui se développent tantôt
par des dispositions naturelles ou acquises, tantôt
par l'éducation, la culture, l'exemple, etc., exercent
une telle puissance sur l'homme que la réflexion ou
la religion n'y peuvent presque rien, et nous savons,
par expérience, que l'homme aime à suivre ses pen-
chants. Nous secourons un homme souffrant non
parce que les lois de la morale le veulent, mais parce
LE LIBRE ARBITRE 343
que la compassion nous y porte. Auerbagh fait dire
à un de ses personnages : « Les actions des hommes
ne dépendent nullement de ce qu'ils pensent de
Dieu, etc., ils agissent selon leurs inspirations et
leurs habitudes. » Il arrive très-souvent qu'un
homme connaissant son caractère, et sachant les
fautes qu'il fera, etc., est incapable de lutter avec
succès contre cette force intérieure. Aussi les nom-
breuses et étranges contradictions dans la nature
morale de l'homme, piété ou amour pour les enfants
sans bienveillance, sentiments moraux jusqu'à l'at-
tendrissement dans les plus grands criminels, ne
peuvent s'expliquer que par cette impulsion natu-
relle.
Non-seulement la nature morale de l'homme,
mais aussi chacune de ses actions, à moins qu'elle
n'émane de cette nature elle-même, est en partie dé-
terminée et dominée par des influences physiques,
qui limitent le libre arbitre. Qui ne sait quelle force
exercent les influences du climat et de la tempéra-
ture sur notre esprit, et qui n'en a fait l'expérience
sur soi-même ? Nos résolutions varient avec le ba-
romètre, et une foule de choses que nous croyons
avoir accomplies par notre volonté n'ont été peut-
être que les résultats de ces conditions accidentelles.
Les dispositions corporelles exercent aussi une
influence presque irrésistible sur nos dispositions in-
tellectuelles et sur nos résolutions. * Le jeune homme,
dit Krahmer, a d'autres idées que le vieillard,
l'homme couché pense autrement que l'homme de-
341 FORCE ET MATIÈRE
bout, celui qui a faim autrement que celui qui est
rassasié, celui qui est bien disposé autrement que
celui qui est triste et irrité, etc. » Nous croyons avoir
indiqué auparavant les funestes influences qu'exer-
cent sur la pensée et les actions des hommes les
maladies des organes. Les crimes les plus affreux
ont été souvent provoqués, sans la volonté de leurs
auteurs, par des dispositions corporelles anomales.
Ce n'est que de nos jours que la science a jeté
quelque lumière sur ces faits singuliers, et elle a
trouvé des maladies dans certains cas, où l'on n'au-
rait nullement douté autrefois du libre arbitre de
l'individu.
En conséquence tous ceux dont les regards pénè-
trent au fond des choses ne peuvent nier que l'idée
du libre arbitre de l'homme ne doive être restreinte,
en théorie et en pratique, dans les limites les plus
étroites. L'homme est libre, mais avec les mains
liées, il ne peut dépasser certaines bornes que la
nature lui a assignées. « Car ce qu'on appelle libre
arbitre, dit Cotta, n'est que le résultat des motifs
les plus forts. On a constaté que le plus grand nom-
bre des crimes contre l'État ou la société sont le ré-
sultat des passions ou de l'ignorance, provenant
d'une instruction défectueuse ou d'une faiblesse in-
tellectuelle, etc. L'homme instruit sait éviter les ob-
stacles qui le gênent sans violer la loi ; mais l'homme
non cultivé n'a d'autre moyen que le crime pour se
tirer d'affaire; il est la victime de sa position. A
quoi sert le libre arbitre à celui qui yole, qui assas-
LE LIBRE ARBITRE â4S
sine par nécessité? Quel est le discernement de
l'homme dont le naturel destructeur, dont la dispo-
sition à la cruauté est grande, et dont les facultés in-
tellectuelles sont faibles? La faiblesse d'esprit, l'in-
digence et le manque d'éducation sont les trois
causes principales des crimes. Les criminels sont
pour la plupart des nlalheureux plus dignes de pitié
que de mépris^. »
Nous touchons à un point que nous ne pouvons
passer sous silence, quoiqu'il semble étranger à nos
recherches théoriques par sa signification toute pra-
tique. Une étude de la nature et du monde exempte
de préjugés et basée sur des faits innombrables a fait
reconnaître que les actions des hommes en général et
de l'individu en particulier, étaient déterminées par
l'existence de certaines nécessités physiques qui assi-
gnent au libre arbitre les limites les plus étroites. De
là on s'est avisé de conclure que les partisans de cette
doctrine voulaient nier le discernement du crime,
absoudre tout criminel et précipiter la société dans
l'anarchie. Nous allons aborder de suite la dernière
partie de -ce reproche, que d'ailleurs on a déjà fait
mille fois aux sciences naturelles, et pour d'autres
motifs encore. Quant à la première partie, elle est
1. Selon les recherches de Saure (Ann. méd. psych.) sur les
causes de l'aliënalion mentale dans les prisons, il y a* la plus
grande analogie entre les aliénés et une certaine classe de pri-
sonniers composée de gens d'une organisation vicieuse ; Saure
croit qu'il vaudrait mieux placer une partie de la population des
prisons à l'hôpital des fous. Selon le même auteur, le nombre des
condamnations d'aliénés est considérable au xix^ siècle.
346 FORGE ET MATIÈRE
trop absurde pour valoir la peine d'une réfutation.
Jamais système scientifique n'a démontré avec plus
d'évidence la nécessité d'un ordre social et politique
que celui auquel les sciences naturelles doivent leurs
progrès, et jamais naturaliste moderne n'a voulu
contester à l'État le droit de légitime défense, ou de
repousser les attaques dirigées contre la société.
Mais les partisans des idées modernes croient sans
. doute devoir, par rapport au crime, tirer des conclu-
sions différentes; ils voudraient bannir cette haine
lâche et irréconciliable que TÉtat a afiSchée pour le
perturbateur jusqu'à nos jours. Quiconque est péné-
tré de ces idées, ne peut réprimer un sentiment de
pitié pour le malheureux qui a causé le désordre,
tout en repoussant avec horreur l'action qui peut
troubler l'ordre social. Ému par un sentiment vrai-
ment humain il préfère les mesures qui préviennent
le crime à celles qui le punissent.
Depuis que les résultats généraux de la philoso-
phie des sciences naturelles ont pénétré dans le
peuple, on a feint d'appréhender les plus grands
dangers pour la société par suite de leurs tendances
matérialistes. On a eu l'outrecuidance de prédire la
destruction de toutes les idées morales et par consé-
quent la ruine de la société et un hélium omnium
contra omnes. Il n'y a que l'ignorance complète
des ressorts de la société qui puisse faire craindre
une telle catastrophe. Dans tous les temps on a fait
les mêmes tirades et les mêmes prédictions, sans
qu'elles se soient jamais réalisées. La société repose
LE LIBRE ARBITRE 3&7
sur des fondements plus solides que ne lui supposent
ces faux prophètes. Il serait aisé de démontrer que
le naturalisme ne méconnaît pas les idées morales,
en tant qu'elles servent de fondement à la société, et
que cette théorie ne peut porter la moindre atteinte
à son existence. Une telle discussion nous ferait
sortir des bornes de notre sujet. Nous pouvons ce-
pendant indiquer en partie la voie qu'aurait à suivre
celui qui voudrait être plus amplement édifié à cet
égard. La société repose sur les principes de néceâ-
sité et de réciprocité. Le principe de nécessité est
identique aux causes qui enchaînent le libre arbitre ;
la diversité des idées générales sur le monde ne mo-
difie pas directement ce principe, mais n'a d'in-
fluence sur lui que médiatement, et dans ce cas cette
influence est très-faible* Mais tant que le principe
de la nécessité n'exerce pas son action, il est rem-
placé par un rapport de réciprocité.
Ce principe représente un mécaniôme aussi com-
pliqué, que le rapport souvent mentionné des ma-
tières et des forces de la nature. Vouloir reconnaître,
expliquer ou diriger ce mécanisme^suivant un prin-
cipe général, est à nos yeux une chose impossible.
Toutefois^ à notre point de vue, nous croyons pou-
voir soutenir, que les idées de Dieu et du monde ou
les motifs moraux qui doivent disparaître devant le
naturalisme, n'exercent qu'une influence impercep-
tible sur la marche de la société. Encore faut-il
s'étonner que notre société soit si chatouilleuse à
l'égard de certaines vérités démontrées par les
34d FORGE ET MATIËtlË
sciences, elle dont la vertu sociale n'est qu'une
hypocrisie déguisée sous le voile de la morale. Qu'on
jette un regard impartial sur cette société, et qu'on
nous dise si elle agit par des motifs vertueux, ou
seulement moraux? N'est-elle pas, en effet, un hél-
ium omnium contra omnes ? Ne ressemble-t-elle pas
à une course où chacun fait son possible pour sur-
passer l'autre et l'anéantir ? Ne pourrait-on pas dire
de cette société, ce que Burmeister dit des Brési-
liens : « Chacun fait ce qu'il croit pouvoir commettre
impunément, trompe, dupe les autres et en abuse
autant qu'il peut, persuadé que les autres lui en fe-
raient autant. Celui qui agirait autrement serait
traité d'imbécile et de sot. » N'est-ce pas l'égoïsme
le plus raffiné qui met en mouvement le mécanisme
social, et des hommes distingués qui connaissent la
société européenne, ne nous en dépeignent- ils pas
sans cesse la lâcheté, la déloyauté et l'hypocrisie?
Celui qui sait apprécier les idées que nous défen-
dons, et que poursuit à outrance toute la clique des
pharisiens, des hypocrites, des jésuites, des mysti-
ques, des piétistes, peut se représenter un édifice so-
cial plus parfait et basé sur la dignité et l'égalité de
tous les hommes. Au reste l'antiquité nous offre déjà
en partie un spectacle pareil.
Quelles que soient les idées que nous ayons sur le
monde et Timmortalité, la société ne périra pas pour
cela. Et si nos idées étaient fausses, si on ne pouvait
débarrasser la partie éclairée de la société de ses
préjugés, sans causer dommage à la société entière.
LE LIBHË ARBITRE 349
la science et la philosophie empiriques pourraient
toujours répondre : que la vérité est au-dessus de
toutes les choses divines et humaines, et qu'il n'y a
pas de raisons assez fortes pour la repousser. « La
vérité, dit Voltaire, a des droits imprescriptibles;
comme il est toujours temps de la découvrir, il n'est
jamais hors de saison de la défendre. »
CONCLUSfON
Les hommes se tromperont toujours
quand ils abandonneront Texpérience pour
des systèmes enfantés par l'imagination...
L'homme est l'ouvrage de la nature, il
existe dans la nature, il est soumis à ses
lois, il no peut s'en affranchir, il ne peut
même par la pensée en sortir; c'est en vain
que son esprit veut s'élancer au delà des
bornes du monde visible, il est toujours
forcé d'y rentrer.
Système de la nature.
« Il y aura bientôt vingt ans, dit Goethe dans ses
œuvres posthumes, que les Allemands sont livrés
au transcendantalisme. En s'en apercevant un jour,
ils se trouveront bien bizarres. » Le temps semble
approcher où ce changement doit avoir lieu. Lessys*
tèmes de philosophie métaphysique, annoncés avec
tant de bruit dans les dernières années, ont été enter-
rés plus vite qu'on ne s'y attendait, et c'est principa-
lement aux sciences que nous en sommes redeva-
bles. Ce résultat est d'autant plus significatif qtie
Tinfluence que les sciences naturelles ont exercée sur
le développement des doctrines philosophiques^ n*a
été jusqu'à nos jours qu'une influence indirecte. Le
CONCLUSION 351
vrai savoir est modeste, et c'est peut-être pour cette
raison que nos naturalistes modernes, qui auraient
eu le droit et l'obligation, après la chute de l'an-
cienne école philosophique de la nature, d'appliquer
à la philosophie le critérium des sciences exactes,
ont dédaigné, pour la plupart, d'employer, les
armes accumulées dans le riche arsenal des con-
naissances scientifiques, pour combattre le surna-
turalisme, l'idéalisme et le spiritualisme. Ce n'est
que de temps à autre qu'un rayon isolé, sorti de
l'atelier de ces laborieux ouvriers, éclairait la
mêlée philosophique, mais chaque fois pour en
augmenter encore la confusion. Ces éclairs isolés
cependant suffisaient pour mettre en émoi le camp
des idéologues; quelques-uns, saisis de la crainte
d*un avenir menaçant, y opposaient une défense
isolée et précipitée. Il est comique de voir les sur-
naturalistes et les idéalistes se mettre partout en
défense, avant que personne les ait sérieusement
attaqués. Dans le camp opposé personne n'a encore
donné le signal^ et déjà on court aux armes. En
peu do temps le combat sera général*. La victoire
pourra-t-elle être douteuse ? Les adversaires du ma-
térialisme physique et physiologique ne pourront
pas résister à ses armes solides ; le combat est trop
inégal. Le matérialisme ë' appuie sur des faits visi-
4. Les allusions et les pressentimenis de l'auteur ont été çn-
lièrement confirmés, peu après Tapparilion de la première édition
de ce livre. Ces questions ont pris de telles proportions qu'elles
ont causé une agitation scientifique générale, qui, sans exagéra^
lion, fera époque;
352 FORCE ET MATIÈRE
bles et palpables, ses adversaires sur des conjectures
et des hypothèses. Mais Thypothèse ne pourra jamais
servir de base à un système scientifique. L'hypothèse,
dans le sens étendu que la spéculation philosophique
emploie, quitte le seul terrain solide pour connaître la
vérité, la perception des sens, et s'élève à des régions
qui n'existent pas, ou qui sont inaccessibles à notre
intelligence. Agissant sans plan, l'hypothèse philoso-
phique ne parviendra jamais à un but; car au delà des
bornes du monde visible, seul accessible à l'intelli-
gence, notre imagination peut créer toute sorte de
rêves qui, entièrement dépourvus d'existence objec-
tive, ne peuvent donner lieu qu'à des théories sub-
jectives et, par conséquent, hypothétiques. Celui qui
aime l'hypothèse, peut s'en contenter. Le naturaliste
ne le peut et ne le pourra jamais. « Il ne connaît
que les corps et les propriétés des corps ; tout ce qui
est au delà, est transcendantal pour lui, et il regarde
avec raison le transcendantalisme comme l'égare-
ment de l'esprit humain. » (Virghow.)
Celui qui rejette l'empirisme, rejette toute con-
ception humaine en général, car toute pensée, toute
conception qui n'a point pour base les faits, est en
réalité une chimère (non ens). La pensée et l'objet
peuvent tout aussi peu être séparés, que la force et
la matière, que l'âme et le corps, et un esprit imma-
tériel est une supposition sans base réelle. Si l'esprit
de l'homme avait en réalité des connaissances
métaphysiques indépendantes du monde réel, il
faudrait qxxo les notions des métaphysiciens fussent
CONCLUSION 353
aussi concordantes et aussi certaines que celles des
physiologistes sur la fonction d'un muscle, ou celles
des physiciens sur la loi de la gravitation, etc. :
mais au lieu d'une telle concordance, nous ne trou-
vons que des idées obscures et des contradictions.
« Si la philosophie, dit Virghow, veut être la
science de la réalité, elle ne peut marcher que dans
la voie des sciences naturelles, et ne peut chercher
les objets de ses investigations et de ses connais-
sances que dans Texpérience. Elle deviendra alors
non-seulement dans son contenu, mais aussi dans sa
méthode, science naturelle, et ne différera de cette
dernière que par son but, qui est la recherche du
plan de l'univers ou la connaissance de l'absolu;
tandis que l'étude de la nature ne se propose que
des objets concrets, et regarde comme le but su-
prême de ses efforts, la connaissance de l'esseijice
de l'individualité. Or l'exemple de tous les temps
a démontré combien la tendance prématurée vers
l'abstrait est stérile, et la voie pour connaître l'ab-
solu, désespérante. »
Que chacun juge maintenant si l'on peut con-
tester aux sciences naturelles le droit de se mê-
ler des questions philosophiques. Chaque jour, des
écrivains de tout genre demandent qu'on assigne
des limites aux sciences naturelles ; mais ceux qui
le demandent ne savent pas ce qu'ils disent; ils
n'ont que la crainte instinctive quç ces sciences ne
renversent subitement et à jamais leurs idées suran-
nées. Une science n'a d'autres limites que celles
553
a54 FORCE KT MATIÈRE
qu'elle se trace elle-même; aussi loin que porte
sa vue, elle a le droit imprescriptible de parler, et'
jamais droit u'a été plus légitime que celui des
sciences naturelles, qui peut-être dans Tavenir res-
teront seules debout de toutes les connaissances
humaines. Quant à nous, nous regardons toute
discussion basée sur de simples à priori de la rai-
son ou du sentiment et non conforme aux résul-
tats des sciences naturelles, comme un amas de
phrases. La philosophie spéculative, trop faible pour
combattre les faits que le naturalisme lui oppose,
cherchera-t-elle son salut dans ces hauteurs méta-
physiques qui sont inabordables? Imitera-t-elle
cet animal qui cache sa tête pour échapper au
danger qui le menace? Ce n'est pas par un mé-
pris aristocratique qu'on vaincra un ennemi bien
armé.
Il nous semble aussi d'une pruderie déplacée de
la part de quelques savants distingués de conseiller
d'éviter ces questions, parce qu'ils croient que les
matériaux de l'empirisme ne suffisent pas pour ré-
pondre péremptoirement à des problèmes méta-
physiques. Sans doute, ce matériel ne suffit pas, et
il ne suffira jamais, pour résoudre ces questions
d'une manière positive ; mais il est plus que suffi-
sant pour les résoudre d'une manière négative, et
metlre fin à la domination de la philosophie méta-
physique. Celui qui combat l'hypothèse dans les
sciences naturelles est obligé de la bannir du do-
maine de la philosophie. L'hypothèse peut soutenir
CONCLUSION 385
que la pensée et l'objet ont été autrefois séparés,
l'empirisme les déclare indissolubles.
Nous devons constater ici que la tendance maté-
rialiste des sciences naturelles a été récemment
l'objet d'une attaque publique, de la part d'un natu-
raliste distingué, à la grande surprise du monde
savant en Allemagne. A la vérité cette attaque
ressemble plutôt à un acte de désespoir; car ce
savant, assez pourvu de connaissances positives pour
reconnaître l'impuissance de l'idéalisme philosophi-
que, a commencé par avouer que toute résistance
serait vaine. Ce ne fut pas par des faits qu'il essaya
de combattre un ennemi si redoutable; il savait que
les faits décident en faveur du parti opposé — il le
fit donc par un détour que nous appelons ordinaire-
ment un faux-fuyant et voulut combattre par des
conséquences morales des vérités constatées par les
sciences. Cette manière de discuter est si peu con-
forme à la science, qu'il est étonnant qu'un profes-
seur ait fait une telle faute dans une assemblée
de savants. La récompense méritée d'une telle
conduite ne s'est pas fait attendre ; l'assemblée
a accueilli ces propos avec une indignation gé-
nérale, d'après les rapports positifs qui ont ra-
conté cette scène. « La morale, s'écria le profes-
seur et conseiller de la cour , Rodolphe Wagner,
dans l'assemblée des naturalistes et des médecins
allemands à Goettingue, la morale qui découle
du matérialisme scientifique se résume en ces mots :
Mangeons et buvons, demain nous ne serons plus.
dS6 FOHCE ET MATIÈHE
Toutes les grandes et nobles pensées sont de vains
rôves, des fantasmagories, des jeux d'automates à
deux bras, courant sur deux jambes et se décomposant
en atomes chimiques, pour se combiner de nou-
veau, etc., semblables à la danse d'aliénés dans une
hôpital de fous, sans avenir, sans base morale, etc. »
L'idée fondamentale qui a provoqué cet accès de co-
lère, se juge aussi facilement par elle-même que par
ce que nous avons dit dans les chapitres précédents.
Vouloir inférer d'un principe reconnu vrai, parce que
des gens insensés peuvent en tirer de fausses consé-
quences, la fausseté de ce môme principe, est une
tactique connue. « Si M. Wagner, dit M. Reclam
(Musée allem.), veut admettre ce principe comme
règle générale, il faut défendre les allumettes chi-
miques, car elles peuvent causer un incendie — il
faut lancer des mandats d'arrêt contre les locomoti-
ves, car elles ont déjà passé sur le corps de beau-
coup de personnes — et il faut défendre de bâtir
des maisons à plusieurs étages, pour que personne
jie tombe des fenêtres. »
Prétendre que le matérialisme scientifique change
toutes les nobles et grandes idées en vains rêves,
qu'il n'a ni base morale ni avenir, est une supposi-
tion tellement arbitraire et gratuite, qu'elle nous
dispense d'une réfutation sérieuse. De tout temps il
y a eu de grands philosophes qui ont enseigné ces
idées ou des idées semblables, sans avoir été ni fous,
ni brigands, ni assassins, ni livrés au désespoir.
Aujourd'hui nos plus laborieux ouvriers dans J^s
GOiNCLUSION 357
sciences, nos plus infatigables physiciens professent
des idées matérialistes, sans justifier la supposition
de M. Wagner. Le désir constant d'enrichir leur
esprit des connaissances les plus variées, la re-
cherche de la vérité et la conviction de la nécessité
d'un ordre social et moral les dédommagent ample-
ment des prétendues compensations de la religion et
de la vie future qui font l'espoir et la consolation du
vulgaire. Si pourtant notre théorie, devenue plus
générale, devait contribuer à augmenter cette soif de
jouissance, qui d'ailleurs a existé dans tous les temps
et est peut-être aujourd'hui plus grande que jamais,
nous pourrions facilement nous en consoler. Car de
tout temps on a recherché les jouissances matérielles;
il n'y a, sous ce rapport, d'autre différence entre le
présent et le passé que le plus ou moins de sincérité
dans la poursuite d'un but identique. En réalité, on
pense et on agit toujours de même, et personne ne
cherche aujourd'hui la privation quand il peut se
procurer la jouissance. Si quelques-uns prennent un
air dévot, ils ne sont pas sincères, leurs actions dé-
mentent leurs paroles. Mais tandis que l'antiquité
mettait sa philosophie et ses actions dans un rapport
harmonieux nous prenons une mine hypocrite pour
paraître autres que nous ne sommes. « L'hypocrisie
de l'illusion qu'on se fait à soi-même, dit Feuerbagh,
est le vice capital de notre temps. »
Qu'il nous soit permis en dernier lieu de faire
abstraction de toute question de morale et d'utilité.
L'unique point de vue qui nous dirige dans cet
358 FORGE ET MATIÈUE — CONCLUSION
examen, c'est la vérité. La nature n'existe ni pour
la religion, ni pour la morale, ni pour les hommes;
elle existe par elle-même. Que faire, sinon la
prendre telle qu'elle est ? Ne serions-nous pas ridi-
cules, si nous voulions pleurer comme des enfants,
parce que nos tartines ne sont pas assez beurrées ?
« L'étude empirique de la nature, dit Gotta, n'a
pas d'autre but que la recherche de la vérité, que
celle-ci soit consolante ou désolante, selon les idées
humaines, qu'elle soit esthétique ou non, logique ou
non, qu'elle soit conforme ou contraire à la raison,
nécessaire ou miraculeuse. »
«
NOTE DE LA HUITIÈME ÉDITION
PRISE DANS LE TEXTE DE LA PREMIÈRE
Il est malheureux que cette nécessité absolue de
la vérité, ne convienne pas à tout le monde, et qu'on
aime à la faire dépendre de l'unité ou du bon plaisir
de chacun. Il en résulte plus d'une difficulté pour
ceux qui la cultivent. Un grand poôte persan a très-
bien décrit cette tendance singulière par les paroles
suivantes :
« Renoncez à l'intelligence et aux devoirs
qu'elle vous impose, soyez fous, car le fou seul
peut être gai ! Un bonheur éternel comme ce-
lui que le rossignol sent près de la rose, trans-
porte le cœur de l'homme, qui échappe aux
peines de la sagesse et fuit l'aiguillon de la
pensée. Bienheureux par l'erreur, jouissons
d'une félicité tranquille, en bénissant Dieu et
en louant notre destinée ! »
C'est le privilège du poëte, de concevoir la nature
des choses dans la plus grande simplicité possible
3 FORGE ET MATIÈRE
et sans les voiler de tous les accessoires à F aide des-
quels Terreur ou le calcul ont obscurci de tout temps,
et pour la plupart des hommes, le langage simple
de la nature. Cependant le poète lui-même n'a pu se
soustraire à cette inquiétude et à ces douleurs de
l'âme, intelligibles seulement pour celui qui a dépassé
certaines limites de la connaissance. Sans doute ce
n'est pas sans raison qu'il chante le bonheur de l'igno-
rance, mais il a tort d'en rendre grâces à Dieu. Il n'y
a que l'homme instruit qui puisse proclamer heu-
reux ceux que l'état borné de leur intelligence
maintient dans l'erreur; c'est pour lui seulement
que la douleur de la connaissance existe, tandis
que c'est la nature môme de l'erreur de ne pouvoir
être connue ni même pressentie par l'esprit qui en
souffre. Sentant profondément ce contraste et son-
geant peut-être à la vie molle et rêveuse de l'Orient,
le Persan a pu vanter ces douces jouissances aux
dépens des recherches pleines d'inquiétudes. Ce
n'est pas là la nlanière de penser et de sentir du
monde européen; pour nous une vie sans actions et
sans combat n'a pas de prix. La vérité a un charme
qui lui est propre et à côté duquel tous les autres
intérêts humains disparaissent facilement. C'est
pourquoi chez les nations civilisées de l'Occident
elle aura toujours des partisans dévoués et des per-
sécuteurs acharnés. Nulle défense, nulle difficulté
ne sauront entraver sa marche pour longtemps; au
contraire le poids des contrariétés ne sert qu'à la
fortifier. L'histoire entière du genre humain donne
NOTE DE LA HUlTir.ME ÉDITION 36i
la preuve continuelle de cette assertion, malgré le
nombre immense de folies, qui s'y succèdent sans
cesse. Sous les mains mêmes de l'inquisition, Galilée
prononça sa parole célèbre et répétée mille fois avec
enthousiasme :
Ë pur si muove I
TABLE DES MATIÈRES
Force et matière 50
Immortalité de la matiôre 68
Immortalité de la force 76
L'infini de la matiôre 84
Dignité de la matière 90
L'immutabilité des lois de la nature 06
L'universalité des lois de la nature 108
Le ciel , 115
Les périodes de la création de la terre 121
Génération primitive 129
Destinée des êtres dans la nature 163
Cerveau et âme 183
La pensée 216
Siège de l'âme 222
Idées innées 240
L'idée de Dieu 272
Existence personnelle après la mort 284
Force vitale 307
Ame animale 322
Libre arbitre 336
Conclusion 350
Iz( auoixo
o\ - /rv
J